Dimanche, les vacances de février s’achèvent pour les enfants. Les devoirs sont faits. Les contenus des trousses sont vérifiés. Les bouts de gomme déchiquetée, les capuchons orphelins de leurs stylos, les papiers de bonbons tout chiffonnés ont quitté, à regret, les fonds des cartables et des sacs. On fait place nette pour cette nouvelle période qui s’achèvera une semaine après Pâques. Dehors, le vent fait danser les branches du sapin, la balançoire et le trapèze. Le prunus se couvre de petites fleurs d’un rose pâle qui se détachent sur un ciel gris sombre. Quand le soleil, brutalement, perce le bouclier des nuages, le plateau s ‘éclaire d’une lumière magnifique qui, pour moi, est toujours celle du petit mur de pan jaune du tableau de Vermeer si cher à Proust dans sa recherche du temps perdu. L’ocre brun de la terre non encore ensemencée rejoint le vert vif de l’herbe si souvent mouillée et les nuages, massifs, rendent les bouts de ciel encore plus bleus.
Après quinze jours à jongler entre le cabinet, les enfants, les amis des enfants et la maison, je peux, enfin, me retrancher au calme de mon « Ar-Men » et retranscrire ma chronique sur mon nouvel ordinateur portable. Les touches résistent sous la frappe. Nous allons, lui et moi, nous faire l’un à l’autre comme la plume se fait à celui qui lui demande de caresser la feuille de papier selon une certaine inclinaison. Au début, la plume résiste. Elle fait crisser le papier et, ensuite, elle glisse sans effort. Je tape ma chronique que j’ai, par bribes, écrite dans ma tête, surtout le matin, avec Fantôme, à l’heure de la rosée en liberté, des chevreuils étendus sous les pommiers, du premier matin du monde, tous les matins, revisité. Presque tous les jours, Fantôme et moi sommes rentrés détrempés et boueux de nos flâneries à travers champs et en lisière de forêt. Maintenant, si vous le voulez bien, je vais remonter le temps.
Au tout début des vacances, les filles choisissent de rester chez nous avec leur grand-mère venue, normalement, uniquement pour veiller sur Fantôme. Nous partons avec notre petit dernier, Louis, âgé de huit ans, pour Paris. Comme les relations sont souvent tendues entre notre fils et ses deux sœurs, nous pensons que ces quelques jours avec ses parents lui feront du bien. Son papa n’aura pas beaucoup de temps à lui consacrer mais nous ne nous ennuierons pas. Mardi 9 février, ligne six, métro aérien. La pluie griffe les vitres. Louis est sur mes genoux. Ma joue repose sur ses cheveux doux que les feux du soleil ont désertés. Station Chevaleret, un guitariste monte. A son accent, je me dis qu’il doit être sud-américain. Il porte un pantalon à carreaux rouges et bleus. Son visage est de ceux auxquels on a envie de sourire et, d’ailleurs, Louis et le musicien se sourit. Il joue des airs de Nat King Cole. La pluie, la chaleur du wagon, la buée sur les vitres, la douceur des cheveux de Louis sur ma joue, le « quizàs, quizàs, quizàs » : une bulle se forme autour de nous, une bulle de savon qui nous emporte au-dessus des rails du métro aérien, au-dessus de la Seine. On est bien !
On revient de la porte Dorée et on descendra à la Tour-Maubourg. Louis était enchanté de revoir les poissons de l’aquarium abrité par le musée de l’immigration. Cela lui a rappelé une visite avec sa tante et ses cousins peu de temps avant leur départ pour les Etats-Unis. Los Angeles et le Pacifique d’abord, Miami et son Atlantique ensuite. Louis a observé avec la même attention tous les poissons, les anémones de mer, les tortues et les crocodiles. C’est tellement apaisant un aquarium ! Avant de reprendre le métro, nous avons été déjeuner dans une pizzéria. Il était précisé que c’était une pizzéria italienne. Cela m’amuse toujours cette précision ! Ce qui importe c’est que les pizzas soient bonnes pas que le pizzaïolo ait vu le jour dans les Pouilles et, d’ailleurs, je ne serais pas surprise que la plupart des pizzaioli de Paris soient désormais indiens ou pakistanais. La serveuse âgée d’une quarantaine d’année, d’origine nord africaine, avait le visage hermétiquement fermé. Tandis qu’il croquait avec délice dans sa pizza au thon sur laquelle il avait versée de l’huile pimentée, Louis observait la femme. Il guettait un sourire qui n’est jamais venu. Nos enfants sont très déconcertés par les gens qui ne sourient pas. Louis a fini par avoir de la peine pour cette femme. Il m’a dit qu’elle devait être triste ou avoir des problèmes. Je ne lui ai pas dit qu’il y avait des gens qui ne souriaient jamais et que, parfois, ces adultes qui ne souriaient jamais avaient été des enfants qui ne souriaient pas.
Le guitariste a quitté notre wagon. Louis lui a donné une petite pièce. Avant de partir, le matin, quand nous sommes à Paris, je donne aux enfants des pièces qu’ils pourront utiliser durant la journée pour les personnes qui en ont besoin. J’ai observé que Louis donne en priorité ses pièces aux femmes avec des enfants et aux personnes âgées. Il est très malheureux de voir des vieilles dames et des vieux messieurs, seuls, assis sur un bord de trottoir ou sur les marches du métro. Une des plus belles fées qui soient s’est penchée sur son berceau. Elle se prénomme Empathie. Louis mettra des années à l’apprivoiser pour vivre avec elle sans souffrir.
Nous voici devant les Invalides. Je me rappelle un soir d’été, il y a longtemps, très longtemps. Avec un de mes amis, nous courrions pour assister au son et lumière donné pour le 14 juillet. Il me semble que nous avons longtemps couru avant de devenir enfin un peu sage. Louis et moi marchons en direction de la cour d’honneur. Sa petite main chaude au creux de la mienne, froide, me rappelle la mienne se refermant sur celle de mon père au même endroit voici plus de trente-cinq ans. Il marchait toujours très vite sans réaliser les efforts que je fournissais pour m’ajuster à sa foulée. Ce jour-là, il m’avait fait parcourir des kilomètres dans Paris sans jamais se demander si je pouvais être fatiguée. Je l’étais mais je n’avais rien dit. Ces moments, rares, étaient si précieux que je ne voulais pas les gâcher par une plainte. Je sais que s’il avait eu le temps de devenir grand-père, il aurait emmené Valentin et Louis au musée de l’armée. Valentin y est allé avec sa grand-mère. C’est moi qui y conduis Louis. Louis est ravi de voir les armures des rois de France. Il est déjà très calé en matière d’armes. Il est surpris de découvrir des armures pour les enfants. Nous traversons au pas de charge les grandes salles très pédagogiques consacrées aux conflits depuis la guerre de 1870. Louis fait tout de même une halte devant des tranchées en miniature et des uniformes. Il m’interroge à nouveau sur Hitler. En famille, nous avons vu « la femme au tableau » et les enfants commencent à prendre la mesure de la folie d’Hitler.
Mercredi, nous retrouvons Dorothée, une amie de Stéphane dont il m’a beaucoup parlé et que je suis certaine d’aimer. Dorothée nous attend au soleil à l’entrée du musée Rodin, un soleil qui chauffe comme à la montagne en hiver. Un soleil qui évoque des cafés ou des déjeuners passés attablés à la terrasse de restaurants d’altitude entre deux pistes. Le musée Rodin a rouvert ses portes en novembre. Derrière chaque sculpture de Rodin m’apparaît le visage de Camille Claudel que le grand homme né la même année que Zola voulait cantonner au rôle de seconde : maîtresse et élève dans l’atelier du maître. Triste existence que celles de ces femmes éprises de liberté et dévorées par le feu de la création et de la passion amoureuse ! Après le déjeuner, Dorothée part retrouver sa petite fille et Louis et son papa rentrent à Sceaux.
Je continue, seule, ma déambulation dans les rues de Paris. Me voici, comme chaque fois, invariablement attirée par l’autre rive de la Seine, la rive droite. Mes pas me mènent place Colette et je poursuis dans le jardin du Palais-Royal. Presque personne à cette heure de milieu d’après-midi. Les magnolias sont en fleurs. Je ne suis pas certaine que les pigeons s’en soient rendus compte. Le soir, nous allons dîner à Sèvres chez une amie très chère, marraine de notre deuxième fille. Natalie, sans « H » n’en déplaise à Gilbert Bécaud, et ses deux fils ont quitté Singapour où ils vivaient depuis huit ans. Ils prennent leurs marques doucement. Le mari et papa les rejoindra dans quelques mois. Nous sommes les premiers à dîner avec Nat et ses enfants dans leur nouveau chez eux. Nous n’avons jamais pu aller les voir en Asie. Avec Natalie, c’est toute la chaleur libanaise qui nous enveloppe associée au pragmatisme britannique. Presque deux bouteilles de Pouilly-Fuissé plus loin, nous la laissons. Louis est seul désormais. Zaven et Arsène sont allés dormir. Les enfants ne sont pas encore en vacances et toute la petite famille se lève de bonne heure pour pouvoir « skyper » avec Nicolas séparé des siens par sept heures de décalage horaire positif.
Jeudi, je laisse Louis et son papa partir au palais de la découverte et je prends la direction du palais Galliera. J’y ai donné rendez-vous à mon ancien directeur de thèse, devenue, avec les années, une amie. Nous ne nous sommes pas revues depuis un thé au Rostand, près du Luxembourg. Ensemble, nous découvrons les tenues de la comtesse Elisabeth Greffulhe, mécène, muse pour de nombreux artistes, tant écrivains que musiciens, que son mari prenait plaisir à injurier et à humilier dans l’intimité. L’argent venant piétiner le blason. Elisabeth Greffulhe, née Caraman-Chimay, et son mari ont inspiré à Proust le couple de la duchesse et du duc de Guermantes. J’ai finalement bien plus de plaisir maintenant à échanger avec Catherine autour de la haute couture, de la musique, des lettres que je n’en avais avec la question de la qualification juridique du don d’éléments et de produits du corps humain.
Les grandes salles du palais de la découverte, les dinosaures et les ateliers scientifiques ont eu raison des jambes encore petites de Louis. Il rêvait de retourner déjeuner d’une part de pizza piquante dans l’un des restaurants du monde du Louvre. Nous exauçons son souhait. Puis, Louis s’amuse dans une aire de jeux des Tuileries. Immobiles telles les statues de Maillol, les parents frissonnent. Une nouvelle fois, Louis et son papa me laissent continuer ma flânerie dans Paris. Le ciel menace. Je traverse la Seine. L’eau est haute et boueuse. En cette saison, pas un seul couple d’amoureux à l’horizon pour avoir envie de s’embrasser adossé au tronc d’un marronnier comme dans la célèbre photo d’Izis. Je remonte les rues du VIIème arrondissement. Je débouche rue de Sèvres. Je longe le Lutétia. Fermé depuis 2014, il devrait rouvrir ses portes en 2017. De nombreux ouvriers casqués s’affairent. Les façades de l’hôtel disparaissent derrière de hautes palissades. C’est madame Boucicaut, la propriétaire du Bon Marché, qui a souhaité sa construction. Il lui semblait important que ses meilleurs clients venus de province trouvent à se loger dans une maison conforme à leur niveau de vie et à leur confort habituel.
J’ai habité non loin du Lutetia, un peu plus haut en remontant le boulevard Raspail, entre les métros Notre-Dame-des-Champs et Vavin. Je n’ai jamais été attirée par les palaces en particulier et le luxe en général. Je suis sensible aux ambiances, aux êtres et aux histoires qui peuvent avoir marqué un lieu. C’est pourquoi le Lutetia occupe dans mon esprit une place particulière. Nos grands-parents maternels y ont reçu pour leur mariage peu de temps avant la déclaration de guerre en 1939. A la libération des camps, c’est au Lutetia que notre arrière-grand-père venait dans l’espoir d’y lire le nom de son gendre sur une liste. J’imagine comme son cœur de père et de grand-père aurait été heureux et soulagé de pouvoir apprendre à l’une de ses filles que son mari allait rentrer et que sa petite Françoise allait grandir à nouveau à l’ombre bienveillante d’un père. Alors, lentement, la vie aurait pu reprendre. Mais, à chaque fois, l’espoir fut déçu jusqu’à l’annonce officielle en 1947 de sa mort à Mauthausen. Bien des années plus tard, c’est encore au Lutetia que nos parents étaient réunis avec tous les proches de Raymond Barre, alors Premier Ministre, à l’occasion des vœux de nouvelle année.
J’aimerais m’attabler au bar et y refaire le monde ou écrire en songeant à ses illustres clients. Je verrais se matérialiser devant moi Matisse et Picasso, Joyce et Beckett, Consuelo et Antoine de Saint-Exupéry encore très amoureux. Près de moi, très concentré, Albert Cohen noircirait les pages de sa « belle du Seigneur » et je serais tentée de lui dire que j’ai détesté cette histoire d’amour qui croit pouvoir faire l’économie de ce qui est la quintessence d’un couple : le quotidien ! Je verrais aussi Alexandra David-Néel pousser la porte de l’établissement, fatiguée, au retour de l’un de ses voyages en Extrême-Orient. Malraux, lui, raconterait des souvenirs de la guerre civile espagnole.
En 2010, le joyau de l’hôtellerie de la rive gauche a été racheté par un milliardaire israélien spécialisé dans l’immobilier. Si, pendant les travaux, il n’est pas possible de toucher aux parties du bâtiment qui ont été classées comme les grilles d’entrée, les vitraux de Barillet ou les fresques du salon Borghèse, je me demande si, à sa réouverture, le Lutetia aura conservé son âme intacte. En effet, la direction de l’hôtel a chargé la maison « Pierre Bergé et associés » d’organiser la vente aux enchères d’une partie des collections de l’hôtel réunissant plus de 3000 pièces et environ 8000 bouteilles et spiritueux. En 2005, dans son roman « Lutetia », Pierre Assouline raconte la vie de cette maison avant, pendant et après l’Occupation allemande. C’est à sa lecture que j’ai découvert que les personnes en charge du service des vins et de la gestion de la cave avaient pris l’initiative, avant que l’hôtel ne devienne le quartier général de l’Abwehr, le service de renseignements et de contre-espionnage de l’état-major allemand, de monter des murs dans la cave pour y sauvegarder les meilleures bouteilles. Sauver du très bon vin, c’était participer à la protection du patrimoine national ! Avec la vente de ces bouteilles, c’est une partie de l’histoire du Lutetia qui s’envole.
Maintenant que je sais tout ça, j’ai le regret de ne pas avoir décidé d’y aller avant. A défaut d’y dormir dans la suite dite « littéraire » ou « parisienne », j’aurais pu dîner d’un plateau de fruits de mer dans la salle de restaurant inspirée de l’une des salles à manger du Normandie ou boire un verre au bar lors des soirées jazz. Une de mes anciennes patientes qui a, aujourd’hui, soixante-dix-sept ans, me racontait que l’un de ses rêves, avant de mourir, consistait à retourner dormir au moins une fois au Lutetia. Elle voulait y renouer avec des souvenirs remontant à ses études supérieures. Etudiantes, sa sœur et elle, logeaient dans un foyer tenu par des religieuses et quand leur père, un chef d’entreprise ayant fait fortune au Maroc, venait à Paris pour voir ses filles, il descendait au Lutetia et y prenait des chambres pour ses enfants. Pendant quelques jours, Paris était alors une fête pour ses deux jeunes filles qui adoraient leur père.
Avec le Lutetia, je suis confortée dans l’idée qu’il ne faut pas attendre trop longtemps pour assouvir des rêves qui restent accessibles. On se dit qu’on a le temps mais ce sont les êtres et les choses qui peuvent, eux, changer radicalement ou disparaître brutalement. On a tort de penser qu’on a tout le temps…
Anne-Lorraine Guillou-Brunner