Avant de commencer ma chronique, je suis allée chercher sur les étagères où sont rangés tous mes carnets et agendas, un cahier tendu d’un cuir grenat se fermant avec une longue et fine lanière faite dans le même cuir grenat. Stéphane en possède un également mais il est brun. Nous les avions achetés lorsque nous avions été rendre visite à son père qui séjournait à Venise plusieurs mois par an. Il s’y installait pour y peindre en extérieur et échanger avec les habitants et les touristes. Un photographe s’était vu décerner un prix pour l’avoir immortalisé face à son immense toile assis devant le Grand Canal qu’il peignait: le tableau dans le tableau. Ce carnet aurait dû me suivre pendant les 13 mois de notre grand voyage de novembre 2000 à décembre 2001 mais il était trop lourd pour être glissé dans un sac à dos. Je ne l’ai eu avec moi que lorsque nous étions en Nouvelle-Zélande. Pendant deux mois, nous avons fait le tour de l’île du Sud en vélo. Nous transportions nos vêtements, nos sacs de couchage et notre nourriture dans quatre sacoches et, sur le porte-bagage, notre tente et nos tapis.
Ces vélos ont une place très importante dans notre vie. Nos enfants y sont très attachés et nous les ont empruntés comme tout le matériel de camping pour partir aves des amis. Fantôme adorait nous suivre sur les petits chemins autour du plateau et, très durablement, faire la course en tête. Nous lui avions appris à s’arrêter dés qu’il entendait venir une voiture. Nous veillions à ne pas pédaler trop vite et faire des pauses pour ne pas épuiser son coeur. Un chien ne peut pas et ne doit pas courir sans se reposer.
Revenons au carnet. Au dos de la page de garde, une étiquette d’origine dorée sur laquelle est écrit La Ricerca Articoli d’Alto Artigianato S.Marco, 2431, le numéro de téléphone et Venezia. La sculpture d’un lion figure sur l’étiquette. Ma curiosité m’a poussée à surfer sur le Net pour savoir si la boutique existait encore. C’est le cas et j’ai vu des photos du monsieur qui réalise les reliures et accueille les clients. Le site explique que le laboratoire « La Ricerca » a ouvert en 1992 grâce à la mère d’Alessandro Scipioni, qui lui succède avec son père Italo à la tête de l’entreprise familiale. Initialement boutique de reliure, l’entreprise s’est plus tard spécialisée notamment dans la création d’articles en cuir, papier marbré et travaillé entièrement à main. Le marbrage est une technique de décoration chromatique sur papier, tissu ou cuir qui, dans certains motifs, imite une surface de marbre en reproduisant les taches de couleur. Cette technique consiste à déposer le matériel à la surface d’un bain spécialement préparé par l’artisan. Ainsi, grâce aux propriétés de flottaison et de dilatation des couleurs sur le liquide contenu dans le plateau, le motif et la trame se forment. Dans cette petite boutique très colorée sentant bon le cuir, on peut acheter des répertoires, des porte-clés, des cahiers, des cadres, des carnets de croquis et des masques.
Sur la première page, j’ai écrit à l’encre noire: Voyage autour du monde/première partie: la Nouvelle-Zélande ou l’oversea experience/21 novembre 2000-21 janvier 2001. En deux mois, j’ai noirci 113 pages. J’écrivais quotidiennement le soir ou le matin et parfois matin et soir. Cette mémoire fixée alors qu’on vit les choses est inestimable tant les détails, les sensations, les odeurs s’effacent avec le temps. Les photos aussi belles soient-elles ne les restituent pas de la même manière. J’ai déjà plusieurs fois raconté le vol de deux petits sacs à dos dans la chambre d’un hôtel à Calcutta. Dans le mien, le cahier racontant nos semaines dans le Nord de l’Inde au Ladakh et au Népal. Je n’ai jamais pu, ensuite, renouer avec la vérité de ce que nous avions connu et ressenti dans l’Himalaya. Toutes ces notes prises pendant 13 mois devaient servir de trame pour écrire un récit de voyage. C’est ce que j’ai fait à notre retour mais sans que cela débouche sur une publication. Stéphane avait traversé des moments très compliqués pendant nos aventures. Il n’avait pas vécu cette incroyable expérience dont il avait rêvé pendant moins de dix ans avec la liberté nécessaire pour entrer de plain pied dans un projet artistique. Sinon je suis à peu près certaine que nous serions devenus carnettistes.
Si, en ce matin de pluie brouillant les contours du plateau, j’ai été chercher ce carnet, c’est parce que nous avons accueilli pendant trois jours Linda et Mike dont nous avions fait la connaissance sur l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande. Je voulais retrouver les pages dans lesquelles j’avais consigné ces moments vécus avec eux et le père de Mike, J.D. En sortant de la voiture après que Stéphane soit allé les chercher à la gare, Mike m’avait tendu la carte que je leur avais adressé pour la nouvelle année en 2004 et dans laquelle je leur redisais combien nous serions heureux qu’ils viennent nous voir en Provence. Après notre grand voyage, nous nous étions installés dans le Gard, à Pont-Saint-Esprit, dans la bonne et vieille maison de famille, le temps de retrouver nos marques et des métiers. Nos filles sont nées dans le Gard. Pendant presque quatre ans, nous avons amplement sillonné la région notamment en vélo passant si facilement du Gard à l’Ardèche ou au Vaucluse, à la Drome ou encore aux Bouches-du-Rhône quand nous allions en Camargue. Nous avons très souvent reçu nos proches. La Provence est une région magnifique encore plus en dehors de l’été.
Quand Mike m’a tendu la carte, j’ai souri en lui disant que le Loiret était assez différent de la Provence. Linda et Mike arrivaient de Lyon et, avant, ils avaient passé une semaine dans le Luberon. Ils étaient heureux de découvrir un autre visage de la France. Linda et Mike partagent leur vie entre Christchurch et Staging Post. Christchurch est la seconde plus grande ville de Nouvelle-Zélande après Auckland et la première de l’île du Sud. Elle se situe sur la côte Est et est la capitale de Canterbury. Christchurch a été longtemps le point de départ de plusieurs expéditions en Antarctique. Entre 2010 et 2016, la ville a été frappée par plusieurs tremblements de terre et le 15 mars 2019, deux mosquées ont été visées par un attentat faisant 51 morts. La Nouvelle-Zélande a eu pendant 5 ans à sa tête une femme, Jacinda Ardern qui a mis au monde une petite fille alors qu’elle était Première Ministre. Elle a démissionné s’estimant trop fatiguée pour continuer de mener à bien sa mission. Staging Post se trouve à une heure trente de Christchurch en voiture et à 50 kilomètres de Kaikoura ou de Hammer.
Quand nous avions séjourné à Staging Post, nous avions passé plus de temps à échanger avec J.D. et sa gouvernante Gypsy qu’avec Linda et Mike. J.D était déjà un monsieur d’un certain âge qui aimait nous recevoir à l’heure de l’apéritif dans son salon. Un feu de cheminée réchauffait la grande pièce. Il nous offrait un verre de porto et des crackers avec du cheddar. Il écoutait une chaine de la BBC diffusant essentiellement des émissions historiques. A l’époque, Linda et Mike nous avaient expliqué leur choix de ne pas avoir d’enfant motivé par le lupus que Linda avait développé à l’âge de 12 ans et des fragilités psychologiques chez les membres de leurs deux familles.
Le matin, Mike et moi sommes les premiers à la table du petit-déjeuner si bien que Mike peut me raconter l’histoire de sa famille. Son arrière-arrière grand-père a quitté l’Ecosse en 1860. La ferme de ses parents n’était pas assez grande pour faire vivre toute la fratrie. Il a embarqué sur un bateau de Londres en direction de la Nouvelle-Zélande. Auparavant, il avait fait fortune en vendant du whisky de contrebande dissimulé dans des vessies de porc. En raison des distances à parcourir et du peu de points de ravitaillement en combustible sur la route, seuls des navires à voile étaient utilisés. Les voyageurs devaient s’y entasser pour une traversée d’au moins quatre mois. Les voiliers étaient insalubres, dangereux, et les infortunés migrants souffraient de faim et de maladie. Nombre d’entre eux n’arrivaient pas à destination. Au quotidien de la vie à bord très difficile, il fallait ajouter les traversées de mers froides, charriant parfois des icebergs. Les navires étaient alors conçus pour être les plus rapides possibles, au dépend des conditions de transport. Les armateurs les appelaient « Fast packets » ou « Clippers ». Une fois sur place, les colons arrivaient dans un pays où tout était à construire.
Mike nous raconte que son ancêtre qui s’appelait John a jeté son dévolu sur une terre sur l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande non pas pour son potentiel économique mais car elle lui rappelait son Ecosse natale. Il ne devait jamais revoir les siens. C’était vraiment un ticket sans retour. Il a ensuite élevé des moutons venus d’Angleterre. Sa femme et lui ont eu onze enfants et neuf ont atteint l’âge adulte. Quand Mike a fêté ses 60 ans, Linda et lui ont organisé une grande réunion et plus de 600 MacFarlane étaient présents. Certains s’étant mariés à des femmes maories. Mike est le plus jeune de sa fratrie. Il est fâché avec son frère ainé et son frère cadet est mort à l’âge de quarante ans. Mike avait perdu sa mère l’année de ses dix ans alors qu’il venait de rentrer au collège. Sa grand-mère maternelle a joué un rôle essentiel dans sa vie. Mike est associé dans un cabinet de conseils en investissements, quand Linda était publicitaire avant de quitter l’Australie. Ils consacrent beaucoup de temps au domaine qui est immense et accueille de nombreux visiteurs. J.D. resté veuf était un homme excentrique dépensant l’argent de manière inconsidérée. Toute sa vie, il avait été marqué par le débarquement sur les pages normandes à l’âge de 18 ans. Presque tous ses camarades de classe étaient morts en Europe. Quand nous étions avec lui, il évoquait ce projet sur lequel il travaillait consistant à rendre hommage à tous les garçons de sa classe. Mike et Linda l’ont aidé à terminer le livre qui a été édité et a permis des échanges avec les familles de ces jeunes hommes morts alors qu’ils étaient à peine sortis de l’adolescence.
Mike nous rappelle que son père était un vrai marin et qu’à l’époque où il travaillait à Londres on lui avait offert de s’embarquer sur un voilier baptisé Pamir. Il était le troisième d’une série de huit dont tous portaient un nom commençant par un « P ». C’était un quatre-mâts barque sorti des chantiers de Hambourg en 1905. Affecté au transport du nitrate sud-américain, attribué à l’Italie en 1920 au titre de dommages de guerre, racheté par une compagnie allemande, vendu à une compagnie finlandaise qui l’emploie pour transporter le blé australien, saisi en 1941 par la Nouvelle-Zélande alors qu’il était au mouillage dans le port de Wellington, restitué à la compagnie finlandaise, le Pamir fut le dernier navire de commerce à doubler le Cap-Horn en 1949. Modernisé, équipé d’un moteur auxiliaire il était utilisé comme navire école de transport de marchandises sur la liaison pour l’Argentine avant d’être désarmé en 1957.
Le , le Pamir mettait les voiles à Buenos Aires à destination de Hambourg avec à son bord un équipage de 86 membres, dont 52 cadet et un chargement de 3 780 tonnes d’orge stocké en vrac dans ses cales et réservoirs de ballast. Le , il fut frappé par l’ouragan Carrie et, par un temps effroyable, prit rapidement de la gîte vers bâbord car le grain commençait à se déplacer. Il eut le temps d’envoyer un signal de détresse avant de chavirer et de couler en trente minutes au milieu de l’Atlantique au large des Açores. La recherche de survivants dura neuf jours. Seuls six marins, dont deux cadets, furent recueillis en vie. Le naufrage fut vécu comme une tragédie autour du monde et reçut une large couverture de presse. L’affaire fut portée en devant le tribunal maritime de Lübeck avec pour conséquence que fut imposée, à l’avenir, l’utilisation de canots de sauvetage pneumatiques résistants car, sur le Pamir, les canots étaient majoritairement en bois.
Je n’ai pas retenu la date à laquelle J.D. s’était vu proposer de naviguer à bord du Pamir. Linda et Mike sont eux aussi de grands amoureux de la voile. Linda a beaucoup pratiqué en Australie. Toute la famille maternelle de Linda était allemande et, enfant, elle parlait l’allemand. Son grand-père qui refusait de tuer des hommes au moment de la seconde guerre mondiale s’était sciemment blessé à la cheville. Mais, plus tard, il avait été envoyé sur le front russe dont il était miraculeusement revenu. J’interroge Linda et Mike sur la vie des Maoris en 2023. Linda répond que le gouvernement donne des noms maoris à tout ce qui était anglais mais que cela n’est qu’une mesure de surface. La situation des Maoris reste très difficile en Nouvelle-Zélande. Les Maoris s’efforcent de renouer avec leur culture et leur dialecte qui est reconnu comme langue officielle en Nouvelle-Zélande. Les Maoris ne représentent que 14% de la population et vivent essentiellement dans les villes de l’île du Nord.
Mardi, nous avions pour projet de faire visiter le château de Fontainebleau, le Cyclop ou le domaine de Courances à nos amis. Malheureusement, le premier était fermé et les deux autres seulement ouverts le week-end. Linda ayant du mal à se déplacer après avoir subi trois opérations, nous nous sommes tout de même promené dans le parc et les rues de Fontainebleau, baladé à Moret-sur-Loing et le long du canal de Briare. Nous avons veillé à mettre à notre table de bons fromages et à servir différents vins.
Linda et Mike sont repartis hier en fin de matinée pour Cologne en passant par Bruxelles. Ils profitent de ce mois en Europe pour aller voir leurs amis et découvrir des lieux qu’ils ne connaissent pas encore. Ils nous ont offert de revenir les voir. Entreprendre ce très grand voyage avec nos enfants était un rêve. J’aurais aimé leur faire découvrir ce pays magnifique et, cette fois, aller à Dunedin nommé la Edimbourg de la Nouvelle-Zélande. Nous avions tant aimé ce pays que nous avions vraiment envisagé de nous y installer. Dans les moments de creux de ma vie, il m’est souvent arrivé de me demander à quoi aurait ressembler notre vie dans ce pays. Sans Stéphane, jamais, je n’aurais songé à le visiter comme je n’aurais sans doute pas plus été en Amérique du Sud ni en Amérique centrale.
Je me replonge dans mon vieux carnet dont les feuilles étaient déjà jaunies avant que le temps passe. Nous avions séjourné deux fois à Staging Post, la première du dimanche 3 décembre 200 au mardi 5 et, la seconde fois, du 10 janvier au 16 janvier 2001. Voici ce que j’avais écrit à notre arrivée: « L’endroit est magique: plusieurs corps de bâtiments, un tennis, une piscine et des milliers d’hectares de terre. Nous sommes accueillis par une femme charmante qui me fait penser à la maman suisse-allemande de l’une de nos amies. Elle nous conseille l’une des cabanes plutôt que la tente. Après avoir pris une douche, nous allons faire la connaissance de John, âgé de 91 ans. Il a tout d’un chef de clan écossais. Il porte une grosse barbe blanche bien taillé. S’il s’appuie sur une canne, on devine un corps encore vigoureux et un caractère fort. Il nous reçoit dans son salon, assis dans un confortable fauteuil près du feu. Il nous offre un verre de porto. Il nous raconte avoir été en France à sept reprises et tout aimer de notre pays même s’il n’a pas cherché à apprendre notre langue. Il dit avoir été fiancé à une Française mais nous ne saurons pas pourquoi cela n’a pas abouti. C’est son arrière-grand-père qui est arrivé d’Ecosse. Leur propriété était immense avant qu’elle ne soit plus tard démembrée. John a trois fils dont l’un est mort. La dame qui nous a accueillis se fait appeler Gipsy. Deux scotishs et un gros chien se promènent autour de la maison. John a été un grand amoureux de la mer. Nous regardons des photos de lui sur son voilier vendu à un Grec et mouillant dans le port de Vancouver. John a quelque chose d’Hemingway. Il voue à Churchill une vraie passion! La bibliothèque contient un grand nombre de livre écrit par Churchill ou parlant de lui. Cela me fait penser à celle de notre grand-mère et à tous ses ouvrages sur le Général de Gaulle. »
Noël approchait et John commençait à recevoir de nombreuses cartes qui étaient accrochées sur des fils suspendus dans le salon. J’aurais beaucoup aimé passer Noël à Staging Post mais cela n’avait pas été possible. Avec le recul, je sais que je m’attachais vite aux hommes qui auraient pu être pour moi le grand-père que la guerre nous avait volé.
Staging Post est vraiment un endroit très particulier que je vous recommande si, un jour, vous envisagez d’entreprendre ce très long voyage. Ci-dessous, le lien qui vous le fera découvrir.
http://www.stagingpostretreat.co.nz/
J’ai ouvert cette chronique en vous parlant de ce carnet recouvert d’un cuir grenat. Je termine avec lui. Après le récit de nos deux mois en Nouvelle-Zélande, j’ai continué à l’ouvrir ponctuellement. J’y ai raconté ma première grossesse, mon état d’esprit à la veille de la naissance de notre premier ainée, des mots d’enfant de notre nièce Margot, notre séjour dans le Finistère avec ses parents, des bribes de rêves, la naissance de notre cadette, la rencontre entre les deux soeurs. Maintenant, le carnet recouvert de cuir grenat va retrouver sa place sur l’étagère. Je suis heureuse d’avoir tous ces bouts de mémoire inscrits. Ainsi, ils ne s’effaceront jamais.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner