Chronique d’une ascension tourangelle

Dimanche, 35 degrés à l’ombre d’un magnolia persistant planté dans le jardin d’une maison accrochée au dos d’un plateau. Les enfants et leur papa se rafraichissent dans l’eau claire et fraîche de notre grosse méduse grise à l’extérieur, bleue à l’intérieure. Je me rappelle mon mécontentement quand Stéphane l’avait montée sous la fenêtre de notre salon la veille de la profession de foi de Victoire. Le week-end dernier, ce sont les enfants, transformés en mousses, qui se sont attelés à son nettoyage. Après l’hiver, plusieurs centimètres d’eau brune y stagnaient. En bottes et shorts, le trio a écopé cette charmante mélasse la jetant directement sur un buisson de pivoines et de roses. En un peu plus d’une heure, une eau claire commençait à remplir le ventre de la bête. Déjà, des hirondelles venaient faire des repérages. Ce soir, elles raseraient la surface de l’eau de leur ventre lisse pour y boire.

Dimanche, 35 degrés, depuis l’un des deux hamacs accrochés dans le jardin. Victoire essaie d’apprendre sa leçon d’histoire sur la révolution industrielle. Avant, Louis y jouait avec son téléphone. Tout à l’heure, Céleste y lira un des poèmes que Baudelaire a consacré aux chats. Nous avons attaqué notre programme français en vue de l’année de première à venir.

Dimanche, 35 degrés, en fait certainement plus, au sud, entre le mur blanc de la maison et le jardin de notre délicieuse voisine, du linge sèche. Celui que, quatre jours durant, nous avons bourré dans un sac Super U décorés de sardines acheté à Combrit, en pays bigouden. C’est dans ce Super U-là qu’à la Toussaint, nous trouvons un beurre au goût de noisettes que les enfants détestent car, selon eux, il sent l’étable!

Dimanche, 35 degrés, Stéphane a rangé dans un garage, au fond du jardin, les trois tentes, les matelas, les popotes et le réchaud. Déjà, je pense au moment où tout le matériel de camping reprendra du service. Nous avons passé quatre jours en Touraine, avec un couple d’amis et leurs deux enfants, dans un camping portant un nom poétique « l’heureux hasard » m’évoquant un poème d’Aragon « Il n’y a pas d’amour heureux ». Sabrina, la propriétaire, une femme au grand coeur et désireuse de voir tous ses résidents satisfaits et détendus, a renoncé à la comptabilité pour se consacrer à ce camping où sont proposés des ânes pour des balades à la journée. Laurent, son mari est, depuis vingt-cinq ans, le garde-forestier et le garde-chasse du domaine de Cheverny. La propriété a inspiré à Hergé le château de Moulinsard, celui du fameux et éructant capitaine Haddock.

Les propriétaires, Charles-Antoine et Constance de Vibraye, possèdent une meute de cent-cinquante chiens utilisés pour la chasse à courre. Je sais que je n’aurais pas dû mais, un matin, à la table en plein air du petit déjeuner pris près de la cuisine, je n’ai pas pu m’empêcher de dire à notre hôte toute ma détestation de ce « sport » cruel. Bien sûr, après avoir accusé le coup, il m’a offert de participer à l’une des chasses pour me faire ma propre opinion. Bien sûr, je décline l’invitation. Jamais, je n’irai voir des hommes poursuivre à brides abattues  un cerf effrayé par la meute de leurs chiens lancés à ses trousses. Ce spectacle me fait horreur et renvoie trop à la somme des privilèges reconnus à la noblesse pendant des siècles. Certains voudraient encore exercer leur droit de suite, droit qui autorise à pénétrer sur les terres d’un autre pour y suivre l’animal chassé!

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J’ai du mal à comprendre comment cet homme charmant avec ses yeux bleus profonds qui partage avec nous son savoir encyclopédique sur les bienfaits des plantes (dans le camping, il ne plante que des espèces mellifères ou pouvant être utilisées à des fins culinaires ou médicinales) vit la plupart du temps dans la forêt peut avoir du plaisir à prendre soin d’une meute de cent-cinquante chiens destinés à la chasse à courre. Comme l’être humain est complexe!

« L’heureux hasard » est un endroit idyllique pour tous ceux qui aiment vraiment le calme et la nature, un lieu parfait pour des citadins noyés dans le bruit, les pics de pollution et toujours bousculés par un rythme de vie infernal. A « L’heureux hasard », tout n’est que calme et nature, parfum des fleurs et chants des oiseaux. On peut, au choix, dormir dans des maisons forestières, sortes de chalets au toit couvert de chaume, des tentes dignes de celles qui abritaient les nuits de Karen Blixen et Denys Finch Hatton lors de leur safari au Kenya, des roulottes, des tentes plus simples ou alors planter la sienne entre les allées circonscrites par des hêtres à la silhouette élancée. En pénétrant dans ce camping, il me semble renouer avec le charme de ceux où nous séjournions sur l’île du sud de la Nouvelle-Zélande.

Nous devions aller marcher dans le Morvan avec nos amis, leurs deux enfants et des ânes mais finalement ce projet a capoté. C’est ce qui nous a conduit à choisir la Touraine. J’étais contrariée car cela doublait le temps du voyage pour nos amis lyonnais. J’ai vraiment regretté le Morvan, le camp volant et les ânes car la Touraine semblait être LE lieu de convergence de la France entière! Cela m’a un peu rappelé notre séjour malouin et ses ruelles grouillant de Nantais et de Parisiens. Depuis de longues années, un médecin amoureux des plantes qui, avant que sonne l’heure de la retraite, m’envoyait ses patients, m’adressait des photos de ses promenades à Chaumont-sur-Loire lors du festival international des jardins. Il avait fait naître en moi le désir d’y aller également. Cette année, le thème autour duquel les artistes devaient travailler était « jardins de paradis ». Malheureusement, en serpentant dans le dédale menant aux trente-neuf tableaux, je n’ai  rencontré ni saint Pierre ni ses anges. Si certaines créations éphémères étaient très poétiques, la foule nuisait à la contemplation. Je crois avoir passé plus de temps à me livrer à une étude sociologique des visiteurs qu’à réussir à pénétrer l’univers imaginé par des artistes venus du monde entier.  J’ai, en revanche, trouvé magnifique le nid des murmures de Stéphane Guiran installé dans le manège des écuries, le parc du domaine où prairies, pelouses et cèdres centenaires se marient à la perfection et dans lequel sont dispersées des oeuvres d’art moderne.

Le vendredi matin, c’est un réveil militaire qui nous attendait tous et que nous ne l’avons pas regretté. A huit heures quinze, nous pénétrions à l’intérieur du zoo de Beauval, l’un des zoos les plus visités en Europe. Là encore, depuis que nous avons posé nos valises dans le Loiret, j’ai beaucoup entendu parler de ce zoo. Nous avons eu la chance de pouvoir le parcourir avant que des milliers de visiteurs ne le prennent d’assaut. En arrivant sur le parking, nous avions déjà le sentiment de nous rendre à un concert des Rolling Stones! Les enfants ont adoré le spectacle des otaries. De mon côté, comme toujours, ce sont les singes qui m’ont le plus plu. A la vue des gorilles, les yeux de Victoire se sont embués. Une femelle exprimait un regard d’une grande tristesse. Peut-être enviait-elle son amie étendue sur un perchoir avec son bébé blotti contre sa poitrine. Le mâle, lui, était installé la tête entre les mains. Il avait l’immobilité d’une statue de marbre noire. Son visage massif ne trahissait aucune expression.

Tout au long de la promenade dans ce zoo qui fut d’abord un parc né de la passion ornithologique de Françoise Lelord, comédienne et ancienne présentatrice de spectacle de Music-Hall à Bobino, nous avons pu observer plus de 4600 animaux dont des lamentins, des koalas, des fourmiliers et le fameux couple de pandas prêtés par la Chine et leur bébé Yuan Meng né voici bientôt deux ans. Le parc a été aménagé avec beaucoup de goût. Depuis le matin, je redoutais que nous perdions l’un des enfants les plus jeunes: Mané, Louis ou Lucian. C’est Mané qui se perd entre les lions et l’espace dédié aux hippopotames. Bien vite, nous la retrouvons. Mané a suivi à la règle la consigne donnée le matin même: ne pas bouger et attendre. Nous la retrouvons assise à l’ombre avec sa casquette à rayures roses et blanches et ses cheveux blonds de Vénus botticcelliennne.  Quand nous quittons le zoo par une chaleur accablante, on ne peut presque plus avancer dans les allées.

Samedi matin, Nelly reste au camping avec le club des cinq enfants qui s’entendent à merveille et, d’année en année, tissent entre eux des liens similaires à ceux qui unissent des cousins. Xavier a suspendu un hamac et une chaise en toile dans les arbres. Il a aussi déplié un « fatboy », sorte de grosse limace que les enfants affectionnent particulièrement. Xavier, Stéphane et moi partons en vélo en direction du château de Cheverny. Comme nous sommes bien à l’ombre bienfaisante des pins et des chênes. Le soleil joue entre les branches et jette des taches blanches sur la route. On se croirait dans une toile de Sisley. C’est toujours un grand sentiment de liberté qui me gagne quand je suis sur mon vélo, celui qui m’accompagne fidèlement depuis plus de vingt ans; celui qui a fait le tour de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande, dévalé tant de pentes entre les vignobles du Gard, de l’Ardèche, de la Drôme ou du Vaucluse; celui qui, dans le sillage de Fantôme, notre berger australien, voit monter les couleurs dans le ciel au-dessus du plateau matin après matin.

L’après-midi, trois groupes se forment. Nelly, Xavier et les filles vont profiter des rives ombragées d’un plan d’eau au-delà de Blois. Stéphane emmène les garçons à la piscine de Contres. Je reste seule à « L’heureux hasard ». Je n’aime pas les étangs et ne raffole pas des piscines. Hormis les propriétaires, il n’y a plus personne dans le camping. Je m’installe dans un transat jaune fluo avec un des livres empruntés sur les rayonnages de la bibliothèque de la cuisine et écrit par Gérard Boutet. L’écrivain solognot y fait le récit de ces vies de femmes ayant exercé, surtout au dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle, des métiers aussi durs que divers: lavandière, ravaudeuse, sage-femme, fille de ferme, garde-barrière, éclusière, basse-courrière, gardienne d’oie, plumeuse et combien d’autres encore, la plupart oubliés. Avec consternation, j’apprends que dans les familles les plus misérables, les femmes remontaient leurs jupes et entraient dans les rivières pour que des sangsues viennent se cramponner à leurs mollets. Les sangsues étaient ensuite vendues aux pharmaciens. Plus les sangsues étaient grosses et meilleur en était le prix.

Il est assez tard quand les deux équipages regagnent le camp. Les parents et les enfants ont pris de bonnes couleurs. Comme toujours, cette mise à l’arrêt forcé a fait monter chez moi un sentiment d’ennui toujours couplé à un état passager de déprime. Je me répète: cette année 2019 est compliquée à passer pour moi. Dans quelques mois j’aurai cinquante ans et j’entrerai alors dans la décade qui a vu notre père choisir de se donner la mort à cinquante-sept ans. Que va-t-il se passer pour moi? Est-ce que je vais être aspirée par des forces inconscientes me conduisant à estimer que je n’ai plus envie de jouer le jeu de la vie ou alors, au contraire, le cap franchi, je vais vouloir mettre mes pas dans ceux de notre grand-mère maternelle et de notre mère et continuer à nourrir des projets?

Dernier soir, pas de veillée autour du feu de camp proposé par Sabrina. Pas de lecture des constellations illuminées dans le ciel. Xavier a sorti sa guitare de sa housse. Déjà, dans les Cévennes, nous aimions l’écouter improviser des morceaux de bossa-nova après le dîner. Première vraie nuit correcte pour la plupart d’entre nous. La première nuit, Nelly, Stéphane, Céleste, Victoire et moi n’avons pas pu dormir en raison du froid. La température est tombée à 6 degrés. Nos sacs de couchage ne sont pas adaptés. Céleste jette l’éponge à quatre heures et va s’installer dans le Chesterfield de la cuisine. Au petit matin, je souris en songeant que dans l’Himalaya à 5500 mètres d’altitude, je n’ai jamais eu froid et qu’en Touraine, au début du mois de juin, j’ai eu toute la nuit durant les pieds gelés.

Tous les matins, je suis réveillée à quatre heures. Bien que je porte des boules Quies pour m’isoler, au coucher, des conversations très animées d’une famille de dix-huit personnes, j’entends les chants des oiseaux. Je réussis à reconnaître le coucou et, plus tard, les coqs mais je suis bien incapable de donner les noms de tous les oiseaux qui s’en donnent à coeur joie dès que, dans le ciel, montent les premières lueurs de l’aube.

Dimanche, il fait déjà chaud quand nous commençons à replier les tentes, les matelas et les sacs de couchage. Nelly et Xavier prennent leur temps, eux qui, dans leur métier d’avocat lyonnais, mènent des vies trépidantes et trouvent à portée de main toutes les nourritures amicales, intellectuelles, artistiques ou bien encore sportives dont ils ont besoin. Nous nous embrassons et réfléchissons déjà aux prochaines retrouvailles: l’île-Tudy à la Toussaint? Une marche avec des ânes dans le Cantal? Les amitiés ont besoin de vrais temps de partage pour continuer à grandir.

J’aurais voulu aller au Clos Lucé à Amboise et voir l’exposition consacrée à Léonard de Vinci. Nos amis l’ont vue à Venise voici plus de deux ans. Mais il y aura beaucoup trop de monde. Nous nous arrêtons au château de Villesabin. Construit pour Jean le Breton, secrétaire des finances de François Ier, il lui servira de « point de chute » pour surveiller les travaux du château de Chambord. J’espérais y découvrir le colombier mais il est en restauration et voir le musée du mariage, exceptionnellement fermé car le Lions Club organise un évènement autour de vieilles voitures anglaises. La visite tourne court. Nous rentrons et arrivons à la maison alors que le thermomètre affiche 35 degrés. Les enfants enfilent leur maillot et vont se rafraîchir. Fantôme est ravi de nous retrouver. Céleste lui donne sa douche annuelle.

Mardi, le vent fait onduler les champs verts. On nous a prédit de l’orage. Christophe, charpentier de profession, a déroulé sur la partie du toit correspondant à mon bureau une bâche verte. Des tuiles sont à changer et il est possible que la pluie ait endommagé la laine de verre. Depuis hier, j’explique à mes patients pourquoi il règne dans le cabinet une ambiance de catacombes ou de confessionnal, un climat propice aux confidences et à la détente. Avec le vent, la toile crisse et gémit comme un vieux gréement. Ar Men, c’est le nom de l’endroit où j’exerce.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

2 commentaires sur “Chronique d’une ascension tourangelle

    1. Louis avait été au Clos Lucé avec sa classe en CP et il avait été ravi de manipuler les machines. Il y avait beaucoup trop de monde dans tous les châteaux de la Loire pour que les visites soient agréables et profitables. A Chaumont et à Beauval, c’était vraiment pénible!

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