« Les mûres sont vertes. Le compte à rebours de l’été a commencé » me glisse Stéphane alors que nous nous promenons à vélo dans une campagne dorée de fin de journée, de fin de moisson. Je n’avais jamais associé les fruits verts des mûres à la mort annoncée de l’été. Elles m’évoquent plutôt de belles fins de journées ensoleillées, beaucoup de gourmandise, les rires des enfants, les vêtements prisonniers des ronces, les mollets griffés et des ongles et des langues d’un beau violet sombre. Le 4 août, nous nous envolerons avec notre fils, Louis, pour la Haute-Corse. Nous y retrouverons une mamie, nos deux filles, Céleste et Victoire, et leur cousine, Louise. L’avion de ma sœur et de ses deux enfants se sera posé sur le tarmac de l’aéroport de Sainte Catherine quelques heures avant le nôtre. C’est ma mère qui viendra s’installer chez nous pour veiller sur Fantôme, Sucrette IV et arroser le jardin. C’est la dernière fois que nous la sollicitons de la sorte. Le temps file. Nous ne voulons pas l’empêcher de profiter de sa maison dans le Gard. L’été prochain, nous partirons avec Fantôme.
Stéphane et moi sommes vraiment à fond de cale. Je suis une femme épuisée et une thérapeute sur le flanc. Souvent, en riant, je dis que j’ai vingt ans de retard de sommeil. C’est presque la vérité ! Comme quoi, l’être humain possède des ressources incroyables ! Prendre soin des personnes qui viennent me voir, m’assurer que je vais tout mettre en œuvre pour qu’elles se sentent vraiment mieux, les écouter avec bienveillance, et, lors de la première partie de la séance de sophrologie qui consiste, par la détente, à modifier l’état de conscience, ne pas perdre le fil, tout ceci devient difficile. Je commence à ranger la maison, à remettre de l’ordre dans les jouets de Louis. Il me reste encore à m’acquitter de ma déclaration trimestrielle de revenus. Comme mon agenda s’arrête à la fin août et que, nulle part, je ne parviens à m’en procurer un autre, j’en suis réduite à écrire mes rendez-vous sur le calendrier des éboueurs, des hommes charmants que je croise souvent, le mercredi matin, avec Fantôme. Cela fait sourire mes patients qui, avec moi, n’en sont plus à une originalité près ! Mes patients sont des êtres merveilleux et, les « anciens », ceux qui pourraient maintenant se passer de nos séances mais qui me restent fidèles veulent s’assurer que le rendez-vous du retour des vacances ne me bousculera pas trop, que j’aurai eu le temps de défaire les valises, de faire tourner les machines, de remplir les trois cartables des enfants avec les nouvelles fournitures scolaires. Ces attentions qui me touchent beaucoup sont liées au fait que j’ai aménagé mon cabinet à l’étage de notre maison et que notre petite vie de famille s’offre avec naturel à la vue de ceux qui en franchissent le seuil. Les chaussures dans l’entrée, les cartables abandonnés, les manteaux avachis sur des fauteuils, les billes, les playmobils et les petites voitures sur les tapis, les poils de Fantôme, les odeurs de gâteaux, tout ceci créé une intimité qui n’est jamais un frein au bon déroulement de l’accompagnement, bien au contraire ! Par ailleurs, dès la porte du cabinet refermée, une petite porte qui fait penser au voyage d’Alice au pays des merveilles, le temps suspend son vol pour qu’une confiance totale s’instaure. On ouvre un autre espace temps fait de voyages dans le passé, au présent et dans le futur.
Mes patients sont ravis que je parte en vacances. Ils sont heureux quand j’ai bonne mine et désolés quand j’ai les traits tirés. Nous allons retrouver la Haute-Corse, le petit village en pierres de Lumio, accroché à flanc de montagne et dominant la baie de Calvi. Je vais renouer avec mes marches matinales chargées en parfums délicieux. C’est le matin, au moment où le soleil essaie de faire glisser ses rayons de l’autre côté de la montagne que j’ai le plus de plaisir à déambuler. Il fait frais. Je profite de l’humidité de la nuit. Tout est calme. La chaleur monte vite, trop vite et elle tue les odeurs et les couleurs. L’an prochain, nous retournerons avec fantôme en Corse et, avec lui, je n’hésiterai pas à m’aventurer plus loin sur le sentier qui rejoint les ruines d’Occi, là, où nous avions vu ce splendide patou. Dans les semaines qui suivaient, Stéphane m’offrait mon quatrième enfant, un enfant tout poilu au regard tendre, Fantôme ! En Balagne, nous allons retrouver la joie des bains de mer, les sorties en zodiac, les promenades dans les petits villages, les rues animées de Calvi, les grandes tablées, les pique-niques sur la plage. Les peaux vont se hâler. Les cheveux vont s’éclaircir. Les traits du visage seront plus lisses. Qui sait, cette année, nous réussirons enfin à aller boire un verre au Tao, haut lieu de la vie nocturne calvaise, située dans la citadelle et fondée par un russe blanc.
Je suis heureuse de retourner en Haute-Corse mais je suis un peu triste de ne pas aller dans le Gard, de ne pas retrouver la bonne et vieille maison de Pont où nous ne restons jamais plus d’une semaine. Une semaine c’est si court pour retrouver des êtres et des lieux qu’on connaît depuis si longtemps ! Pas de café avec les habitués, pas de marché sur les allées plantées non plus de platanes mais de micocouliers, de journal acheté à la maison de la presse, de marches le long du Rhône face au Ventoux, de confiture d’abricot, de sachets de lavande, de promenades dans l’Ardèche et d’hirondelles pour me réveiller le matin.
Alors, je vous donne à lire une chronique que j’ai écrite à la fin de l’été 2009 dans laquelle je raconte des souvenirs d’enfance l’été en Provence. Une époque sans bateaux de fortune transportant des centaines de migrants désespérés, sans attentats terroristes en Europe, sans faux état d’urgence, sans indécente polémique autour de l’horreur de Nice. Une époque révolue ?
Quand nous quittions l’autoroute, à hauteur de Bollène, la journée était déjà bien avancée. Après des heures d’un ennui mou, nous reprenions vie. Une belle fumée blanche s’élevait dans un ciel limpide au-dessus des réacteurs nucléaires. Au Tricastin, des ingénieurs à l’esprit recycleur n’avaient pas encore songé à faire patauger, par centaines, des crocodiles dans les eaux chaudes de la centrale. A cette époque qui, aujourd’hui, me semble presque préhistorique, de la terre sèche des champs environnants n’avaient pas encore surgi les corps élancés des éoliennes blanches remuant leurs grands bras, et cherchant à séduire le vent tempétueux du couloir rhodanien pour en capter la force. Le paysage ne portait pas davantage les cicatrices modernes des ouvrages édifiés pour mettre les Parisiens à deux heures quarante du festival d’Avignon et des bastides nichées autour d’Uzès et les criques phocéennes à trois heures des ponts enjambant la Seine. Nous étions au début des années 70. Autant dire au siècle dernier !
C’est avec une immense joie, doublée d’une légèreté retrouvée, que la voiture s’élançait à l’assaut des derniers kilomètres de route, jalousement protégée par deux allées de platanes somptueux dont les frondaisons s’entremêlaient avec lascivité. Le bleu de la lavande commençait à passer et les cœurs des tournesols étaient déjà bien secs. Plus de cerises dans les arbres mais des pêches, des abricots, des nectarines et des amandes fraîches. Enfin, nous roulions au dessus des arches du vieux pont et nous contemplions la ville. Nous savions le Ventoux dans notre dos mais ne cherchions pas à le découvrir à ce moment-là. Nous étions si heureuses de retrouver notre bonne et vieille maison de Pont. Nous l’avions quittée à Pâques et nous la laisserions début septembre pour ne la retrouver qu’à Noël. La porte, après des mois d’absence et quelques pluies diluviennes, résistait aux tours des deux clefs. Le bois, peint en bleu, avait joué. Sur les carreaux de l’entrée, un amas de réclames en tout genre dont les feuilles, déjà jaunies, étaient couvertes par la poussière fine des berges du Rhône, soufflée au-dessus des toits de la ville, par jour de grand Mistral. Nous prenions d’assaut le bel escalier à vis et nous nous précipitions dans nos chambres. Encore aujourd’hui, il m’est impossible de mettre des mots sur l’odeur si particulière qui plane dans cette maison et qui est tout, sauf une odeur de renfermé ou d’humidité, propre aux maisons de campagne situées au nord de Valence. A cette indéfinissable odeur s’ajoutait l’impression d’une vraie présence, celle, peut-être, des âmes de nos arrière-arrière-grands- parents. Les araignées avaient eu largement le temps de reprendre leurs habitudes et la poussière s’était insinuée à peu près partout. Des couples d’hirondelles avaient élu domicile dans l’escalier de la cour intérieure menant à la cave. Notre mère avait besoin de trois jours plein de nettoyage pour, enfin, commencer, en lâchant la pression, à se sentir un peu chez elle. Pendant ces fameux trois jours, toute communication entre elle et nous devenait impossible.
Les jours s’écoulaient tranquillement entre bains dans l’Ardèche, après-midi à la piscine municipale de Pierrelatte, excursions dans les villages alentours, pique-niques dans la garrigue avec cueillette de thym frais qui irait bientôt rehausser des rattes sautées, concerts de musique classique et quelques journées en Camargue, sur la grande plage sauvage de l’Espiguette. A cette époque, la rue de notre maison était encore relativement commerçante. Les enseignes de la grande distribution n’avaient pas encore tué ce que personne ne pensait, alors, à appeler des commerces de « proximité ». Juste en face de la maison, l’épicerie d’Angèle où nous adorions faire des emplettes. Je me trompe peut-être, mais je crois me rappeler que de la porte d’entrée de la boutique dégringolaient ces longues et rigides langues de plastique vert destinées à empêcher les stations prolongées des mouches au-dessus des plateaux de fruits mûrs et des petits fromages de chèvre, bien transpirants en fin de journée. La rue comptait aussi son boulanger-pâtissier, un monsieur d’origine arménienne ayant survécu au génocide. Le pain ne m’a pas laissé de souvenirs indélébiles, les brioches et les meringues, si. Les brioches étaient toutes petites et leur mie incroyablement fondante. Nous avions aussi un boucher, un cordonnier et une marchande de souliers. Plus haut, encore, la dame de la presse, sorte de femme à barbe, assez repoussante, capable de jurer tant en Français qu’en Provençal. Son vieux chat noir au pelage mité dormait au milieu des livres de la vitrine. Une vilaine cataracte avait éteint son œil gauche mais le droit pétillait pour deux. Elle avait ses têtes et, par bonheur, nous en étions.
Dans les premiers temps des vacances spiripontaines, nous nous amusions bien, puis, venait toujours un moment où les journées semblaient plus longues. Alors, nous nous mettions à tourner en rond dans la grande et vieille maison dont nous avions poussée la porte avec tant de joie au début de l’été. Hormis deux petites voisines habitant de l’autre côté de la rue, nous n’avions pas d’amis et peu de cousins géographiquement proches pour échapper à cet ennui qui s’abat sur certaines enfants au creux de l’été. Nous étions lasses, à l’heure où la grande chaleur condamne les Provençaux à la sieste, à l’ombre de leurs volets, de confectionner des objets en pâte à sel, de fabriquer des petits sachets de lavande. Nous étions fatiguées des promenades le long des murets de pierres sèches dans lesquelles nous finissions toujours par contrarier le sommeil d’une vipère. C’est dans ces moments-là, qu’avec une impatience grandissante, je commençais à espérer l’arrivée des forains.
Et puis, un matin, mon rêve était exaucé. Ils avaient pris possession des allées du Midi et du Nord, reléguant le grand marché du samedi matin du côté de la gare. Leurs maisons mobiles et leurs attractions bariolées encerclaient la petite ville en une sorte d’immense boa. Il m’a toujours semblé que les forains étaient perçus avec hostilité par les citadins. J’imagine que si on disait ne pas envier leur mode de vie, on ne pouvait pas s’empêcher de jalouser quand même un peu leur liberté. Tandis que les hommes, rapidement torse nu, montaient avec une apparente facilité les lourdes structures métalliques des attractions, les femmes, flanquées de leurs enfants, partaient en direction du beau lavoir situé presque en dehors de la ville.
Au retour d’une cueillette de mûres, le dessous des ongles imbibés de sirop noir, les jambes couvertes de mille zébrures fines, les cheveux en bataille et décolorés par le soleil, j’aimais bien m’arrêter, à l’ombre odorante d’un figuier, pour les regarder. Les femmes plongeaient leurs bras dans l’eau fraîche jusqu’aux coudes. Les vêtements étaient savonnés sur les pierres plates et polies par des générations de labeur puis, battus et rincés. Les femmes chantaient et riaient. Rien de telle que la gaieté pour alléger les tâches les plus dures ! Les enfants s’éclaboussaient. Certains se risquaient même à entrer dans l’un des deux longs bassins du lavoir. Le linge était ensuite étendu à des rangées de files. Les enfants jouaient entre les vêtements et leurs silhouettes dessinaient des ombres mouvantes sur les tissus blancs, parfumés au savon de Marseille. J’aurais bien aimé entrer dans leur danse mais je n’ai jamais osé.
A la tombée de la nuit, notre père nous emmenait à la fête foraine. Nous naviguions, légèrement drogués, entre les odeurs de barbe à papa, de beignets ruisselants de graisse, de pommes d’amour écoeurantes, les musiques s’échappant des attractions, les concerts de klaxons des auto-tamponneuses, les exhortations des forains à venir ressentir, dans le bateau pirate, le grand frisson, à connaître dans le train fantôme ou la maison hantée, une intense frayeur, à hurler de rire dans le palais des glaces, sorte de labyrinthe aux verres déformants et à emporter une peluche géante au tir à la carabine ou une babiole cent pour cent pétrole à la pêche aux canards. Dans mon souvenir, les femmes de forains étaient, le plus souvent décolorées en blond et leurs talons étaient si hauts qu’ils donnaient le vertige. Tous les hommes semblaient fumer cigarette sur cigarette. Quant aux enfants, quel contraste saisissant entre les scènes de légèreté du matin au lavoir et le sérieux des visages qu’ils affichaient depuis que les manèges avaient commencé à tourner, à briller de mille feux et à s’élever au-dessus des tuiles des toits des maisons. Ce n’étaient plus des enfants mais des adultes en miniatures tirant fierté de l’aide apportée à leurs parents. Des petites filles de nos âges, voire plus jeunes, récupéraient les tickets avant le début des tours. Leurs traits étaient figés et des cernes bleutés tombaient au-dessus des pommettes. De jeunes garçons réarmaient les carabines. On assistait toujours à la scène d’un tout-petit hurlant depuis le cheval, la voiture, l’hélicoptère sur lequel ses parents, croyant lui faire plaisir, l’avaient installé, aux caprices de ceux qui pleuraient, non pas parce qu’ils avaient peur du manège, mais parce qu’ils ne voulaient plus en descendre, d’adultes redescendant, le cœur au bord des lèvres, d’une des nouvelles attractions répondant au « plus vite, plus haut, plus fort ».
Longtemps encore, après que nous ayons quitté la fête, nos oreilles bourdonnaient et le sentiment d’être toujours en dehors de la réalité persistait. Nous finissions par nous endormir, au son des clameurs de la fête et de la foule. Au vieux lavoir, les yeux censés lancer des éclairs des deux visages de Poséidon, sculptés dans une pierre aussi blanche que tendre et protégés par quatre tridents, se fermaient. Derrière les paupières froides, le souvenir de femmes et d’enfants s’égayant au-dessus de l’eau clair et fraîche de ses deux bassins.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner