Chez vous, je ne sais pas comment ça se passe, mais chez nous, les mardis soirs, flotte dans l’air comme un parfum de grandes vacances. Avec un zeste d’imagination et à la condition de s’abriter à l’ombre de ses paupières closes, on peut entendre le bruit rythmé des vagues venant menacer, sur le rivage, les châteaux de sable des enfants, la voix chaude et forte du vendeur ambulant de glaces et de beignets, bientôt couverte par celle de monsieur « chouchous », les cris des adolescents disputant des parties endiablées de beach volley. On peut respirer l’odeur de l’ambre solaire. On peut ressentir, après un bain de soleil prolongé, la fraîcheur de l’eau de mer, particulièrement sensible, à un endroit très précis situé entre le nombril et les côtes flottantes .
Le sable glisse doucement entre les doigts des mains largement ouvertes. Des cerfs-volants tournoient dans un ciel sans nuage. Une petite balle rouge vient atterrir sur votre serviette. Avec un grand sourire, vous la tendez à la petite fille qui tient, dans sa main, une raquette en bois trop lourde pour elle. À quelques mètres de là, son papa attend, derrière de larges lunettes de soleil, que la partie reprenne. Avant que le grand parasol à larges rayures bleues et blanches de vos voisins de droite ne fonde sur vous, à la faveur d’un éternuement du mistral, vous ouvrez les yeux et contemplez la scène qui s’offre à vous.
Dans son bureau ouvert, votre mari finit d’envoyer les derniers mails de la journée. Vous êtes presque surprise qu’il ne soit pas en maillot de bain, que ses cheveux ne soient pas humides et qu’il ne soit pas étendu sur une serviette de bain. Dans le lointain, vous percevez les plaintes rauques d’une tondeuse à gazon. Votre cadette suit, avec une concentration digne d’un Kasparov, un des dessins animés diffusés par la chaîne Gulli. Vous notez que ses mains sont noires comme du charbon et que ce petit détail ne l’empêche pas de sucer activement son pouce. Vous observez, également, qu’elle est assise, en tailleur, avec ses chaussures, sur le canapé beige. Dans la pièce du fond, votre aînée et son petit frère revoient pour la énième fois « Le château ambulant ». Votre fils est confortablement installé sur les genoux de sa grande sœur. Le pouvoir des images est tel qu’on les croirait transformés en statues de sel.
Dans la baignoire, l’eau a déjà perdu quelques degrés. Elle sera tout à fait froide quand l’un des enfants y trempera le premier orteil. Dans la cuisine, vous avez oublié les coquillettes plongées dans une eau bouillonnante que vous êtes toujours incapable de saler correctement. Quand vous les précipitez dans la passoire, après vous être précipitée vous-même pour éteindre le feu sous la casserole, elles ne sont plus du tout « al dente ». Elles sont molles et leur indice glycémique explose. Comme vous avez lu Winnicott, vous ne culpabilisez pas et vous dîtes que vos enfants ont beaucoup de chance d’avoir une «good enough mother ». Dans une volonté de simplification propre à un hémisphère gauche qui se croit en vacances, et parce que l’expression traduite dans notre langue dénature le sens que Winnicott lui donnait, disons que, dans la série « desperate housewiwes », il vaut mieux être une mère façon Lynette, plutôt que Bree.
Il est plus de sept heures. En temps normal, l’écran de la télévision est noir, noir comme le bureau des enfants couvert de feuilles, feutres, découpages en tout genre, tampons, et, dans les jours fastes, de boules de pâte à modeler. Ils sont déjà lavés. Le couvert est mis et les coquillettes n’ont pas cuit plus de 11 minutes. Vous leur avez préparé une salade fraises, poires, bananes, mouillée de jus d’oranges.
Quand vous remontez, après avoir égoutté les coquillettes, votre cadette est étendue sur le canapé. Elle a enlevé ses chaussures. Sous vos pieds, ça crisse. Vous baissez les yeux. Des centaines de petits grains, en provenance directe du bac à sable de la cour de récréation de l’école maternelle, se sont répandus sur le parquet. Vous savez que cette scène se reproduit, dans toutes les maisons, de la fin avril aux premiers jours de juillet. Vous battez le rappel et sifflez la fin des vacances. En un rien de temps, les enfants sont lavés, habillés et prêts à dîner.
Quand votre aînée vous demande : « Tu as préparé quoi maman pour le dîner ? », que vous lui répondez « Des coquillettes » et qu’elle vous rétorque « Encore ! », vous prenez une grande respiration et vous lancez dans un long monologue sur les bienfaits des sucres lents.
Le soir, dans votre lit, vous êtes heureuse car vous avez trouvé le temps de changer les draps. Ils sentent bon. Ils sont frais. Vous n’avez plus qu’à vous préparez à vivre idéalement la journée du mercredi qui pour vous peut, parfois, être anxiogène, surtout, en fin d’après-midi quand vous ramenez chez vous, dans votre voiture qui malgré vos efforts se salit aussi vite que vous la nettoyez, vos trois enfants, fatigués, agités et remontés les uns contre les autres.
Quand vous êtes lasse de les exhorter au calme, de leur demander de cesser de se chamailler, vous imaginez que vous êtes le chauffeur d’une limousine. Vous roulez le long de la cinquième avenue. C’est l’automne. Les arbres de Central Park flamboient. Vous croyez avoir vu passer, juste devant vous, Sally et Harry se tenant par la main.Vous appuyez sur le bouton qui remonte la vitre de séparation entre vous et vos passagers à l’arrière. C’est magique. Vous ne les entendez plus. Le calme revient en vous. Vous êtes bien et vous vous mettez à chanter « New York, New York ». Comme quoi, il est facile de passer de l’autre côté du miroir !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner