Chronique autour du concept de « maison de famille »

Une maison de famille n’est pas nécessairement une vieille maison avec cave et grenier dans laquelle se sont succédées plusieurs générations toutes issues du même chêne généalogique. Une maison de famille, c’est une maison où un couple a fait grandir ses enfants. Une maison où ce même couple est parti en vacances avec sa progéniture et dans laquelle les enfants, devenus adultes, et ayant eux-mêmes fondé leur famille, reviennent avec les leurs pour fêter Noël, Pâques et partager des ponts à rallonge et des bouts d’été. Une maison de famille, cela peut être associé à la ville, à la campagne, à la mer ou à la montagne.

J’aurais dû commencer par le début : pas de maison de famille sans esprit de famille ! Cet esprit de famille a nourri un nombre incroyable de romans et de films. En ce moment « La fin du monde » de Xavier Dolan en offre un bel exemple mais on peut citer « L’heure d’été » d’Olivier Assayas et, dans un registre plus léger, « La bûche » de Danielle Thomson. Pas de maison de famille sans volonté commune de prendre du temps pour se retrouver, se raconter, écrire des morceaux d’histoire, tisser la mémoire familiale, donner aux enfants la joie de grandir, de loin en loin, avec leurs cousins. On ne dira jamais assez le plaisir des cousins, sous la houlette d’un plus grand, d’inventer des spectacles, de se déguiser, de réaliser des films, de cuisiner, de construire des cabanes dans les arbres, de dormir à la belle étoile et de se raconter des secrets. Des adultes sans famille ou dotés de familles désunies peuvent décider de faire l’acquisition d’un bien en commun. Dans « Tous les soleils » de Philippe Claudel, c’est le cas du héros, Alessandro, et de ses amis les plus proches.

Le plus souvent, la famille élargie se réunit autour des parents ayant accédé au statut de grands-parents. Bien sûr, quand on est en couple, on apprend à composer avec la famille de sa moitié. Un Noël chez les uns, un Noël chez les autres ou le réveillon de Noël dans une famille et le déjeuner de Noël dans l’autre ou, encore mieux, dans un monde idéal dans lequel régnerait une harmonie totale et où on aurait beaucoup de place : un Noël avec toutes les familles réunies ! A l’heure des familles recomposées et, parfois, aussi, décomposées, les réunions de famille peuvent devenir de vrais casse-têtes, un peu comme la répartition des congés estivaux pour un responsable des ressources humaines ! Dans certaines familles, l’organisation de Noël devient un sujet de réflexion dés le mois d’octobre.

Le concept de « maison de famille » est à géométrie variable. Il est entièrement dépendant de la manière dont les membres de la famille ont investi la maison. Certains ont ce besoin chevillé au corps d’un lieu d’ancrage, d’un point de rassemblement, d’un espace d’archivage des souvenirs familiaux. La maison est alors une sorte de mille-feuille monté sur plusieurs générations. La maison de famille rassure. Elle incarne l’immuabilité dans un monde en constante évolution. Dans ce cas-là, la maison de famille a été aimée. On ne lui a pas associé des souvenirs douloureux, des traumatismes. La maison de famille est bienveillante. Mais, pour d’autres, l’attachement a été tenu en échec par une succession d’épisodes malheureux. Ce n’est pas la maison de famille en elle-même qui est rejetée mais les souvenirs qui lui sont attachés, les moments qui s’y sont déroulés. Nos connaissances des neurosciences sont encore balbutiantes mais, un jour, certainement, les neurologues et les psychiatres sauront expliquer la résilience. Pourquoi, dans une fratrie, certains enfants vont dépasser la somme des violences tant morales ou physiques quand d’autres n’y parviendront pas ?

Nous avons, par notre branche maternelle, une maison de famille. Elle a été acquise en 1870 par un arrière-arrière grand-père, confiseur et chocolatier, dans la ville de Pont-Saint-Esprit, située dans le Gard rhodanien. Ce monsieur avait une femme qui s’appelait Louise. Ils eurent trois fils après en avoir perdus plusieurs en bas-âge alors qu’ils avaient été confiés à des nourrices vivant à la campagne. Les trois frères étaient très unis. Emile, notre arrière-grand-père quitterait sa Provence, son Rhône, son Ventoux et son mistral pour les Vosges et il embrasserait une magnifique carrière de proviseur de grands lycées de France. Auguste devait reprendre l’affaire familiale. Sa belle-sœur, la femme d’Emile, appréciait beaucoup cet homme délicat qui comprenait qu’elle se sente mal à l’aise dans cette vieille maison sans confort quand elle était habituée à la vie dans l’Est. Le troisième frère, Frédéric, marié vite et mal à une femme qui ne l’aimerait jamais mais qui portait son enfant, partit vivre à Marseille. Auguste est mort en 1917 aux Dardanelles. Il avait été réformé. Il avait une main fragile. Voyant tant de jeunes hommes refuser de partir se battre, il était retourné à la caserne militaire et il avait appuyé si fort sur la gâchette de la baïonnette que le médecin l’avait jugé apte à partir. J’ai beaucoup pensé à lui en lisant « Le collier rouge » de Jean-Christophe Ruffin, l’histoire incroyable unissant un poilu aux arrêts à son chien. Notre arrière-arrière-grand-père ne put jamais se remettre de la mort d’Auguste. Sur des daguerréotypes, rangés dans le bas de la bibliothèque du petit salon, on voit Louise en tenue de deuil. Petit bout de femme vêtue de noire assise le dos parfaitement droit sur une chaise en paille. Le grand-père de Louise avait quitté Ceillac, village du Queyras, pour trouver du travail et c’est dans le Gard qu’il s’était installé.

Cette maison a vraiment joué à plein son rôle de maison de famille permettant de grands rassemblements l’été et, aussi, des veillées autour d’un parent décédé. Notre mère y a passé les premiers mois de sa jeune vie. Elle a été fermée de la fin de 1940 à 1946. Notre mère nous a souvent raconté l’épopée que représentait le voyage en train de Paris jusqu’à Pont-Saint-Esprit et comment, arrivés à bon port, son grand-père portait une grosse valise en la faisant tenir en équilibre sur sa tête. La maison est située dans le quartier historique. C’est une maison de ville sans jardin, sans vue, mais avec une cour intérieure qui permet de conserver la fraîcheur lorsque le thermomètre atteint les 38 degrés. Je passe des vacances dans cette maison depuis que je suis née. Les nombreuses photos jaunies dans les albums fleuris typiquement années 70 sont là pour en témoigner. J’y ai des souvenirs avec mon arrière-grand-mère laquelle occupait le premier étage et se faisait monter le matin son petit-déjeuner dans un panier d’osier par une corde depuis la cour.

A la mort de notre arrière-grand-mère, ce sont mes parents qui l’ont achetée. Elle n’intéressait personne et nos parents n’avaient pas encore de maison à eux. Nous étions toujours logés par l’Etat et nous nous endormions sous les ors de la République. Au fil des héritages maternels, les déménagements devenaient très chers. Il était temps que nous ayons un lieu où poser nos affaires. C’est donc dans cette maison que ma sœur et moi avons eu nos premières chambres à nous, chambres dont nous avions choisi la décoration et que nous n’étions pas condamnées à n’habiter que quelques mois. Je devais avoir dix ans quand j’ai découvert « ma » chambre telle que je l’avais souhaitée. J’étais si heureuse ! J’aurais enfin mon univers, un endroit où ranger mes trésors. J’aime toujours y dormir même si le lit est petit et le matelas très mou. Nos parents ont procédé à de nombreux changements dans la maison. Dans une maison de famille qui se transmet chaque génération apporte sa touche personnelle. C’est une façon de se l’approprier.

J’aime profondément cette maison, son odeur, son magnifique escalier à vis, l’agencement des pièces, le grenier. Ma pièce favorite est le petit salon dans lequel le soleil réussit à pénétrer avec générosité. C’est une sorte de refuge où le temps suspend son vol et où j’ai, à ma portée, tout ce que j’aime : lettres anciennes, photos, vieux livres, disques et objets d’affection si familiers. Dans cette pièce, on est toujours sous le regard enveloppant de notre arrière-grand-père. Un regard bleu profond qui vous suit partout. Tous les petits-enfants de notre mère adorent cette maison. Les enfants de ma sœur, Margot et Valentin, y ont passé de longues vacances l’été quand leur maman jouait et tractait en Avignon au moment du festival. Stéphane et moi y avons vécu quatre ans. Nos deux filles sont gardoises et Céleste a été baptisée dans l’église où tant de membres de la famille y ont reçu le même sacrement, s’y sont mariés et où leur messe d’enterrement a été célébrée. Céleste avait deux ans quand nous avons quitté le Gard. Victoire avait cinq mois. Céleste dit souvent « Pont, c’est ma maison ». Cet été, Margot y est revenue avec sa grand-mère. Elle n’était pas retournée à Pont depuis presque trois années, période correspondant à leur séjour aux Etats-Unis. Margot a fait ce que notre mère, ma sœur et moi avons fait avant elle. Ouvrir tous les tiroirs, explorer tous les recoins, lire les Agatha Christie de la collection de son grand-père maternel, des livres dont les pages ont cette odeur inimitable de vieil ouvrage aux feuilles jaunies, chercher et rencontrer un bout de son histoire.

Les maisons de famille sont faites pour VIVRE. Elles aiment les cuisines dans lesquelles on s’affaire, les grandes tablées joyeuses, les rires, les chants et les cris des enfants, les portemanteaux poussés au point de rupture, les confitures faites l’été qu’on déguste à Noël, les portes qui claquent, les bouteilles vides, l’évocation des souvenirs. Cet été, en Haute-Corse, dans la maison de la mère de mon mari, c’est exactement ce que nous avons vécu. Une maison de famille n’a pas besoin d’être une vieille maison pour remplir son office. Une maison de famille, c’est une machine à fabriquer des souvenirs.

Avant qu’il ne soit trop tard, j’aimerais que ma mère me raconte une nouvelle fois l’histoire des objets de la maison de Pont car ils en ont presque tous une. Je voudrais l’écrire pour ne pas l’oublier. Je voudrais à mon tour pouvoir raconter à Margot, à Céleste, à Victoire, à Valentin et à Louis leur histoire qui est celle de ceux à qui ils ont appartenu et qui les ont transmis. Je sais que ma soeur et moi ne nous heurterons jamais sur des questions matérielles mais je sais, aussi, que toutes deux, nous sommes attachées aux mêmes objets. Cet attachement n’a rien à voir avec leur valeur financière mais avec leur valeur affective. Ainsi, nous aimons le même petit coffre vénitien qui voyageait avec son propriétaire transporté en voiture à cheval et dans lequel on pouvait cacher dans des endroits mystérieux des bijoux, de l’argent, des lettres. Ce coffre a fait rêver tous les enfants de la famille. Je ne suis pas certaine d’avoir réussi à en percer tous les mystères ! Il est posé sur une table dans la chambre de notre mère. La ferrure est abîmée. On manipule la clef avec une infinie précaution.

C’est à Pont que j’aime le plus fêter Noël car j’ai été habituée à des Noëls très ritualisés dans lesquels la Nativité est vraiment au cœur des réjouissances. A Pont, j’aime exhumer de vieilles malles les décorations qui, toutes, me rappellent l’une ou l’autre de nos nombreuses pérégrinations. Les plus anciennes boules sont en verre magnifiquement travaillées et je les ai vues briller dans le sapin dans l’appartement de nos arrière-grands-parents à Paris. C’était une époque où l’on ne redoutait pas d’allumer de vraies petites bougies aux branches des sapins. C’était tellement plus joli que les guirlandes électriques ! A Pont, cela m’amuse de voir notre mère installer trois crèches différentes et déposer sur des lits de paille fraîche au moins quatre petits Jésus ! Ce qui me bouleverse, à coup sûr, c’est son émotion, intacte, quand elle sort le petit ange que son papa lui avait envoyé de captivité, un papa que la guerre ne lui rendra jamais. J’aime la messe de minuit qui n’est plus à minuit. Le mistral qui nous gèle sur place. La crèche vivante, les chants de Noël qui résonnent dans l’église. L’année dernière, la messe de Noël avait été célébrée sous surveillance policière. Nous l’avions découvert en quittant l’église. J’avais trouvé cela si triste…

Quand nous fêtions Noël chez mes beaux-parents, dans l’Ain, au pays de la Dômbe, des grenouilles et des fermes à cheminée sarrasine, j’emmenais toujours mes enfants dans l’église où leur papa et moi nous sommes mariés. Près de la crèche se trouvait un adorable petit ange qui dodelinait de la tête après qu’on ait glissé une pièce dans la fente ouverte en bas de sa nuque. Dans l’Ain, nous avons connu des Noëls très gais, autour des parents de mon mari, de grands-parents, avec tous les frères et les sœurs, leurs conjoints, les enfants et des amis. Noël, cela devrait toujours être un moment de partage et de joie. Les menus et les cadeaux ne devraient pas être source de tensions.

Par cet esprit d’escalier qui prend souvent possession de ma conscience, je me suis éloignée de mon sujet : le concept de « maison de famille ». Notre mère prépare sa succession avec l’aide d’un notaire que j’imagine petit et maigre, chauve et pâle, dans son étude délavée par les années, une sorte de caricature de notaire balzacien ! Je sais combien cette démarche lui est pénible car je la crois sujette à cette superstition qui fait croire que la mort nous attend tapie derrière le testament. Je trouve sain et aimant de veiller à ce que nos proches n’aient pas de problème. Notre père a rédigé son testament à l’âge de quarante ans et notre grand-mère maternelle a mis toutes ses affaires en ordre de façon à ce que sa fille unique soit tranquille de longues années avant son décès. Ma sœur devrait hériter de l’appartement de Sceaux et moi de la maison de Pont, ce qui, en aucun cas, n’englobe son précieux contenu. Si tel était le cas, je veillerai sur la bonne et vieille maison de Pont non pas en tant que bien propre mais en tant que bien de famille et ayant vocation à accueillir toute la famille. Je ne serai jamais la propriétaire de cette maison. J’en assumerai (j’espère) les charges diverses et variées et essaierai d’y apporter les modifications qui pourraient la rendre plus agréable. Un jour viendra, le plus lointain possible, où je me serai substituée à ma mère et où j’installerai, triste, dans le souvenir de son émotion à elle, le petit ange de son papa.

Si on analyse les éléments avec objectivité, mon attachement à la bonne et vieille maison de Pont peut surprendre. Elle est située dans le quartier le plus ancien de la ville qui a été laissé à l’abandon par un maire épouvantable. Les hôtels particuliers, construits et habités par les familles nobles à l’époque d’or du commerce sur le Rhône, ont été vendus à des sociétés qui les ont dépecés pour les transformer en logements sociaux. La plupart des habitants du quartier sont sans emploi et beaucoup parlent à peine notre langue. Les impôts sont parmi les plus lourds de France. L’ancien maire, un monsieur qui portait beau et pratiquait le clientélisme romain, démis de ses fonctions par le Préfet, a laissé des dettes abyssales ! La nouvelle équipe municipale qui avance dans son second mandat s’efforce d’inverser la tendance et de redonner au cœur historique de la ville son caractère. Mais, je le sais, cela sera très long ! La promenade le long du Rhône offrant une vue imprenable sur le pont et le Ventoux est le lieu préféré des propriétaires de chiens qui, curieusement, semblent s’amuser de laisser derrière eux de superbes crottes entre lesquelles, quand ils ont la chance de ne pas marcher dedans, les touristes français, hollandais, allemands ou anglais sont enchantés de slalomer !

Malgré cela, j’aime cette ville qui est telle une belle endormie en attente de ceux qui sauront la réveiller et lui redonner son éclat et j’aime cette maison dont le charme opère sur ceux qui en passent la porte, une porte capricieuse qui résiste quand on veut l’ouvrir ! Cette maison a été ma première maison et, encore aujourd’hui, elle est la seule que je considère comme mienne.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner