Chronique avant le long week-end de l’Ascension

11h20, mardi. Une vilaine mouche tourne dans mon bureau. Je viens seulement de m’assoir. Pas de patient ce matin. Je suis sur le pont depuis 5h30. Je vous ferai grâce de la liste de toutes ces choses minuscules et à la fois indispensables qui meublent mon temps depuis que j’ai tiré mes paupières au-dessus de mes yeux. Pour résumer, disons que j’ai fait amplement ma part comme le petit colibri dans la légende rapportée par Pierre Rabhi.

La mouche n’a pas encore trouvé le chemin de la fenêtre entrouverte sur un plateau auquel ce temps de mousson donne des airs de rizières vietnamiennes. Le vrombissement de la mouche est au nombre de ces bruits qui ont le don de mettre mes nerfs à rude épreuve comme celui du tic-tac d’une pendule, d’une chasse d’eau qui fuit ou encore d’une goutte d’eau tombant au fond d’un lavabo avec la régularité d’un métronome. Cette mouche est soit sotte soit désireuse de tester ma patience de sophrologue ou alors tombée en amour avec mon cabinet. S’étendra-t-elle sur mon divan pour me raconter son enfance malheureuse ou entonner la chanson de Polnareff? Miracle, elle vient de trouver la sortie! Je vais pouvoir me concentrer.

Mes proches et ceux qui ont pris l’habitude de se promener entre les pages artificielles de ce blog savent que marcher est l’activité qui me réjouit le plus. Encore davantage quand on peut marcher dans la durée et couper avec l’intendance d’une vie trop confortable. Nous avions pour projet d’aller marcher avec des amis et des ânes dans le Morvan que nous ne connaissons pas mais, finalement, nous allons planter nos tentes dans un camping labellisé « nature » près de Chaumont-sur-Loire. Le Morvan et le camp volant seront pour une autre fois. Nous allons découvrir le Clos Lucé et son exposition consacrée à Léonard de Vinci, le château de Chaumont et son festival international des jardins, le zoo de Beauval et ses fameux pandas.

Si je suis déçue de ne pas marcher, je suis heureuse de retrouver nos amis, leurs enfants et de retourner en Touraine pour y découvrir des lieux que je ne connais pas. Ce week-end, Stéphane a commencé à réunir nos affaires: tentes, matelas, sacs de couchage, draps, popote, frontales et réchaud. A chaque fois qu’il manipule le matériel de camping, notre voyage au long cours revient par vagues. L’an prochain, cela fera vingt ans que nous partions voyager plus d’une année de la Nouvelle-Zélande à l’Inde en passant par les Amériques et le Népal. Dimanche après-midi, après le déjeuner, Céleste, notre aînée, est allée chercher sur les étagères d’un bout de bibliothèque le carnet en feuilles de papier de riz dans lequel son père écrivait quand nous étions en Asie. Il avait acheté ce carnet dans le quartier coloré et parfumé de Thamel, à Katmandou. A cette époque, la musique du film français « Himalaya, enfance d’un chef » passait en boucle dans la plupart des échoppes pour marcheurs.

Stéphane était étendu dans le hamac. Céleste avait beaucoup de mal à déchiffrer l’écriture paternelle et ses erreurs donnaient à ce récit une dimension très drôle. Elle avait ouvert le carnet au début de notre trek au départ de Pokhara jusqu’au premier camp de base de l’Anapurna. Sur le chemin souvent glissant et fait d’une succession de marches, Stéphane avait fait une mauvaise chute la veille de ses 31 ans. Il s’était consolé en s’abstrayant dans la lecture de l’expédition dramatique de Herzog, Lachenal, Rébuffat, Terray, Ichac, Couzy, Schatz, Oudot, Noyelle et Adjiba. Seuls Herzog et Lachenal avaient réussi à planter le drapeau tricolore au sommet de cette montagne sacrée pour les Népalais. Sans la lucidité et le professionnalisme de Lachenal, Herzog serait mort dans la neige de ce mont demeuré inviolé par l’homme jusqu’en 1950.

Fantôme ne sera pas de l’aventure. C’est une grand-mère six galons qui vient veiller sur lui et me remplacera le matin auprès de Muguette. Les expériences de vie sous tente avec Fantôme sont assez cocasses. Il va et vient toute la nuit, bat de la queue dans la poussière et cherche à investir les tapis de sol…En Haute-Corse, dans un camping au bord de la Restonica, la cohabitation avec notre adorable berger australien n’avait pas été simple.

Assurés de dormir comme des bébés avant une marche jusqu’au lac de Melo (avec Fantôme, nous ne pouvions pas accéder au lac de Capitello), nous avions passé une nuit effrayante: notre matelas était percé si bien que Stéphane le regonflait à intervalles réguliers. Ses gesticulations nocturnes agitaient Fantôme dont la queue battait de plus belle dans la terre sèche. Des Italiens claquaient les portes des voitures comme s’ils avaient été seuls sur une île déserte et un couple d’Allemands refaisait le monde jusqu’à une heure avancée de la nuit. Après que Stéphane, excédé, ait lancé un « Rühe! » digne de faire reculer une armée de légionnaires romains marchant sur un camp gaulois, nous avions enfin pu trouver le sommeil. Au-dessus des tentes, le ciel était piqué d’étoiles. Il me rappelait l’intensité des nuits grecques.

La pluie frappe avec vigueur le velux de mon bureau. Le ciel est sombre. Les branches du sapin se balancent lascivement. Le lierre envahit la fenêtre qui donne sur le plateau. Ce matin, à la librairie, j’ai acheté pour notre aînée une partie des livres que leur professeur de français donne à étudier à ses élèves en première. Je me suis amusée en pensant que dans la bonne et vieille maison de Pont, dans le Gard, nous avions certainement plusieurs exemplaires de « Dom Juan », « Des fleurs du mal », de « Madame Bovary » ou bien encore de « Bel Ami ». En cherchant le rayon des « classiques », j’ai découvert un tout petit ouvrage écrit par l’historien de l’art et membre de l’académie des Beaux-Arts, Adrien Goetz et intitulé « Notre-Dame de l’humanité ». J’ai pensé que cette lecture permettrait à notre aînée de croiser histoire et littérature.

https://www.revuedesdeuxmondes.fr/notre-dame-victor-hugo-a-restaure-lame-de-la-cathedrale-pour-en-faire-celle-du-peuple/

Pour les élèves de seconde, bac oblige, les cours s’interrompent le 12 juin. Comme notre fille a eu du mal à entrer dans son année et qu’elle a besoin de combler des lacunes, nous avons mis en place un programme de travail en juin et en août. Les Lagarde et Michard vont reprendre du service! Ces manuels sont remarquablement bien faits et permettent à ceux qui n’ont pas assez lu de se constituer une culture en français. Les Lagarde et Michard embrasent toute la littérature du Moyen Age au vingtième siècle. Quand j’étais lycéenne, je me rappelle avoir aussi passé de longues heures dans la lecture des livres d’histoire de Mallet et Isaac.

Les gouttes de pluie font chanter les tuiles. Les coeurs des pivoines sont encore fermés quand les iris jaunes et mauves évoquent la Provence de Van Gogh. Je commence à oublier le regard si triste et tourmenté de Patrick Melrose, enfant. Je me demande toujours comment on parvient à faire jouer d’une manière aussi juste et naturelle des enfants. « Patrick Melrose » est une série de cinq épisodes dramatiquement inspirée de l’histoire vraie d’Edward St Aubyn. Ce dernier a raconté dans ses romans la vie qu’il a menée dans une famille aristocrate entre un père pervers narcissique et désargenté et une mère névrosée, alcoolique et richissime. J’imagine qu’il aura fallu beaucoup de courage à Edward St Aubyn pour réussir à raconter son enfance d’enfant violé entre cinq et huit ans exclusivement l’été dans la propriété de ses parents située dans le Var. L’auteur raconte que l’héroïne l’a sauvé du suicide. Je n’ai pas lu les romans mais les critiques sont unanimes pour en vanter l’écriture précise et le ton sarcastique. Comme l’écrit la journaliste Florence Noiville d’Edward St Aubyn « il préfère Jeeves à Oliver Twist. Wodehouse à Dickens ».

C’est Benedict Cumberbatch qui endosse à la perfection le personnage d’Edward St Aubyn. Le premier épisode de la série est magistral et c’est le seul dans lequel on se laisse aller à de véritables éclats de rire. Patrick Melrose va reconnaître le corps de son père mort à New-York et rentre ensuite à Londres avec l’urne funéraire. Benedict Cumberbatch est absolument incroyable comme il l’était déjà en incarnant Sherlock Holmes ou Alan Turing.

 

https://www.youtube.com/watch?v=oYy_lHF24T0

Hier, alors que j’allais embrasser notre fils, Louis, notre dernier enfant âgé de onze ans, je le trouvais pleurant tenant fort dans ses bras son doudou de naissance et écoutant la musique obtenue en tirant la ficelle d’un âne en peluche. Je m’asseyais à ses côtés et tout en lui caressant les cheveux lui demandait pourquoi il avait tant de chagrin: « Je suis triste car cette musique me rappelle quand j’étais petit, que je partageais la chambre de Céleste et que j’avais encore le jumeau de mon doudou de naissance. J’ai peur un jour que vous ne m’aimiez plus et que vous ne me preniez plus dans vos bras ». Depuis quelques temps, les relations sont très tendues entre Céleste et Louis quand elles se sont apaisées entre Victoire et son petit frère. Louis avait deux doudous identiques qu’il emmenait partout comme tous les enfants dont les parents se sont laissés convaincre de la nécessité d’un objet transitionnel entre la maison et la crèche, la maison familiale et celle de l’assistante maternelle, la maison et l’école maternelle.

Voici plusieurs années, sur le chemin de la Normandie, l’un des jumeaux est tombé de la voiture tandis que nous faisions une pause sur le parking d’une station-service. Cette perte a été terrible et, durablement, Louis a délaissé le jumeau restant car il lui rappelait celui qui avait été perdu. Louis ne pouvait plus donner d’affection au doudou coupé de sa moitié. Je me rappelle qu’un matin, dans le Gard, tandis que nous nous promenions le long du Rhône, Louis, âgé de six ans, a trouvé un petit ourson parterre. Il a fondu en larmes en pensant à l’enfant auquel il devait tant manquer et à la peine de l’ourson de se sentir abandonné. Il n’a pas été facile de consoler notre petit bonhomme. Son papa a assis l’ourson sur une fenêtre de manière à ce qu’il puisse être retrouvé.

Hier soir, il était tard quand j’ai quitté la chambre de notre fils qui, ce matin, avait une grosse évaluation sur les mythes fondateurs de Rome et la religion juive. Je suis restée longtemps assise sur son lit. J’ai attendu qu’il s’endorme. Tout en passant ma main dans ses cheveux ou en caressant sa peau si douce, je pensais à toutes ces enfances détruites par des parents malsains et violents. A nouveau le regard du petit Patrick Melrose me hantait. Dans ce regard, je devinais celui de ces patients venus me confier leur passé d’enfant maltraité, abusé, humilié par des adultes dégénérés et, trop souvent, abimés eux-mêmes dans l’enfance par leurs propres parents ou d’autres membres de l’entourage proche. Dans ces histoires monstrueuses, on trouve toujours des adultes pour savoir et laisser faire.

Des nuages promènent leur grande silhouette ronde au-dessus du plateau. Avant le déjeuner, Stéphane a sauvé de la noyade un magnifique pic-épeiche tombé dans la bassine d’eau de Fantôme. Il l’a délicatement enveloppé dans une serviette éponge et placé sur un radiateur de notre chambre. Très vite, le bel oiseau, qui vient se suspendre aux boules de graisse accrochées sous les canisses, a repris son envol.

A bientôt pour des aventures tourangelles!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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