Ce matin, avec Fantôme, quand nous poussons la grille en fer forgé de chez Muguette, nous les trouvons Pépette et elle dans le potager. Pour y accéder, on traverse la cour; on longe une haie de chèvrefeuille; on passe devant le poulailler et enfin une sorte de lieu fourre-tout. Muguette arrose ses pieds de haricots. Elle me fait observer les tomates qui se sont formées le long du mur. Elle peste devant les haricots qui ne poussent pas. Les bras des potirons s’étirent de plus en plus sur le sol et donnent de grosses fleurs jaune orangé très proches de celles des courgettes. La courgette vietnamienne, elle, déploie des fleurs blanches. Les fleurs des poireaux seront bientôt emprisonnées dans des bas. Le thym et le romarin sont superbes. Ce matin, Muguette porte des bottines en plastique. Elle a abandonné un tire-bottes avec l’une des ses trois paires de crocs (la kaki) près du poulailler.
Je dépose une part de tarte aux pommes sur la table de la cuisine. L’escabeau est sorti. Cela veut dire que soit Muguette va s’attaquer à ses cuivres soit qu’elle a remonté la pendule qui se trouve au-dessus de la porte. La manche d’un chandail trempe dans une cuvette. Ma mémoire enregistre la place de chaque objet. Je réalise que plus je vieillis et plus j’aime les objets utiles qui racontent un quotidien. J’aime les outils de jardinage de Muguette. Ils sont anciens. Certains ont été donnés à Muguette par ce monsieur qui l’aimait comme l’enfant que sa femme et lui avaient fait le choix de ne pas avoir. Un enfant de coeur parfois, c’est mieux qu’un enfant par le sang, un enfant choisi plutôt qu’un enfant subi.
Je retrouve Muguette et Pépette dans le potager. Muguette possède une très belle collection d’arrosoirs suspendus près de ce qu’elle appelle sa tonne: un réservoir contenant de l’eau tiré de son puits. Pépette gratte le bas de mon pantalon. Elle veut que je la prenne dans mes bras. Je m’exécute mais je n’ai pas la force des bras de Viking d’Eugène dont nous entendons la vieille fourgonnette bleue démarrer. Eugène vient de terminer un bassin pour des carpes. Il ne lui reste plus qu’à y ajouter les nénuphars. Léa et Léo, ses deux petits-enfants, aiment beaucoup faire tourner la bétonnière avec leur grand-père. Muguette me demande de programmer sa machine à laver le linge sans prélavage. Elle va changer ses draps. La couette d’hiver et les gros anoraks sont remisés depuis longtemps au grenier. Avant que je parte, elle me coupe avec son couteau deux laitues. Je vois les feuilles tomber. Bientôt, il ne reste plus que les coeurs. Les feuilles seront pour Coco et ses dames. Coco raffole du « vert » comme dit Muguette.
Nous apprécions tous Muguette pour son humour, sa sagesse, sa capacité à vivre un jour après l’autre et à ne rien attendre des autres. Muguette est très rarement critique. Elle ne porte jamais de jugement sur ses enfants. Elle les aime comme ils sont. Muguette parle à toutes celles et à tous ceux qui ont vécu à la campagne ou y ont passé des vacances avec des grands-parents. Muguette porte en elle quelque chose d’universel qui aurait pu disparaître mais devrait survivre: le lien essentiel qui unit l’homme à la nature et lui permet d’entretenir avec le temps un rapport simple et sain.
Au réveil, Muguette a mal partout. Elle se sent gagnée par la rouille. Puis, l’activité aidant, les douleurs cèdent, le corps se redresse et la marche est fluide en dépit des yeux qui ne voient presque plus et de la canne qu’elle a tendance à perdre régulièrement. Muguette a un corps solide et puissant comme toutes celles et tous ceux qui ont eu un métier physique. Muguette a commencé à travailler à quatorze ans comme fille de ferme. Elle conserve de merveilleux souvenirs des années passés dans une famille qui était devenue un prolongement de la sienne. Des saisonniers italiens venaient grossir les rangs plusieurs mois dans l’année. Ils emportaient toujours avec eux un gros morceau de parmesan apprécié de tous. Les repas préparés par Valentine dite Tine, la grand-mère, étaient partagés à la même table. Muguette attaquait la première traite vers cinq heures du matin et celle du soir avait lieux aux alentours de dix-sept heures. Muguette a conservé le trépied sur lequel elle a passé tant d’heures dans l’odeur de l’étable et la chaleur des bêtes. La marraine de notre père, dans sa micro ferme du Finistère, en avait un également. Elle m’avait montré comment traire une vache quand j’étais enfant. je n’avais pas assez de force dans les doigts pour y arriver. Le lait chaud tombant dans la berthe faisait de la fumée.
Tous les jours ou presque, je mesure la chance qui est mienne de passer du temps avec Muguette. Je m’interdis de penser à ce que sera le plateau sans Muguette et sans Fantôme. Fantôme a décidé d’un nouvel itinéraire qui nous conduit de l’autre côté du plateau et nous fait longer l’ancienne voie de chemin de fer. Avant de rentrer, nous nous arrêtons à la mare des Bernard. Fantôme s’y désaltère. Je regarde les grenouilles qui sautent dans l’eau depuis les feuilles des nénuphars dont les fleurs s’ouvrent à peine. Les nuages se réfléchissent à la surface de la mare. Les iris sauvages ont disparu. De gros chardons se forment. Gudule, le vieil âne inconsolable depuis la mort de son ânesse et de son ânon, vient nous saluer sous le tilleul. Je ne vois pas Rosalie, la truie qui ressemble à un cochon corse. Rosalie est assez neurasthénique. Philippe, son maître, se demandait si je pourrais lui venir en aide. Rosalie aime qu’on lui grattouille le dos et les flancs avec un bâton. Alors, ses longs cils presque blancs se ferment sur ses yeux.
Après la ferme des Bernard, la croix de saint Jean dépassée, nous prenons le temps de discuter avec une dame que j’aime beaucoup. Son mari et elle partagent leur vie entre Malakoff et la campagne. Ils possèdent aussi un petit appartement à la Grande-Motte. Cette dame est née dans le Finistère dans un village très proche de celui où notre père avait des racines. Quand elle est venue au monde, ses parents qui travaillaient à Paris, l’ont confiée à la garde de ses grands-parents. Elle ne voyait ses parents que rarement, à Noël et pendant l’été. Quand ses parents ont eu un second enfant, un fils, ils sont venus chercher leur aînée. A l’âge de huit ans, on l’arrachait à ses grands-parents et à sa campagne bretonne. Elle a beaucoup pleuré et eu du mal à s’acclimater à la vie parisienne. Elle aime bien évoquer avec moi son enfance à Clohars-Fouesnant. Comme beaucoup de bretonnes de sa génération, elle marche mal. Elle devrait se faire opérer des hanches mais elle repousse toujours.
Dans les champs qui ne sont plus traités apparaissent des îlots de petits chardons mauves, des marguerites et sur les bordures des coquelicots. Pas encore de bleuets ici. Cela viendra. Une semaine très chaude s’annonce. La terre est sèche. Muguette se fait du souci pour les potagers. Les sapins et les mélèzes meurent dans les plaines. Le réchauffement climatique est si rapide qu’ils sont pris de court et ne parviennent pas à s’adapter. Nous avions un bouleau argenté devant la maison que j’aimais beaucoup. A l’automne, ses feuilles se faufilaient dans l’entrée. Il est mort. Ses bras-branches pendent sans vie le long de son corps-tronc. Sur les canisses, la glycine s’offre une seconde floraison.
Je guette le début de la moisson, temps normalement béni par les agriculteurs, temps heureux où on récolte le fruit de son labeur. Malheureusement, une nouvelle fois, la récolte ne sera pas bonne. Je profite de ces derniers jours sur un plateau vivant et coloré. Après la moisson, le plateau présentera cet air désolant et désolant que je n’aime pas. Ce sera la fin d’un cycle et, déjà, le début d’un autre.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner