La semaine passée, le Rhône était très en colère. A la faveur de pluies violentes et répétées, il a repris son lit naturel, celui qui lui a été confisqué lors de la construction du barrage de Donzère-Mondragon entre 1948 et 1952. Quand, deux jours plus tard, j’ai lu que Manitas de Plata s’était éteint à Montpellier, j’ai tout compris. Le Rhône avait senti venir la fin de ce guitariste gitan extraordinaire. Il ne pouvait s’y résoudre. Son chagrin l’avait secoué depuis Pont-Saint-Esprit où l’Ardèche s’unit à lui jusqu’à son delta, en Camargue. Une de nos amies qui vit à Pont-Saint-Esprit m’avait envoyé des photos du Rhône prise depuis ses berges. En 2002, il avait atteint son plus haut niveau en montant à neuf mètres. C’est le long de sa rive droite que notre fille aînée a fait ses premiers pas en septembre 2004, à l’ombre des figuiers, non loin des jardins ouvriers des enfants du Rhône et de la rue des deux aubes.
C’est le Rhône que je m’empresse d’aller saluer dès que nous arrivons à Pont. J’aime voir le soleil se lever au-dessus du Ventoux, regarder les hérons guetter leur proie dans le courant, assister au ballet des hirondelles volant au-dessus de l’eau. A Pont, le Rhône est poétique. A Lyon, il est industriel. Il m’arrive d’essayer de l’imaginer tel que ma mère l’a connu enfant et jeune adolescente, un fleuve sauvage, libre comme les chevaux et les taureaux en Camargue. Un Rhône qu’aucun barrage n’entravait. Un Rhône dangereux pour les mariniers. Tant de siècles après, la construction du pont de la ville de Pont-Saint-Esprit, entre le 13ième et le 14ième siècle avec ses 26 arches, point de passage obligé entre Languedoc et Provence, me fascine tant que je veux bien admettre que l’Esprit Saint a soufflé sur les hommes qui l’ont édifié.
La semaine passée, le Rhône ne pouvait se résoudre à l’idée que les doigts agiles de Manitas de Plata ne feraient plus vibrer de cordes, que sa guitare resterait muette, que sa musique n’envouterait plus les femmes captivées par son feu intérieur. Comme Django Reinhardt, le guitariste génial est venu au monde dans une caravane, à Sète. Il n’a jamais su déchiffrer une partition. D’ailleurs, je me demande s’il savait lire et je ne parle pas de musique mais d’alphabet. Je fais le pari que si on lui avait donné à choisir entre la lecture des notes et celle des lettres de l’alphabet, il aurait choisi celle des notes qui est universelle, un esperanto musical. C’est lors des pèlerinages gitans des Saintes-Maries-de-la-Mer qu’il s’est fait remarquer.
Ce pèlerinage a acquis ses lettres de noblesse grâce au marquis Folco de Baroncelli. Très attaché aux traditions provençales, il a été l’instigateur de la Nacioun gardiano. En 1908, il a accueilli les Gitans venus des quatre coins de France et d’Europe à la gare depuis son cheval suivi par les gardians. Il a lutté pour que le culte de Sara la noire soit reconnu par l’Eglise. Grâce aux efforts constants de cet homme passionné, le pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer est devenu le pèlerinage international de tous les gens du voyage, quand, au début, le clergé leur faisait une faveur en les autorisant à célébrer le culte de leur sainte dans la crypte située sous le chœur de l’église.
Quand nous habitions dans le Gard, nous avons assisté, une fois, à la procession des saintes portées jusqu’à la mer et installées dans une barque en rappel de leur arrivée de Palestine. Lorsque l’Eglise, agacée par l’influence que prenait Sara sur les trois Marie, a voulu déboulonner le culte de la sainte au visage noir en rappelant que celle-ci n’était que la servante des trois Marie, le marquis Folco de Baroncelli lui a, alors, opposé une thèse très différente. Sara était la fille d’un roi des premiers occupants de la Camargue, les ancêtres des Gitans qui avait accueilli sur la plage les premiers chrétiens arrivés de Palestine. Sara porte un diadème qui consacre son rang princier et témoigne de son statut de première chrétienne d’Europe.
Nous n’avons pas assisté à ces veillées qui précèdent la procession et qui se succèdent dans l’église de Notre-Dame-de-la-Mer. La crypte est illuminée par des milliers de cierges. Les fidèles y sont précédés par les violonistes et les guitaristes. On chante, on clame des invocations. Les enfants sont présentés à bout de bras aux statues. Des messages sont glissées dans la boite aux intentions, de même que des linges d’enfants et des bijoux. Les femmes habillent Sara dont le corps disparaît sous une cinquantaine de robes différentes rappelant les jupes des femmes boliviennes. Ce grand pèlerinage est le moment que certaines familles choisissent pour faire entrer par le baptême les enfants dans la communauté des chrétiens.
J’aurais aimé, la nuit venue, vivre ce rassemblement gitan de l’intérieur, être autorisée à partager un repas, les écouter jouer et chanter et, encore mieux, dormir dans l’une des caravanes stationnant sur la place centrale des Saintes, la place des Gitans. Bien sûr, avec les années, le pèlerinage est devenu un haut lieu du tourisme gardois et on compte plus de visiteurs curieux que de pèlerins recueillis. N’empêche, ce pèlerinage est vraiment à part car, momentanément, se mêlent des personnes qui, en temps normal, ne se croiseraient pas.
On voit des prêtres, en tenue civile ou arborant sur leurs aubes des guitares ou des roulottes, d’élégantes bourgeoises ayant veillé à laisser leur sac à main à la maison avançant aux côtés de jolies plantes juchées sur des talons compensés mal adaptés à la marche dans le sable, de belles Arlésiennes témoignant de la vivacité des traditions provençales chers à tous les félibres, des Romnia arborant de longues robes fleuries et continuant de chercher des paumes de main dans les lignes desquelles elles liront l’avenir. Les gardians sont superbes dans leur costume qui a été voulu par le marquis de Baroncelli. Ce costume est composé d’une veste de velours noir à soutaches, d’un pantalon en tissu « peau de taupe » avec un liseré noir, une chemise de couleur grands carreaux, une ceinture, un grand chapeau de feutre noir, une cravate et des jambières en étoffe de laine pour le protéger de la rosée du matin.
J’aurais tant aimé entendre Manitas de Plata jouer aux Saintes-Marie-de-la-Mer, fermer mes yeux pour me laisser tout à fait habiter par la musique et sentir monter en moi cette mémoire que je ne m’explique pas de cette vie où j’ai vécu avec eux, comme eux, sans autre possession qu’une caravane, sans port d’attache, sans papier, sans souliers, dans cette liberté violente, subissant les codes d’une communauté dure pour tous ses membres. Si ma vision du Rhône est poétique, si j’ai toujours dans l’œil la toile de Van Gogh représentant des roulottes au milieu d’un champ, dans la tête les films de Kusturica comme « le temps des Gitans » ou « chat noir, chat blanc » et dans les oreilles le sangre flamenco de Manitas de Plata, je vois de l’autre côté de la roulotte un monde dur que j’ai dépeint dans des nouvelles.
Samedi dernier, dans une église proche de chez nous, les gens du voyage invitaient les autres chrétiens à venir prier avec eux. Je tenais à y aller pour leur montrer que je n’ai pas peur d’eux, que j’ai envie de partager un moment avec eux mais, finalement, je n’ai pas pu me libérer pour vivre ce temps de prière ensemble. Depuis que notre seconde fille est entrée à l’école, elle s’est liée d’une amitié très forte avec une petite fille charmante qui répond au prénom d’inspiration irlandaise, Sheylie, mais qui, en réalité, a une maman Gitane moitié andalouse moitié française. La maman de cette petite fille a grandi dans une roulotte et a vécu sur les routes au gré des pérégrinations parentales. Un jour, je lui demanderai si elle a eu l’occasion de se rendre au pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer et si elle a eu le bonheur d’entendre jouer Manitas de Plata, si, quand on l’entendait jouer, on voyait Crin-Blanc et son jeune cavalier, Folco, galopant sur la grande plage de l’Espiguette, suivant le vol des flamands roses, entrant dans la mer, nageant avant de disparaître pour renaître sur une île où les chevaux et les enfants vivent heureux dans l’éternité.
J’avais lu l’appel au secours assez déchirant de cet immense guitariste l’an passé car il était malade et sans ressources. J’ai lu qu’il avait autant aimé les femmes que sa musique, qu’il ne savait pas précisément de combien d’enfants il était le père mais en avait reconnu treize et que son immense générosité l’avait conduit à faire vivre aussi longtemps qu’il en avait eu les moyens jusqu’à quatre-vingts personnes autour de lui. Les Gitans, comme d’autres groupes réunis sous l’appelation de « gens du voyage » ont quitté le Nord-Ouest de l’Inde entre le 9ième et le 10ième siècle. Par sa manière de vivre, Manitas de Plata est resté fidèle à un adage sanskrit : « tout ce qui n’est pas donné est perdu ».
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Je voulais terminer ma chronique avec un poème gitan. J’ai relu les pages d’un des livres d’Alexandre Romanès: « un peuple de promeneurs » mais je n’y ai pas trouvé ce que j’étais venu y chercher. Et puis, au hasard d’une promenade sur la toile, j’ai découvert une très belle femme: Esméralda Romanez. Contrainte par la maladie à renoncer à sa vie itinérante dans une védrine, Esméralda Romanez a posé ses semelles de vent en Arles. Elle a osé s’opposer aux traditions de sa communauté en apprenant le métier d’infirmière et en scolarisant ses enfants. Elle met toute son énergie et sa poésie dans la protection des droits des Gitans et plus particulièrement des femmes. Elle a été la première femme gitane a siéger dans le comité des Gens du voyage du Conseil de l’Europe. Elle est présidente de l’association de mémoire, de l’internement et de la déportation tzigane et de la fédération européenne des femmes rom et voyageuses. et Son poème m’a beaucoup touchée.
Enfant du voyage, de village en village
Apprends la route qui jamais ne doute.
Apprends l’Amour à chaque détour
Quand la tolérance se balance.
Apprends le pardon après le frisson
D’une injustice qui se glisse.
Enfant du voyage, tendre petit page
Apprends le chemin qui mène à demain.
bu soleil levant au soleil couchant
Laisse chanter ton cœur quand il est bonheur.
Laisse pleurer ton âme si l’autre s’enflamme
De clair de lune en lever de brune.
Enfant du voyage, sur la place d’un village
Quand l’heure est au bourdon, chante-leur ta
chanson.
VIVRE EN LIBERTE ENFANT DU VOYAGE
VIVRE EN LIBERTE ENFANT DU PARTAGE
Esméralda Romanez