Le week-end s’étire lentement tel un chat. Les grandes dames de fer sont perdues dans la brume. La terre fraichement labourée est lourde. Dans la crèche, les santons sont paisibles. Deux bougies les éclairent. Le petit Jésus est caché dans un placard, toujours emmailloté au fond d’une tasse à thé. Louis rédige son épopée. Victoire travaille sur une mise en scène d’Antigone de Sophocle. Céleste peint un arbre à la gouache. Le résultat est bluffant. Je sais que si Victoire me lit, ce que je vais écrire ne lui plaira pas mais Céleste a reçu en héritage le don pour la peinture de son papi. Victoire n’aime pas les dons. Victoire ne croit que dans le travail. Je lui ai expliqué qu’un don sans travail était comme un été sans soleil. Elle continue à refuser d’entendre parler de don. Céleste me demande de lui couper les cheveux. La pluie empêche Stéphane et Louis d’aller jouer au tennis. Victoire n’a vraiment pas accroché avec la mise en scène très moderne d’Antigone.
Notre Fantôme a eu neuf ans. Neuf ans d’amour sans faille. Pour la première fois depuis qu’il est venu au monde, il nous a dépassés en âge Stéphane et moi. Il a désormais 63 ans. S’il fait toujours la course en tête au début des sorties en vélo, il est derrière dans la seconde moitié. Le canapé rouge du salon est à lui. Quand je m’y installe, il monte et me montre de manière très ostentatoire que j’empiète sur son domaine. Fantôme m’a vraiment aidée à apprivoiser ma vie sur le dos du plateau. Avec Fantôme, tout au long de l’année, je contemple la nature. Je ne suis jamais seule. Ce matin, nous avons surpris un groupe de cinq chevreuils.
Victoire a déjeuné en ville avec des amis avant d’aller au cinéma. La campagne devient difficile pour des adolescents. Quand Victoire était petite, elle m’en voulait d’exprimer l’ennui qui s’abattait sur moi à l’approche des week-end et ma nostalgie de Paris. Elle se fâchait. Elle ne comprenait pas que je préfère la ville à la campagne. Elle était heureuse dans le jardin, sur son vélo, avec ses rollers. Elle était ravie d’accueillir ses amies. Maintenant, elle trouve le temps long. La campagne est merveilleuse pour les enfants, les adolescents et les parents jardiniers ou sportifs et les citadins en mal de verdure.
Nous entrons dans la période où le plateau prend un air désolant et désolé. La pluie tombée avec persévérance cette nuit a creusé des rigoles dans les champs. La tempête qui balaie la Manche secoue le plateau. Les oiseaux continuent de venir piquer les boules de graisse suspendus sous les canisses de la terrasse et à la rambarde de la fenêtre de mon bureau.
A la médiathèque, samedi, j’ai emprunté plusieurs nouveautés. Si nous n’avons pas une vraie librairie, nous avons la chance d’avoir plusieurs médiathèques remarquables. Les années filant, j’ai sympathisé avec certaines des personnes qui y travaillent. Dans une médiathèque, j’évolue comme dans une librairie. Je n’ai pas d’idée arrêtée. Je prends un livre, suis séduite par sa couverture, le grain de ses feuilles, lis le résumé et le glisse ou pas dans mon sac. Parmi les livres que j’ai rapportés à la maison « L’île aux enfants » d’Ariane Bois, « Les brumes de l’apparence » de Frédérique Deghelt, « Le diable et Sherlock Holmes » de David Grann et « Ce que nous disent les arbres du monde » de Jonathan Drori avec de magnifiques illustrations de Lucille Clerc.
Hier soir, après avoir regardé aux trois quarts un film « Bienheureux » retraçant la vie d’Algérois après la guerre civile avec Louis qui, de nos trois enfants, est celui qui va aux choses avec le plus de curiosité, je réussis à terminer le roman d’Ariane Bois. Grâce à l’auteur qui est également grand reporter et critique littéraire, je découvre un pan de notre histoire dont j’ignorais tout et qui est terrible. Il s’agit de la déportation de milliers d’enfants âgé de six mois à quelques années de l’île de la Réunion vers des départements métropolitains dépeuplés comme la Creuse, le Gard ou la Lozère. Ce programme a été décidé par Michel Debré élu député de la Réunion. Il a commencé en 1963 et s’est achevé en 1982. Pendant vingt ans, des enfants ont été soustraits à leurs familles. La Réunion était en plein boum démographique. Les enfants ne grandissaient pas forcément dans un environnement porteur mais ils avaient des familles. Souvent, c’étaient les grands-parents qui prenaient soin d’eux. Les assistantes sociales mentaient aux parents. Elles leur faisaient croire que ce départ était une chance, que les enfants iraient à l’école, entreprendraient de bonnes études. Les parents ne savaient pas lire. On se contentait d’une croix et de la marque d’un pouce trempé dans l’encre. Les enfants se retrouvaient dans un centre avant d’être confiés à une famille d’accueil en vue de l’adoption. Les fratries étaient séparées sans ménagement. Les jeunes garçons travaillaient comme des esclaves dans des fermes. Ils dormaient dans les étables et recevaient la même nourriture que celle qui était donnée aux animaux. La plupart de ces garçons ont fini par fuguer, vivre de petits boulots, tomber dans les drogues. Rares sont ceux qui ont pu mener une vie normale et retourner sur leur île.
http://www.rfi.fr/france/20180119-enfants-voles-reunion-france
Les petites filles étaient mieux loties. Les familles adoptantes ne savaient pas que les enfants avaient encore des parents, des oncles, des tantes et des grands-parents. Le mensonge était double. C’était une époque où on taisait aux enfants la vérité sur leurs origines. La couleur de leur peau les exposait aux railleries de leurs camarades. Il aura fallu attendre février 2016 pour qu’une commission soit mise en place et qu’on établisse avec certitude le nombre d’enfants volés à leurs parents, à leur île. Très récemment, le président de la République, Emmanuel Macron, a estimé » que la politique menée à cette époque était une faute car elle a aggravé dans bien des cas la détresse des enfants qu’elle souhaitait aider ».
La France est un pays qui a toujours su remarquablement bien organiser l’accès à l’adoption. L’accouchement sous X a été pensé pour garantir aux familles un « vivier » d’enfants adoptables. Bien sûr, longtemps on s’est retranché derrière l’argument selon lequel il était préférable de mener à son terme une grossesse non désirée que de l’interrompre…On sait aujourd’hui les ravages de cette adoption et c’est pourquoi le législateur a cherché à en minimiser la violence en permettant aux enfants devenus majeurs qui le souhaitaient d’entreprendre des démarches visant à connaître leur mère biologique. Ces démarches n’aboutissent pas quand la mère n’a pas souhaité laisser des informations ou ses coordonnées pour permettre un jour une rencontre avec l’enfant. Le conseil national pour l’accès aux origines personnelles a été créé par la loi du 22 janvier 2002. Le projet de loi relatif à la bioéthique tend à créer un droit équivalent pour les enfants nés par procréation médicalement assistée. Petit à petit, notre pays qui aime les secrets accepte de renoncer au principe de l’anonymat.
Quand la « greffe » a totalement pris entre l’enfant adopté et ses parents adoptants, l’enfant ne ressent pas le besoin de connaître ses origines. Sa famille adoptante du fait de l’adoption plénière devient sa famille au sens plein du terme. Il la fait sienne. Il trouve sa place dans l’arbre généalogique. Quand la greffe n’a pas pris ou seulement de manière partielle, l’enfant est hanté par cette quête. Il peut fantasmer son histoire, idéaliser cette mère qui n’a pas pu lui donner son nom et l’élever. Parfois, quand la rencontre se fait parce que l’anonymat est levé entre l’enfant et sa mère, cela peut être d’une grande violence. Le film de Mike Leigh, palme d’or au festival de Cannes en 1996, racontait avec beaucoup de justesse la rencontre entre une jeune femme noire et sa mère blanche.
Dans notre famille, une grand-tante avait adopté deux enfants, deux enfants présentant tous deux un léger handicap physique. Le fils aîné s’est tout de suite senti appartenir à cette famille. La fusion a été complète. Avec le second, les choses ont été très compliquées et douloureuses. La rencontre n’a pas pu se faire. Il est demeuré toute sa vie dans la souffrance de ne pas connaître sa mère biologique. Les deux frères ne s’entendaient pas. Ne se reconnaissant pas comme tels, ils ne parvenaient pas à s’aimer.
Nous avons un couple d’amis qui a adopté deux enfants. C’est une réussite absolue! Le garçon et la fille ressemblent si fort à leurs deux parents qu’on ne pourrait jamais soupçonner qu’ils ont été adoptés. Le frère et sa soeur s’entendent à merveille. Le parent est bel et bien celui qui, jour après jour, écoute, répare, guide, entoure, enveloppe, fournit un cadre et cet amour dans lequel l’enfant va puiser pour se construire et avoir confiance en lui.
Bonne semaine à vous toutes et tous!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner