Chronique d’un collier de perles de bonheur

Avec les années (16 ans en septembre), la maison, la longère accrochée au dos d’un plateau, est devenue une authentique maison de famille. Je pensais que seules les maisons de nos parents pouvaient recevoir cette appellation de « maison de famille » puisque plusieurs générations s’y côtoyaient mais la nôtre l’est devenue. Elle a pris cette dimension car elle est celle qui, par sa situation géographique et ses dimensions, se prête sans effort aux grandes réunions de famille. Au maximum de ses capacités, la maison peut accueillir seize personnes: deux dans mon bureau, deux sur le canapé de la mezzanine, deux dans la chambre de Louis, deux dans la grande chambre de l’étage, deux dans celle de Victoire et de Céleste, deux dans la nôtre et encore deux dans des lits d’appoint. On pourrait aussi installer cinq personnes dans deux tentes.

Une maison de famille, c’est un endroit familier dans lequel on a ses repères. Un lieu qui ne change pas ou peu. Les pièces conservent la même destination. Ainsi, on peut dire: « Je m’installe dans ma chambre ». Une maison de famille est un endroit un peu en dehors du temps où les meubles et les objets du quotidien ne sont pas souvent renouvelés ou alors recyclés. Dans une maison de famille, les enfants ressentent de la liberté. On peut se déguiser, jouer dans un jardin, écrire une pièce de théâtre, s’endormir dans une cabane, disputer des parties de cache-cache, préparer des gâteaux, écouter les vieux disques de ses parents, essayer les robes de sa mère, les costumes de son père, retrouver ses vêtements de bébé, ses poupées, ses voitures, tourner les pages des albums photos et, surtout, écrire des morceaux de mémoire commune avec ses cousines et ses cousins.

Nos enfants et leurs cousins auront associé la maison à l’écriture, au tournage et au montage de films, à de grandes sorties en vélo entre chien et loup, à la mare aux nénuphars et aux grenouilles, à des repas de Noël, des chasses aux oeufs de Pâques, des bougies d’anniversaire soufflées, des communions et des professions de foi et, désormais, une semaine de confinement vécue essentiellement sur l’herbe du jardin. Une maison de famille l’est aussi parce que les personnes qui l’habitent savent rendre les séjours de ceux qui y viennent agréables. Cela passe par la capacité à donner de la liberté à la jeune génération et à laisser aux parents l’espace pour souffler. Hormis le temps des repas, il m’a toujours semblé essentiel que toute personne passant le pas de la porte se sente libre de faire ce qu’il voulait: dormir le matin, aller courir, se promener, lire dans un hamac, prendre le soleil dans un transat, aider ou pas.

Vendredi dernier, notre maman que nous n’avions pas revu depuis notre retour de Séville, ma soeur et ses trois enfants sont arrivés en fin de journée. Nous avions sorti des tasses à thé vite remplacées par des verres pour un apéritif. Il avait fallu maintenir Fantôme sur la terrasse. Il adore notre maman qui a eu la gentillesse de s’occuper de lui à plusieurs reprises pour que nous puissions partir en vacances. C’est elle encore qui veillera sur lui tandis que nous marcherons avec nos enfants, leurs cousins et deux ânes sur le chemin de Stevenson. En la voyant derrière la baie vitrée, tout son corps frémissait de bonheur. Les animaux nous rendent au centuple les bons soins que nous leur prodiguons.

Comme à chaque fois, Charlotte est passée des bras de Céleste à ceux de Victoire ou de ceux de Victoire à ceux de Céleste. Comme à chaque fois, nous avons glissé d’un moment de bonheur à un autre. Margot a, une nouvelle fois, entraîné son frère et ses cousins dans la réalisation d’un film comportant de magnifiques séquences tournées au milieu des champs de blé. Ils ont revu « Nos jours heureux », disputé des parties de « Uno », profité d’une promenade que nous faisions avec ma soeur, Stéphane et Charlotte pour décorer la terrasse et préparer le goûter d’anniversaire de Boucle d’or. Charlotte avait exprimé le souhait de fêter ses trois ans avec nous. Avant qu’elle ne souffle ses trois bougies qu’un vent malicieux éteignait, j’observais la joie qu’exprimaient les visages de sa maman, de sa grand-mère, de son frère, de sa soeur et de ses cousins. Je pense que, sous la table, Fantôme, aussi, était heureux. Ayant déjà enfilé son déguisement de Reine des neiges et tenant dans sa main gauche une des nombreuses tapettes à mouches de son oncle, Charlotte soufflait ses bougies.

Après le déjeuner, nous avions été sauter dans le trampoline. Ses cheveux dorés formaient une auréole autour de sa tête. Ensuite, elle m’avait entraînée dans la cabane de Louis. Nous nous étions étendues sur les coussins. Elle m’avait raconté quelques pages des mésaventures de Bécassine avant de m’intimer l’ordre de dormir. Au bout de quelques minutes, elle m’avait réveillée en me disant qu’elle allait me préparer un biberon et se faire un café avant que nous n’allions à la crèche.

Le dimanche matin, tandis que les grands cousins se promenaient à vélo avant que Margot ne s’enferme dans la chambre de Céleste pour monter son film, ma soeur, notre maman, Charlotte et moi partions marcher autour du plateau. Nous nous arrêtions devant le pré où vit Baba, cet étalon pur-sang dont j’ai souvent parlé dans mes chroniques. A l’appel de son nom et reconnaissant ma voix, il arrivait en galopant. Charlotte aurait voulu lui donner du pain dur mais Baba était très nerveux et nous redoutions qu’il ne la morde involontairement. Un peu plus loin, nous faisons une halte là où vivent deux ânes que Louis et Valentin ont récemment baptisés Henri et Antonin. Ce sont de vieux ânes très pacifiques. Charlotte a pu leur tendre du pain et leur caresser le museau chaud et doux. Dans le verger de Catherine, propriétaire des ânes, les branches des cerisiers étaient lourdes de gros fruits noirs.

Après un déjeuner très simple composé d’une omelette à la ciboulette et d’une salade de tomates, nous nous installions sur la mezzanine pour voir le film que Margot avait eu le temps de monter avant leur départ. Le film s’intitule « A mi manera », titre de la chanson interprétée par les Gipsy Kings, une reprise de « My way ». Il raconte l’histoire d’une femme ne parvenant pas à accepter la mort de sa soeur et que son mari alcoolique bat comme plâtre. Il finit par la tuer alors qu’elle porte leur enfant. Les deux soeurs sont réunies au paradis. Margot avait décidé de recourir aux sous-titres comme dans un film muet. Comme toujours, j’étais très admirative devant le travail de Margot et, aussi, devant la facilité de Céleste à se fondre dans un personnage.

Un peu avant quatorze heures et tandis que le ciel se faisait menaçant au-dessus du plateau, des mains s’agitaient depuis les fenêtres de la voiture. A l’arrière, la tête enfouie dans son doudou, Charlotte ne tarderait pas à s’endormir. Notre famille parisienne repartie, nous étions encore cinq dans la maison. Je pensais que lorsque Stéphane et moi serions devenus grands-parents la maison nous semblerait étrangement calme après le départ de nos enfants et de nos petits-enfants. Quand, parfois, j’évoque ce que j’aimerais faire quand je serai grand-mère, Stéphane me taquine en me rappelant que nous avons encore trois enfants à la maison ou alors change de couleur en songeant à ces invasions bruyantes qu’il devra subir quand, enfin, sera revenu pour lui le temps du calme et de la liberté.

Pour finir, ce poème de Gérard de Nerval que j’ai découvert en première avec ses filles du feu et qui s’appelle « L’enfance ».

Qu’ils étaient doux ces jours de mon enfance
Où toujours gai, sans soucis, sans chagrin,
je coulai ma douce existence,
Sans songer au lendemain.
Que me servait que tant de connaissances
A mon esprit vinssent donner l’essor,
On n’a pas besoin des sciences,
Lorsque l’on vit dans l’âge d’or !
Mon coeur encore tendre et novice,
Ne connaissait pas la noirceur,
De la vie en cueillant les fleurs,
Je n’en sentais pas les épines,
Et mes caresses enfantines
Étaient pures et sans aigreurs.
Croyais-je, exempt de toute peine
Que, dans notre vaste univers,
Tous les maux sortis des enfers,
Avaient établi leur domaine ?

Nous sommes loin de l’heureux temps
Règne de Saturne et de Rhée,
Où les vertus, les fléaux des méchants,
Sur la terre étaient adorées,
Car dans ces heureuses contrées
Les hommes étaient des enfants.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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