Hier, nous avons regagné le plateau après un séjour de quinze jours à Lumio, petit village de Balagne, accroché aux flancs de la montagne. Nous avons vécu au rythme de notre dernière nièce, adorable petit ange aux boucles d’or. Cela a permis de redonner aux ados un rythme circadien plus équilibré. Cette année, pas une seule fois, je n’ai vu de larguages de parachutistes du 2ème REP au-dessus de la baie de Calvi. Cette année, par bonheur, pas d’incendie. Je vous raconterai plus longuement nos aventures en Haute-Corse dans une prochaine chronique.
Hier, à notre arrivée, Fantôme nous a réservé un accueil très expressif. Une délicieuse tarte quetsches et abricots nous attendait ainsi qu’un flan de courgettes. Une grand-mère six gallons avait pris soin de Fantôme, du jardin et m’avait remplacée auprès de Muguette. Le dîner était tout droit sorti de son potager: courgette, oeufs et pommes de terre. Louis s’est rué sur la télévision pour remettre en route Fortnite. Céleste a épluché le courrier posé sur la commode de l’entrée et Victoire était ravie de découvrir sa chemise spéciale rentrée.
Ce matin, avant de dire au revoir à notre maman et d’accueillir ma première patiente, j’ai pu aller, avec Fantôme, voir Muguette et Pepétte, Kiki et Nénette. Les champs sont toujours couverts de chaume mêlée à la terre. Le ciel était gris. Le soleil, une grosse boule rouge. Un chevreuil se tenait immobile à l’orée d’un bois. Pas de doute, j’étais bien rentrée. Les enfants ont fait le point sur les fournitures scolaires et remis de l’ordre dans leurs chambres. Quatre nuits que le contrôleur me tire sans ménagement de mon sommeil et m’abandonne sans scrupule sur un quai de gare en pleine nuit. Pour avoir une petite chance de voir se profiler la silhouette d’un autre train, je m’efforce d’évacuer tout ce qui m’inquiète à l’approche de cette nouvelle rentrée. Cette nuit, j’ai attendu trois heures.
Avant la chronique corse, je ressors ce texte publié l’an dernier à la même époque. J’avais fait à Céleste la promesse de les conduire à Paris Valentine, Victoire et elle le temps d’un week-end. Je n’ai encore jamais réussi à partager avec Stéphane ce lieu incroyable qu’est le Pavillon des Canaux. Je pense encore à ce manteau jaune. Alice est sortie de ma vie, cette fois, je crois, pour toujours. Constance et moi n’avons pas encore réussi à nous retrouver lors de son séjour en Europe.
Un grand soleil rose se lève sur un plateau roussi par des semaines de chaleur. Les champs nus se couvrent de petites marguerites. Les chevreuils profitent de ces derniers jours de paix avant le retour des chasseurs et de leurs chiens. Nos deux noisetiers n’ont donné que des coques vides ou piquées par les vers. Traditionnellement, en cette fin d’été, on peut voir nos enfants accroupis sous les arbres et cassant avec des pierres les coques pour en extraire les noisettes fraîches au goût si délicieux. La pluie d’hier a fait remonter des odeurs de terre chaude, d’herbe humide et d’humus. Dans le jardin, les rosiers donnent leurs dernières fleurs. Ce matin, Fantôme et moi avons été si malheureux de constater que la croix blanche, située non loin de la ferme et du gîte des Bernard, gisait sur le bas côté en cinq morceaux. Difficile d’imaginer que c’est l’usure du temps qui a eu raison d’elle. Elle était le seul témoignage de la foi chrétienne sur le plateau. Je me fâchais contre les enfants qui cherchaient à l’escalader et n’aimait pas que Fantôme lève la patte sur le socle. Elle servait de lieu de rendez-vous aux habitués et de balise pour ceux qui auraient pu se perdre à travers champs. Je souhaite qu’elle puisse être réparée et retrouver sa place.
Il est dix heures. Ma semaine est calme. Les filles dorment encore d’un sommeil profond. Louis suit, sur Arte, un documentaire retraçant l’ascension du Cervin. Il est captivé. Au fond du jardin, Stéphane travaille. Fantôme, lui, se repose au pied de l’escalier. Bientôt, j’irai réveiller les filles. Il est temps qu’elles retrouvent un rythme de vie plus adapté à la reprise des cours. Cette année, notre aînée entre en seconde et notre benjamin en sixième. Dans les deux cas, l’accompagnement parental va s’imposer! Céleste a traversé ses années collège avec une décontraction déconcertante et n’a absolument pas travaillé son brevet. Son attitude a créé beaucoup de tensions entre nous. Louis, de son côté, excelle dans ce qu’il entreprend jusqu’au moment où il rencontre une difficulté et se bloque jurant qu’il est nul, trop nul, si nul qu’il ne fera jamais rien de sa vie…Une telle crise peut durer une soirée entière. Quant à notre cadette, elle sera en quatrième et a toujours fait preuve d’une remarquable autonomie dans son travail. Alors que notre aînée qui aura quinze ans le quinze septembre s’est incroyablement assagie, sa soeur se sent enfin l’espace de laisser exploser une nature à la fois clownesque et tourmentée et arbore avec fierté un blouson en cuir noir! Le shampooing colorant « aubergine » qu’elle s’était amusée à appliquer dans ses cheveux châtains avant la marche dans les Cévennes s’estompe. Notre aînée ne s’inquiète absolument pas de devenir lycéenne. Son petit frère, lui, est plus préoccupé mais il a sa soeur collégienne pour le seconder en cas de besoin. Hier, Céleste a aidé son frère à préparer ses fournitures scolaires et, en s’appuyant sur un cahier de liaison, elle a expliqué à Louis et à son meilleur ami l’organisation de la vie au collège. Les aînés essuient les plâtres, n’ont personne pour leur ouvrir la voie, les guider. C’est dans la traversée de toutes ces expériences nouvelles qu’ils tirent une partie de leur confiance en eux.
Dimanche soir, nous sommes rentrés de Paris. Voici de longues semaines, j’avais promis à Céleste que nous renouvellerions notre séjour de mai 2017. J’avais conduit à Paris Céleste, Victoire et deux amies de notre aînée. Je n’avais pas pu retourner à Paris depuis les premiers jours de janvier. Paris m’avait beaucoup manqué et j’avais noté dans un carnet ce que j’aimerais y faire quand, enfin, je pourrais me libérer d’Ar-Men et du plateau. Avant que nous ne partions, j’ai longuement réfléchi à des choses qui pourraient retenir l’attention de trois jeunes adolescentes. Je n’ai pas envisagé un seul instant de leur faire arpenter les couloirs du Louvre ou de les conduire au musée de l’armée. J’ai retenu l’exposition d’un collectif composé d’artistes, de programmateurs, d’ingénieurs, d’animateurs 3D, de mathématiciens et d’architectes installée dans la Grande Halle de la Villette. Dans cette exposition tout à fait unique en son genre, le collectif invite les grands et les petits à vivre une expérience originale consistant à interagir avec des oeuvres numériques hors normes. J’ai également envisagé un déjeuner au Pavillon des Canaux, 39, quai de la Loire, dans le dix-neuvième arrondissement. J’ai découvert ce lieu tout à fait par hasard en feuilletant les pages d’un magasine auquel je suis fidèle « Flow ». En 2013, la mairie de Paris a lancé un appel d’offres pour sceller le sort de l’ancienne maison du directeur des écluses. Depuis cent trente ans, le pavillon, vidé et désaffecté, sommeillait. L’appel d’offre a été remporté par l’agence Sinny&Ooko spécialisée dans la création et la gestion de « tiers-lieux », un lieu de rencontres et de partage, de création et de diffusion. De mon côté, profitant d’un matin où les enfants se reposent, j’aimerais aller voir l’exposition du Petit Palais sur « les impressionnistes à Londres ».
Si je reprends mes consultations le lundi, j’organise mon agenda pour partir le jeudi soir. Les filles sont ravies de prendre place dans l’Intercités qui va nous mener jusqu’en gare de Paris-Bercy. Nous sommes installés dans un wagon à l’ancienne: huit places dans un espace clos. Nous le partageons avec une maman et ses deux enfants, une jeune adolescente qui entre en cinquième et un petit frère qui sera en CE2 à la rentrée. Très vite, nous nous mettons à bavarder. Les parents de la maman sont espagnols, originaires de la Galice où les hommes portent le kilt et jouent de la cornemuse. Elle m’explique que c’est à Franco que l’on doit cette vision d’une Espagne mono-culturelle réduite à la tauromachie et au flamenco. Elle a grandi dans le cinquième, non loin de la mosquée de Paris. Ses enfants et elle ont la double nationalité. Si, depuis son divorce, elle vit à Gentilly, elle enseigne l’espagnol dans un collège privé du cinquième arrondissement. Elle a commencé sa carrière par dix années dans un foyer pour jeunes délinquants. Une sacrée école de la vie! C’est une très belle femme aux formes épanouies, brune aux yeux bleu-vert. Elle porte ses cheveux relevés en un chignon dont de nombreuses mèches s’évadent. Sa fille, d’une étonnante maturité, envisage d’étudier le droit pour devenir commissaire de police. Cette toute jeune fille qui brûle d’une intelligence assez exceptionnelle m’explique qu’elle n’aura jamais d’enfant car c’est trop compliqué. La maman décode: la séparation entre les parents s’est très mal passée et se passe encore mal. Le père ne s’investit plus. Si le petit frère qui était encore un bébé quand ses parents se sont séparés semble paisible, nul n’est besoin d’être devin pour ressentir les tourments de sa grande soeur. Je souhaite à cette toute jeune fille de trouver la voie qui lui permettra d’apaiser l’incendie qui la consume. J’ai toujours envié les personnes qui ont la chance de grandir dans une double nationalité et de posséder deux langues, deux cultures, deux héritages. Quelle richesse! Quelle chance pour l’avenir! Je pense à notre nièce franco-roumaine qui maîtrise le roumain, le français et l’anglais. Je pense aussi à nos neveux qui ont vécu trois ans aux Etats-Unis. Je pense à une cousine germaine de Stéphane dont les deux enfants ont appris dés la naissance le français, l’anglais et le roumain. Je pense encore aux fils de Natalie, la marraine anglo-libanaise de Victoire qui parlent le français, l’anglais, le chinois (ils ont passé plusieurs années à Singapour), l’arabe et doivent posséder des rudiments en arménien.
La maman aux si beaux yeux nous recommande la visite du musée du chocolat à Bonne-Nouvelle et, de mon côté, je lui parle de ce spectacle qui a retenu mon attention et pour lequel je vais prendre des places: « Frères » de la compagnie les Maladroits. Deux frères racontent le parcours de leur grand-père et de sa fratrie dans l’Espagne en guerre, du coup d’état de Franco à l’exil vers la France. Ils parlent de la Retirada depuis la cuisine de leur appartement transformant les objets du quotidien en protagonistes de la guerre civile. Alors que notre train entre en gare, je pense à tout ce qu’on peut apprendre de la vie d’un être en cinquante minutes passées dans un wagon! Les filles s’étonnent qu’avant de nous quitter, nous n’échangions pas nos numéros de téléphone. Je mentirais si je disais ne pas y avoir pensé!
Les affaires déposées dans l’appartement de Catherine et Valentin, les parents de notre nièce franco-roumaine, les lits faits, nous marchons jusqu’à l’île Saint-Louis en longeant Notre-Dame. De gros rats viennent se nourrir dans les poubelles. Je songe au Moyen Age, à la peste noire et à notre mère qui a ces animaux en horreur. Comme toujours, chez Berthillon, les glaces ou les sorbets se méritent car la file d’attente est longue. Les températures ont brutalement plongé. Si j’ai froid avec mon gilet, « mes » trois adolescentes, elles, en tee-shirt, semblent très réchauffées. La dame qui prépare les glaces est charmante. Elle est impatiente, bientôt, de retrouver sa patrie d’adoption même si elle est en pleine déconfiture: le Vénézuéla. Les filles se régalent de leurs boules de glace au chocolat qui dessinent une ombre sombre sur la partie supérieure de leurs lèvres. Sur le pont Saint-Louis, un homme joue sur un piano ambulant. Un peu plus loin, un monsieur propose d’observer les astres avec sa lunette. Il est minuit quand le trio consent à éteindre. Fin du premier acte!
Vendredi matin, un vent froid souffle sur les toits de Paris. Je rapporte aux filles croissants et pain frais de la boulangerie de la rue Mouffetard où des guêpes par dizaines viennent butiner le sucre des gâteaux et des viennoiseries. J’admire le calme de la vendeuse qui évolue telle une reine au milieu d’un essaim. Nous nous enfonçons dans les entrailles de la terre au métro Censier-Daubenton et en ressortons au métro Pantin. Si nous connaissons bien la cité des sciences et de l’industrie, nous ne sommes encore jamais allées à la Grande Halle de la Villette. Je suis soulagée de constater que nous n’aurons pas à attendre. Nous pénétrons dans des pièces plongées dans l’obscurité et découvrons sur les murs, le sol et le plafond des fleurs, des papillons, des oiseaux, des musiciens avançant en procession, des poissons ou des cascades d’eau. Chaque scène est vouée au changement et à la disparition. En touchant les murs, on agit directement sur le cours des choses. Dans une salle, nous nous allongeons et sommes immergées dans l’océan au milieu des bancs de poissons ou propulsées dans le ciel avec des nuées de corbeaux. Quand nous sortirons, légèrement sonnées, car nos sens ont été soumis à des expériences troublantes, j’aurai le regret que nous n’ayons pas pris le temps de parcourir le guide destiné aux visiteurs car nous aurions pu vivre encore beaucoup plus de choses.
Maintenant, nous nous dirigeons vers le Pavillon des Canaux. Les filles sont impatientes de découvrir cet endroit si insolite dont je leur ai montré des photos avant notre départ. Nous arrivons devant une maison bourgeoise avec une large verrière donnant sur le quai tranquille où attendent des bateaux. En pénétrant dans ce lieu, on a vraiment le sentiment d’entrer dans une maison de famille dans laquelle l’esprit et la destination des pièces ont été respectés. On y trouve des salons, une salle à manger, une cuisine et une salle de bains. Au Pavillon des Canaux, on peut boire un verre, déjeuner, dîner mais aussi participer à des ateliers culinaires, des cours de yoga, des séances de sophrologie, des sessions de tatouage ou encore des conférences. La décoration du Pavillon évoque à la fois l’univers d’Alice au pays des merveilles mais aussi celui d’Amélie Poulain et des films de Pedro Almodovar. Avant de nous installer, nous nous promenons de pièce en pièce. Céleste et Valentine jettent leur dévolu sur la baignoire. Victoire et moi nous installons dans les fauteuils confortables d’un petit salon au rez-de-chaussée. Nous passons commande de nos plats au bar. Un buzzer m’est remis. Quand il sonnera nous pourrons descendre chercher nos plats à la cuisine…comme à la maison! Les assiettes sont aussi colorées et réjouissantes que le Pavillon!
A présent que nos trois jeunes filles sont reposées et rassasiées, nous pouvons nous lancer dans une après-midi shopping. Je les suis d’une boutique à une autre. Je m’amuse de les voir essayer des vêtements. Elles ont toutes les trois des goûts très arrêtés. Après plusieurs heures dans les magasins, je suis en mesure d’écrire que la tendance qui se dégage pour cet automne est celle des pantalons évasés en velours à larges côtes et que les couleurs « vieux rose », « jaune », « moutarde » et « rouge » dominent. Dans une boutique, je tombe littéralement amoureuse d’un grand manteau en laine légèrement bouclée jaune canari. Je l’essaie. Les filles sont hilares. Elles me trouvent parfaitement ridicule et Céleste se demande où et comment je le porterai. Pas pour faire du vélo! Pas entre les étals du marché le samedi matin! Pas à la messe! C’est à regret que je le repose mais je me connais si, dans les semaines qui viennent, ce manteau continue de me hanter, je l’achèterai que cela plaise ou non aux enfants! Fantôme et moi aurons fière allure, surtout quand le colza aura fleuri- dixit Céleste!- C’est fou comme nos enfants nous persécutent!
Après que nous ayons regagné l’appartement, Valentine m’annonce que nous avons presque parcouru douze kilomètres. Les filles sont fatiguées! Tandis que je vais rejoindre dans le Marais une amie que je n’ai pas vue depuis huit ans, les filles se détendent dans un bon bain. Comme toujours, je suis en avance et j’en profite pour faire un tour dans le « Nature et Découverte » que je préfère à Paris. Maintenant qu’il est presque vingt heures, j’entre dans le restaurant et m’installe. Alice arrive. Incroyable! Elle n’a absolument pas changé! Elle est exactement la même! Même silhouette! Même couleur de cheveux! Ce n’est pas mon cas! Nous nous retrouvons comme si rien ne s’était passé, comme si, jamais, son mari et une autre personne ne m’avaient intenté ce procès délirant m’accusant de manipulation d’enfant et qui avait eu durablement des répercussions dans ma vie, la première ayant été de me couper de l’une de mes trois filleules. Nous ne voyons pas les heures filer. C’est à peine si nous nous rendons compte que les autres clients sont partis et que, désormais, c’est la langue thaïe qui domine. Au moment où l’un des serveurs tire la poubelle sur le trottoir, je glisse à Alice qu’il est temps que nous les laissions fermer. Il est évident que nous n’avons pas envie de nous quitter, qu’il nous faudrait encore plusieurs jours et plusieurs nuits pour rattraper les années qui nous ont été si injustement volées. Alice prend le métro. Je rentre à pied. Marcher la nuit dans Paris est l’une de mes activités favorites. Fin de l’acte 2!
Ce samedi matin, les filles m’ont demandé de les laisser dormir. Avant de m’en aller, je leur laisse à nouveau croissants et pain frais. Je prends le métro jusqu’à Madeleine et marche ensuite jusqu’au Petit palais. Rue du Faubourg-Saint-Honoré, des chauffeurs noirs font descendre de longues voitures aux vitres teintées des femmes voilées, des épouses de riches émirs, devant les portes du magasin Hermès. C’est sans doute idiot, peut-être même condescendant, mais je ressens de la peine pour ces femmes qui essaient d’oublier leur manque de liberté en dépensant sans compter l’argent d’hommes qui les condamnent à des vies étriquées. Mes pas me mènent au Petit Palais. Je prends le temps de m’imprégner de ce que les Français ont pu vivre pendant la guerre de 1870, des souffrances infligées aux Parisiens pendant la Commune et à la nostalgie ressentie par ceux qui n’ont pas eu d’autre choix que l’exil. Les artistes ont été nombreux à traverser la Manche à cette période pour aller vivre à Londres. La communauté française est très diverse puisqu’elle compte à la fois des artistes reconnus, des Communards en fuite, des républicains ou des fidèles de l’Ancien Régime. Les artistes se regroupent dans le quartier français à Soho et à Leicester Square. Le collectionneur Durand-Ruel s’installe à Londres pour mettre à l’abri sa famille et son stock d’oeuvres d’art.
L’exposition s’ouvre sur des oeuvres représentant une vision apocalyptique de Paris. Ainsi, Gustave Doré a-t-il peint une soeur de la Charité sauvant un enfant au moment du siège de Paris et Meissonier le siège de Paris. A Londres, les artistes vont fixer les lieux touristiques, les voies ferrées, les docks, les parcs immenses, les matchs de cricket, les régates et, bien sûr, la Tamise. Les artistes doivent apprivoiser le manque de lumière et le brouillard si difficiles parfois à supporter à Londres. De toutes les toiles exposées, ce sont celles de James Tissot que je préfère. Tissot se fond si bien dans cette société anglaise qu’on en oublie qu’il est Français. La toile la plus émouvante représente l’impératrice Eugénie et son fils exilés à Londres après la chute du second empire. Eugénie porte le deuil. Son mari, l’empereur Napoléon III, est mort l’année précédente. Elle va bientôt perdre son unique enfant, Louis-Napoléon, qui a demandé à être incorporé aux troupes britanniques d’Afrique australe. Un tapis de feuilles d’automne dans des tons brun et or renforce le chagrin qui se dégage de cette oeuvre.
Pendant toute l’exposition, je ne peux m’empêcher de penser à un jeune peintre extraordinairement talentueux et dont le nom n’apparaît nulle part: Frédéric Bazille. Bazille est mort le 28 novembre 1870 à Beaune-la-Rolande. Quand d’autres fuyaient le conflit franco-prussien, il s’était engagé au 3ème régiment de Zouaves. Dans le très beau roman intitulé « les deux remords de Claude Monet », Michel Bernard raconte l’entreprise désespérée du père de Bazille pour récupérer le corps de son fils.
Je m’éloigne du Petit Palais et rejoins le trio pour le déjeuner. Nous marchons ensuite jusqu’au musée de la vie romantique où ma grande nièce, Margot, étudiante en médecine à la rentrée, nous retrouve. Toute sa famille est en visite à Luxembourg et Margot prend soin du chat auquel le vétérinaire vient de retirer un abcès gros comme une mandarine. Le trio parcourt le musée au pas de charge. J’essaie vainement de leur expliquer ce qu’est le romantisme, de leur parler de George Sand ou de Chateaubriand dont la femme se prénommait Céleste mais cela ne les passionne pas. Margot et moi sommes ravies de voir enfin le fameux portrait de George Sand exécuté par Charbonnier et qu’on trouve dans tous les manuels de français. Pendant la visite, Margot nettement plus intéressée que le trio me glisse qu’elle verrait bien leur grand-mère installée dans ce musée pour y guider les visiteurs et se régalant, ensuite, de pâtisseries dans le ravissant salon de thé situé dans le jardin.
Maintenant, nous marchons jusqu’à la rue d’Orcel où Victoire voulait absolument boire une nouvelle fois un bubble-tea. Il s’agit d’une sorte de thé froid servi dans un verre au fond duquel flottent des billes parfumées que l’on aspire et qui explosent dans la bouche. Céleste, Margot et moi passons notre chemin! Avec Cerise, marraine de Margot qui revient de son atelier de peinture, nous nous installons à la terrasse du Lou Pit’chouns au numéro 1 de la rue des Abbesses. Nous allons y passer plus de deux heures glissant d’un thé à un verre de blanc. Tandis que les quatre filles suivent un match de foot (PSG/Angers), Alice nous a rejointes en voisine. Cerise, Alice et moi en terrasse, c’est comme faire un grand saut dans le passé.
Je me rappelle des vacances dans le Gard, dans la bonne et vieille maison de Pont-Saint-Esprit, une descente de l’Ardèche, des dîners, des réveillons, des semaines de marche dans les Alpes, dans les Pyrénées ou en Haute-Loire, des cours magistraux à Paris 2, des mariages, un enterrement et des naissances. Mais, maintenant, il y a une grande différence: nous avons des filles entrées dans l’adolescence. Les patrons sont nés à Béziers. Ils rentrent juste de vacances. La patronne, queue de cheval blonde, accent ensoleillé, nous fait deviner qui était son témoin de mariage. Nous ne trouvons pas. Bernard Laporte! Et, son frère est un ancien international de rugby. Quand je lui dis que j’ai vécu à Castres et que notre père était un fidèle supporter du Castres Olympique, je comprends que nous pouvons passer toute la soirée chez eux!
Vite, vite, il faut se séparer et se laisser glisser jusqu’au métro Cadet car Natalie, la marraine de Victoire, nous retrouve à 19h30 et a la gentillesse de nous apporter le dîner libanais à domicile. Victoire a découvert la cuisine libanaise à l’occasion d’un séjour à Londres passé avec sa marraine. Je vais au-devant de Nat qui prend d’assaut les quatre étages qui conduisent à l’appartement. Elle a coupée ses cheveux et cela lui va très bien! Nous sommes ravies de nous retrouver. Valentine apprécie la nature directe, spontanée et l’esprit très curieux de Natalie. Comme je suis heureuse de retrouver mes « vieilles » amies autour d’un thé, d’un apéritif ou d’un dîner. A la maison, je vis globalement en recluse et, depuis vingt ans, j’accueille tous mes proches sans relâche. A Paris, partager des moments est plus facile et ne demande pas la même organisation. Minuit approche. Nous nous séparons. Fin de l’acte 3!
Dimanche, j’essaie de rester au lit même si, ne sachant jamais quand je pourrai revenir à Paris, j’ai toujours tendance à en profiter jusqu’à l’épuisement. Nous allons déjeuner à « l’arbre aux voyelles », rue Saint-Martin, poussons encore la porte de quelques boutiques, nous installons dans des fauteuils près d’un bassin aux Tuileries et observons les enfants qui font avancer leur voilier sur l’eau verte dans laquelle de grosses carpes évoluent et des canards sommeillent la tête rentrée entre leurs ailes. Tout à l’heure, à l’extérieur du temple protestant de l’Oratoire du Louvre, j’ai voulu qu’avec moi les trois filles prennent le temps de lire les panneaux de l’exposition « le passage de la tolérance racontée » mais, là encore, j’ai compris que l’histoire de l’édit de tolérance signé par Louis XVI attendrait. Au moins, depuis la marche dans les Cévennes, ai-je pu expliquer aux enfants les apports de l’édit de Nantes, les conséquences dramatiques de sa révocation et la vie des Camisards retranchés dans les montagnes.
Devant l’Oratoire du Louvre, la machine à remonter le temps s’emballe et me propulse au tout début du mois de septembre 1997. Je viens de rencontrer Stéphane, mon futur mari, au pied du Sacré-Coeur chez mon amie d’enfance, Soline, future marraine de notre premier enfant. Je n’ai presque pas dormi. Je descends les escaliers qui vont me conduire au métro. Je porte une robe longue, comme mes cheveux. Le soleil éclaire les toits de Paris. Cette scène s’imprime en moi de manière indélébile. Je n’ai presque pas dormi mais je rejoins Constance, l’une de mes amies proches, à l’Oratoire du Louvre pour assister à l’office. Constance qui a déjà traversé de nombreuses vies a décidé de laisser s’exprimer ses talents dans la sculpture. J’aime énormément son travail placé sous le signe de la poésie, de l’enfance et de la légèreté. Même si j’avais eu un téléphone portable, je ne pense pas que j’aurais annulé notre rendez-vous car tenir ses engagements est très important à mes yeux. Plus tard, avec Constance et Jérôme, magistrat, nous assisterons à la projection à la Pagode du film « Western ». Je suis devant l’Oratoire et je pense à Constance qui est repartie hier avec sa famille pour Washington. Nous n’avions pas pu nous voir en juin, à leur arrivée. Les garçons étaient encore trop secoués par le décalage horaire. Nous n’allons pas réussir à nous voir avant leur départ mais, au moins, avons-nous eu la joie de partager un long, long moment au téléphone quand elle était à Varengeville.
A dix-huit heures, l’Intercités qui nous reconduit dans le Loiret s’ébranle. Les filles enfoncent leurs écouteurs dans leurs oreilles et je ne les entends plus pendant cinquante minutes. Nous transportons avec nous dans un grand sac les restes de ce repas libanais que Natalie nous a offert. C’était vraiment une belle escapade. Il nous aura manqué deux marraines, celle de Louis, Aurélie, partie à la campagne chez ses parents et retrouver ses enfants et celle de Céleste, Soline, terriblement absorbée par son nouveau poste.
Dans quelques jours, ce sera la rentrée des classes avec son stress du premier jour, sa peur de ne pas avoir d’ami proche dans sa classe, ses papiers administratifs à remplir, ses inscriptions aux activités sportives, à l’aumônerie et, pour nous, sur le fil tendu au-dessus de l’évier de la cuisine, une nouvelle ribambelle de pense-bête.
Excellente rentrée à tous! Pensez à respirer!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner