Samedi matin, sur mon vélo, Fantôme en tête, je respire à pleins poumons l’odeur de la moisson. Hier, en revenant d’un séjour parisien, j’ai découvert le plateau scalpé. Le blé et l’orge coupés ont laissé deux beaux rubans dorés s’étirant le long de la route vicinale. Fantôme connaît par coeur le chemin qui mène à la maison de Muguette, à son arche de Noé et à son potager. Cela fait une semaine que Muguette et moi ne nous sommes pas vues. C’est mon mari, Stéphane, qui, le matin, avec Fantôme, notre berger australien, a profité de la bonne humeur et des paroles sages de Muguette. Il est tard quand nous arrivons. Les moutons sont nourris. L’eau du seau tirée du puits est changée. Comme il fait chaud, Muguette leur apporte de l’eau fraiche deux fois par jour. Devant la porte, un des nombreux bâtons de Muguette qui s’enfonce dans la nuit un peu plus chaque jour et ses sabots en plastique vert. Muguette est au café avec son voisin Eugène surnommé Gégène. Il vient la voir tous les matins. Pépette l’adore. Elle est sur ses genoux. Gégène a été transporteur international et, plus tard, conducteur de bus pour touristes. Il en a vu du paysage. Il en a fait des kilomètres. Il pouvait passer presque sans transition du soleil de minuit en Norvège à la chaleur sèche du Péloponèse. Muguette se lève, suivie par Fantôme. Elle lui donne des morceaux de pain sec et, ensuite, elle va lui tirer de l’eau fraîche qu’il boit dans un arrosoir.
Gégène repart. Muguette m’entraîne dans son potager. Elle a déjà arraché presque toutes les pommes de terre qui selon un de ses vieux copains jardiniers ont la maladie. Je demande quelle maladie. Muguette ne sait pas. Muguette a enfermé les têtes des poireaux qu’elle avait laissées fleurir dans des bas en nylon. Les fleurs vont sécher et les graines seront recueillies dans les bas. Muguette va me couper une belle et grosse courgette ronde. Je pourrai la farcir. Avec les courgettes allongées que Muguette m’a déjà données, j’ai fait des gratins et des flans. Je repars aussi avec une salade et des brins de ciboulette.
Vendredi soir, alors que le soleil jetait une lumière dorée sur le plateau moissonné, j’ai retrouvé mon mari, notre fils et Fantôme qui m’a fêtée comme s’il ne m’avait pas vue depuis de longs mois. Mon mari m’avait préparé une délicieuse salade. La maison était rangée. Nos deux filles et leur cousine avaient quitté l’Ain avec leur mamie pour la Haute-Corse. Elles avaient transité à Sanary avant de prendre le bateau à Toulon.
Le vendredi main, à sept heures, alors que j’étais couchée dans le lit de mon neveu à Paris, je recevais un message de notre aînée, Céleste, auquel était joint la photo du soleil se levant au-dessus de la mer. Les filles étaient ravies. Leur mamie à fond de cale. Ce voyage de l’Ain à destination de Calvi en passant par Sanary était une véritable expédition et tout devient plus compliqué pour une femme qui ne peut plus se reposer sur un mari particulièrement organisé. Je suis heureuse que les filles aient pu dépasser leur peur de reprendre le bateau. A l’été 2011, nous avions pris le bateau pour nous rendre en Corse. Avec Fantôme, encore très jeune, cela nous semblait plus simple. Si le voyage aller s’était très bien passé, le retour avait été apocalyptique. Un vent violent s’était levé et des creux de huit mètres violentaient la Méditerranée. La sagesse aurait voulu que la compagnie italienne diffère le départ.
Je ne suis pas sujette au mal de mer et ai le pied marin. Il en allait de même pour Stéphane avant qu’il ne vive des moments pénibles pendant son service militaire alors que les marines américaine et française se livraient à des exercices communs au large de Porto-Rico. L’énorme bâtiment américain s’était ouvert pour laisser entrer son homologue tricolore. Les militaires français avaient souffert du mal de mer auquel s’ajoutaient la chaleur torride et le bruit des machines. Pendant ce retour, nous sommes tous malades sauf Louis qui s’est endormi et Fantôme. La mer est si formée qu’il est impossible d’accéder aux coursives pour y respirer. Les vagues balaient les ponts. Quand nous arrivons dans le Gard où nous faisons une étape, ma mère qui nous accueille s’écrie: « vous êtes verts! ». Après cette aventure mémorable, les enfants rejetaient toute nouvelle traversée alors que leur papa leur expliquait que sa soeur et lui qui l’avaient faite avec leurs parents tant de fois n’avaient jamais vécu une telle expérience.
Samedi matin, je respire à pleins poumons l’odeur de la moisson. Dans les champs couverts de pointes dures et sèches, quelques coquelicots ont survécu au passage des machines agricoles. J’ai passé six jours à Paris. Merveilleuse évasion capitale! J’étais chez ma soeur qui habite avec les siens à Montmartre, rue Caulaincourt. De la même manière que les couples ont ce besoin, parfois, de renouer avec leur intimité complice sans leurs enfants, dans les fratries, on ressent aussi ce désir de se replier sur soi, de retrouver cette compréhension presqu’immédiate d’un autre avec lequel on vit depuis la naissance. Ma soeur, plus jeune de cinq ans, et moi avons grandi dans une famille assez foutraque et dont le climat était assez proche que celui qu’Olivier Bourdeaut dépeint dans son roman « En attendant Bojangles ». Ce que nous avons traversé ensemble embarquées sur le même équipage nous a, en dépit des cinq années qui nous séparent, « jumellisé ».
Samedi matin, rue Caulaincourt, c’est Valentin qui m’ouvre la porte. Ma soeur est partie au Louvre où, en qualité de comédienne, elle anime à des escape games. Valentin est enroulé dans un sac de couchage. Margot, sa soeur aînée, dort encore. Elle est rentrée à six heures. Elle a déambulé toute la nuit avec ses amis autour de l’ancienne ligne de chemin de fer ceinturant Paris. Charlotte a déjà bu son biberon. Je suis là pour prendre le relais. Valentin retourne finir sa nuit. Il a décroché son brevet avec la mention très bien. Il est admis au lycée Condorcet. Je ne serais pas surprise qu’il intègre une excellente école d’ingénieurs. J’espère même que ce sera l’X comme notre grand-père maternel, celui que notre mère et nous n’avons jamais connu qu’à partir de photos en noir et blanc et de témoignages de proches. Officier n’ayant de cesse de s’évader des camps, il a été remis à la Gestapo et déporté à Mauthausen où il est mort en avril 1944, le lendemain de son arrivée.
Du haut de ses deux ans, Charlotte fait tout toute seule: elle s’habille, se coiffe et enfile ses chaussures. De mon côté, je glisse dans un sac un biberon d’eau, du pain, son sceau, la pelle et les moules. Charlotte insiste pour prendre un engin que je ne sais pas nommer et que sa maman lui a offert pour son anniversaire. Il s’agit d’une sorte de vélo reposant sur une planche à roulettes. Margot me prévient: c’est très dur à manier. J’en fais vite l’expérience sur les pavés des rues. Nous nous arrêtons au square. J’aide Charlotte à faire des pâtés qui s’écroulent car le sable n’est pas assez humide. Cela fait de longues années que je me tiens à distance respectueuse des bacs à sable. Je me rends compte que toucher ce sable me dégoûte toujours autant. Nous laissons nos constructions mouvantes pour les jeux. Charlotte ne se lasse pas de glisser sur les fesses ou sur le ventre le long des toboggans. Elle tente un tête en avant mais je m’interpose. Le vent soulève sa robe légère et fait danser ses boucles cendrées. Elle rit. Dieu qu’il est merveilleux ce rire pur et clair des jeunes enfants seulement immergés dans la minute présente. Nous gagnons le Sacré-Coeur. C’est devant lui qu’après une course folle dans les escaliers que Stéphane et moi avons unis nos deux destins. Je pense à la fine équipe du Bateau Lavoir. Beaucoup de touristes autour de la place du Tertre et des peintres du monde entier. L’engin infernal dans la main gauche, je tiens Charlotte avec la main droite. Elle descend toutes les marches menant à la place du marché Saint-Pierre en sautant. Cela suscite l’admiration des vendeurs africains d’objets souvenirs.
Je confie la machine infernale à la dame du manège et installe Charlotte sur un beau cheval en bois blanc. Les chevaux montent et descendent. Charlotte lève la tête. Elle observe le mécanisme. Elle cherche à en percer le mystère. Cinq tours plus loin et sans caprice, nous rejoignons la rue Caulaincourt en passant par les Abbesses et la rue Lepic. Je ne suis pas triste de remiser la machine infernale sur le pallier. Margot dort encore. Charlotte s’installe à une petite table pour déguster seule le couscous aux légumes que sa maman a préparé hier. Je partage le déjeuner avec Valentin qui a quitté son sac de couchage. Charlotte frotte ses yeux. Je la couche au milieu du lit parental avec ses deux doudous jumeaux et son poupon. Le train du sommeil est long à entrer en gare. Je m’allonge à côté de Charlotte. Finalement, ses paupières se ferment. Le conducteur a sifflé le départ.
Ma soeur, Virginie, revient pour le thé. Les enfants préparent leurs affaires. Demain, ils partent avec leur papa à la montagne où les attendent une tante et des cousins. D’une tasse de thé, nous avons vite glisser vers un verre de vin blanc que nous buvons depuis la terrasse surplombant la cime des arbres avec vue sur le Sacré Coeur. Paris se vide. Un air de fête s’installe. Le fantôme de Modiano est assis à la terrasse d’un café. Je reçois un sms. Il émane de cet ami cher dont je vous parlais dans l’une de mes précédentes chroniques et dont j’étais sans nouvelle depuis presque deux ans. Il vient d’arriver à Paris. Il était en Bretagne où il a fait l’acquisition d’une maison dont je verrai bientôt les photos. Il repart demain après-midi pour la Malaisie et, dans dix jours, il sera à Bahrein après avoir séjourné au Liban et à Oman.
Nous nous retrouvons dimanche matin devant le Dôme, café de Villiers. Pour une fois, je ne l’attends pas. J’arrive même après lui. C’est à noter d’une croix blanche! Un vent frais souffle. Nous nous installons à l’intérieur. Nous échangeons à bâtons rompus jusqu’à midi. Nous rattrapons les mois de silence, les mois sans se voir. Je suis heureuse: son dos va mieux. Il a repris la course à pied. Il participe à un semi-marathon à Bali en automne. Ses enfants vont bien. Son fils poursuit des études d’ingénieur à Londres et sa vie devrait être admise en droit à Oxford en septembre. Sa femme, ancien médecin, se passionne désormais pour la gemmologie. Déjà, nous nous disons au revoir. Je ne sais jamais combien de temps la Seine aura coulé sous le pont Mirabeau avant que nous nous retrouvions. Il est l’ami qui me voit le plus vieillir! Quel privilège!
Vers dix-sept heures, je retrouve ma soeur dans le café Ruc situé à côté de la place Colette et en face de l’hôtel du Louvre. Avant de la rejoindre, je me promène dans les jardins du Palais-Royal où des citations d’écrivains viennent décorer les bancs. Une excellente idée! Entre les allées ombragées, j’imagine Colette et Cocteau avançant bras dessus, bras dessous. Ma soeur est joyeuse. Sa journée au Louvre était agréable.
Un peu avant 19h30, je suis installée à la gare de Lyon à côté du Train Bleu. Le nom de ce restaurant m’a toujours fait rêver. J’attends que soit affiché le quai sur lequel viendra s’arrêter le train de Louis. Un trentenaire joue sur le piano mis à la disposition des voyageurs ou de ceux qui sont venus attendre des proches. Il se lance dans une très longue improvisation mêlant jazz, classique et la Marseillaise. Nous sommes le 14 juillet. Ce matin, en rejoignant son travail, ma soeur marchait derrière un groupe de polytechniciens sanglés dans leur uniforme d’apparat. Louis voyage avec un groupe d’enfants. Il est l’un des derniers à quitter le wagon. Il est heureux. Il s’est bien amusé. Je plains l’unique adulte qui a voyagé avec cette horde de jeunes passagers. A la station Louvre-Rivoli, la RATP nous enjoint de descendre. Un grand nombre de stations sont fermées en raison du feu d’artifice et des deux demies finales de la CAF. Nous marchons jusqu’à la gare Saint-Lazare. Louis s’émerveille toujours devant la beauté des monuments de Paris. Il trouve que notre grand-mère maternelle, grand-mère Nanette, a eu de la chance de faire sa carrière à l’Opéra Garnier et d’y fréquenter tout ce que le monde de l’art a connu de plus fascinant de la fin des années 40 à la fin des années 80. Elle nous a raconté tant d’anecdotes sur sa vie professionnelle. Comme je regrette qu’elle n’ait pas pris le temps de coucher sur le papier toute cette existence placée sous le signe de la musique, du chant, de la danse et aussi de la peinture.
Virginie nous attend avec un délicieux repas indien que Louis apprécie beaucoup. A défaut de pouvoir admirer le feu d’artifice depuis le balcon, nous le suivons à la télévision. Il est absolument magnifique! Des images du dessin animé « Ratatouille » me reviennent. Hemingway avait raison: « Paris est une fête ». Paris est la plus belle ville au monde même si les travaux pharaoniques engagés par son maire la rendent très difficilement praticables, qu’un grand nombre de stations sont fermées ou alors les correspondances n’y sont plus assurées et, par dessus tout, que le nombre de personnes mal logées ou sans-abris augmentent sans cesse.
Lundi, j’avais pour projet de conduire Louis au muséum d’histoire naturelle pour qu’il y découvre son exposition sur la réalité virtuelle. Nous aurions ensuite pu, après, retourner à la Ménagerie et aller voir la femelle orang-outan née le 17 octobre 2018 et répondant au doux prénom de Java. En la voyant, Louis aurait mieux compris pourquoi le Nutella a disparu de nos placards depuis plusieurs années. J’aurais pu lui redire combien la production d’huile de palme entraîne la déforestation d’une partie de l’Asie du Sud-est et que privés de leur habitat naturel, les grands singes sont condamnés. Louis préfère retourner au musée de l’armée. Nous y avions déjà tous été voici trois ans. Louis se passionne pour les armures et les armes. Les vidéos qui retracent l’histoire de la guerre de 1870, des deux conflits mondiaux et de la guerre d’indépendance en Algérie sont remarquables.
Nous en profitons pour aller voir l’exposition consacrée à Picasso lequel n’a jamais porté les armes. Louis découvre un Picasso qu’il ne connait pas. Un Picasso plus doux, un Picasso qui n’a pas encore commencé à destructurer les formes. A la boutique, je lui offre, avec beaucoup d’avance, pour son anniversaire, ce pistolet dont il rêve depuis notre première visite: la reproduction du pistolet de Napoléon. Tout à l’heure, à la vue de son tombeau, Louis m’a dit qu’il ressemblait à une crotte de chien. Franchement, ce n’est pas faux. Il a préféré la tombe du Maréchal Lyautey.
Je propose à Louis de monter tout en haut de la tour Eiffel. La seule fois où nous y sommes allés, les enfants se sont arrêtés au deuxième étage. Louis était très jeune. Il n’en a gardé aucun souvenir. Nous avions accédé au deuxième étage par l’escalier. Nous avions dû compter les marches pour nous amuser. Louis est fatigué. Il préfère rentrer chez sa tante et se reposer. Tandis que ma soeur va à des rendez-vous, je pars me promener entre les allées ombragées du cimetière de Montmartre. Notre père nous a fait aimer les cimetières. Ma soeur et moi sommes souvent photographiées devant des tombes fleuries pour la Toussaint. J’aime la sérénité qui se dégage de ces endroits. Le temps n’a plus d’importance quand on s’est endormi dans l’éternité. J’essaie de retrouver les tombes de défunts célèbres comme Jean-Baptiste Charcot, Alexandre Dumas, Sacha Henri-Georges Clouzot, Marceline Desbordes Valmore ou encore Hector Berlioz et Claude Autant-Lara. C’est tout à fait par hasard que mes pas me mènent à la tombe de Michel Berger et de France Gall. Une tombe d’une très grande sobriété, une dalle blanche dans laquelle sont gravées leurs deux noms et leurs signatures. Beaucoup de tombes semblent désormais à l’abandon. Un projet de classement du cimetière est prévu. Peut-être alors que toutes les tombes seront protégées.
La soirée s’écoule tranquillement avec la marraine de Margot, Cerise, amie de longue date de ma soeur. Cerise et Louis s’entendent à merveille. Ils ont le même esprit décalé et la même vivacité intellectuelle. Louis s’endort très vite dans le lit de Margot. Demain matin, nous partons pour Sceaux où nous attend sa grand-mère. C’est elle qui va le ramener chez nous avant d’aller ouvrir la bonne et vieille maison de Pont-Saint-Esprit, dans le Gard rhodanien. Suite dans la prochaine chronique.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner