Samedi, dans des odeurs d’écurie, du crottin de cheval collé sous les semelles de ses bottes et la marque de la bombe incrustée sur la peau du front, numéro un rentre de son heure de poney. Numéro deux a découpé, dans une boite de biscottes, une grande roulotte. Elle y a déposé des petits meubles de poupée et glissé dans les chaussons de ses poupons des petshop. Elle a attaché la roulotte à une carriole tirée par un zuzupet. La grosse boule de poils est très intriguée par ce caravansérail qui zigzague sur les dalles noires et blanches de la salle à manger et la petite fille est enchantée. De son côté, numéro trois farfouille dans sa boite à outils, une vraie boite à outils, une boite à outils de grands qui lui a été offerte pour son baptême. On a pris soin de subtiliser la lame du cutter ! Numéro trois est si fier quand son papa l’associe à ses moments de bricolage et lui demande de lui prêter telle ou telle clef.
Alors qu’elle se lave les mains, numéro un, tout à trac, demande à sa maman ce que sont les trous noirs. Sa maman lui répond qu’elle ne s’y entend guère en astronomie, que l’approche scientifique de la vie des astres ne la passionne pas. La petite fille semble désolée que sa maman avoue si spontanément un manque d’intérêt aussi flagrant pour le ciel. La maman qui a senti poindre de la déception chez sa fille lui explique qu’au contraire, elle aime tant contempler les étoiles, voir s’allumer Vénus dans le ciel, chercher la voie lactée, repérer les rares constellations qu’elle connaît, qu’elle n’aspire pas à en percer les mystères. Le ciel doit rester magique et, dans son esprit, magie et connaissance des phénomènes physiques ou chimiques qui sont à l’origine de toutes ses beautés ne peuvent cohabiter.
Sur ces considérations, numéro un disparaît dans sa chambre. Pas de temps à perdre. Dans moins d’une heure, elle est attendue dans un hangar aménagé en immense aire de jeux pour enfants âgés de 0 à 12 ans. Une de ses petites amies y reçoit ses camarades de classe pour fêter ses neuf ans. La maman a décidé d’y emmener numéro deux. Les deux sœurs découvriront en même temps cet endroit si prisé par les enfants et leurs parents depuis son ouverture. Numéro trois est également invité à un anniversaire mais à quelques mètres de la maison. Avant cela, il va profiter d’un petit tête à tête père/fils dont il est friand.
Les enfants ont faim, très faim. Ils ne font qu’une bouchée ou presque de leur assiette de frites et de leur steak haché. Les frites ont la bonne idée de ne pas contenir d’huile de palme et de ne dégager presqu’aucune odeur de graisse à la cuisson. Puisqu’aujourd’hui tous les écarts sont permis, les enfants font tremper leurs frites dans un bain d’hémoglobine censée être allégée en sucre. Histoire de se donner bonne conscience, une salade de mâche parfumée aux échalotes accompagne le déjeuner favori des plus jeunes.
A une heure et bientôt dix minutes, Sucrette, le poisson rouge, évolue entre les coquillages de son bocal. Numéro trois a glissé dans l’eau une fève. Elle est en partie enterrée dans les petits graviers colorés. Les deux filles enfilent leur manteau et s’installent dans la voiture maternelle. Le temple ludique dédié aux enfants se situe dans une zone industrielle entre concessionnaires automobiles et cuisinistes. Une pluie fine tombe sur le pare-brise. Comme sa capacité à se repérer sur une carte n’a d’égal que son incapacité à comprendre les théorèmes mathématiques, que sa voiture n’est pas équipée d’un GPS, elle a demandé à son mari de lui indiquer la route à suivre. Grâce à lui, elle trouve tout de suite l’adresse.
En entrant, elles sont accueillies par la maman et les grands-parents maternels de la petite-fille qui fête ses neuf ans aujourd’hui. La plupart des enfants sont déjà là, quelque part, cachés dans le dédale des jeux. L’ensemble évoque la silhouette du centre Pompidou. On dirait un amas de tubes, de filets et de toboggans choisis dans des couleurs très vives. La piste de luge a beaucoup de succès. Les enfants sont placés sous la responsabilité de leurs parents. Une fois encore, elle est fascinée par une certaine forme d’inconscience propre à certains parents. C’est ainsi qu’elle emporte dans ses bras, avant l’inévitable télescopage, une petite poupée de quatre ans qui s’est hissée sur le côté de la piste de luge quand un garçon et son bolide ont amorcé leur descente. A cette heure, l’ambiance est encore calme. Dans l’assistance, on observe des mamans, seules ou accompagnées d’une amie. Elles tentent l’abstraction en se plongeant dans la lecture de l’un ou l’autre de ces magazines mis à la disposition du public par les propriétaires. Des espaces séparés par de grands rideaux en plastique sont réservés aux enfants qui reçoivent leurs amis. A intervalle régulier, quelques enfants, les joues rouges, les cheveux collés sur le dessus de la tête, viennent réclamer à boire. Ils vident leur verre d’une traite et disparaissent. Vers deux heures et demi, on réunit les enfants autour de la table et du gâteau d’anniversaire. La petite fille a invité treize amies. Hormis son petit frère scolarisé dans la même classe que numéro deux, il n’y a pas un seul garçon.
La maman allume les bougies du gâteau de sa fille et toutes ses amies entonnent le traditionnel joyeux anniversaire. Un tonnerre d’applaudissement salue l’exploit réalisé par la petite fille. Elle a soufflé ses neuf bougies d’un seul coup. Le gâteau et les crêpes expédiés, les enfants offrent à leur amie ses cadeaux. Des « oh », « wouah », « trop bien » ou encore « trop de la chance » accompagnent l’apparition de chaque présent. La petite fille semble particulièrement heureuse d’avoir reçu des vêtements et une lampe pour décorer sa chambre. La petite fille est émue. Un peu timide, elle adresse un merci collectif et tous les enfants repartent dans les jeux.
La pendule indique quinze heures. La maman de la petite fille avait réservé pour la tranche 13 heures/15 heures. Déjà, il faut tout enlever, faire place nette pour le prochain enfant qui, lui aussi, soufflera ses bougies ici. Quinze heures trente, le bruit devient difficilement supportable. Dans cet immense hangar, tout résonne. Parfois, un cri parvient à s’élever au-dessus de la clameur générale, celui d’un enfant qui s’est blessé. Quelques parents d’enfants invités sont déjà venus récupérer leur progéniture. La maman sait qu’elle va avoir du mal à arracher ses filles aux jeux. En même temps, elle dispose d’une arme secrète. Vendredi matin, numéro un est sortie de sa chambre en décrétant qu’elle voulait sacrifier sa longue chevelure. La maman a alors offert à sa fille de l’emmener chez le coiffeur samedi après l’anniversaire. Ca marche ! Très rapidement, les deux filles sont prêtes à lever l’ancre. Comme tous les autres, elles sont écarlates et assoiffées.
Quand la maman et ses filles poussent la porte du salon de coiffure, elles sont saisies par l’effervescence qui y règne et la chaleur humide qui s’en dégage. Les employées n’ont pas de temps mort. De la vapeur d’eau dégouline lentement sur les vitres. De grosses étoiles et des boules d’un mauve scintillant suspendues dans les airs rappellent que les fêtes ne sont pas si loin. Les filles enfilent une blouse noire trop grande pour elles. Avant qu’elles ne s’assoient, on pose sur les fauteuils des rehausseurs. La jeune fille préposée aux shampooings commence avec numéro deux. Ses cheveux noirs sont attachés en une queue de cheval des plus sages. Elle a un sourire charmant. Numéro deux ferme les yeux. Elle se laisse complétement aller entre les mains de la jeune fille qui, délicatement, masse son cuir chevelu. Numéro un dont le corps est noyé dans cette blouse immense ressemble à une impératrice chinoise. Elle ne perd rien de tout ce qui se passe autour d’elle : les shampoings, les couleurs, les coupes, les bavardages, les regards échangés entre clientes et coiffeuses, les gens qui entrent, les gens qui sortent.
Pour numéro deux, il s’agit simplement de raccourcir de deux ou trois centimètres une coupe de cheveux réalisée par une maman avant la rentrée scolaire. Pour numéro un, c’est un grand changement. La coiffeuse va enlever vingt centimètres. La petite fille a opté pour un carré long de manière à pouvoir encore attacher ses cheveux pour les activités sportives. Les filles sont ravies. Toutes les deux demandent un brushing. Les cheveux sont roulés vers l’extérieur pour numéro deux et vers l’intérieur pour numéro un. La maman dit à ses deux filles combien elle les trouve belles. Elle tait à numéro un le fait qu’elle la trouve plus belle encore avec ses longs cheveux dorés relevés en un chignon désordonné.
Dehors, la nuit est tombée, noire et profonde. Il pleut toujours. Dans ses oreilles, la maman entend la voix de sa mère : « de toute façon, à chaque fois que je vais chez le coiffeur, il pleut ! ». Ce constat maternel dépité l’a toujours fait sourire. En rentrant à la maison, le petit frère se plante devant ses deux sœurs, les observe longuement et finit par dire : « j’aime bien ».
Depuis qu’elles se sont fait couper les cheveux, numéro un et numéro deux ont transformé une partie de l’entrée en salon de coiffure. Devant une glace, elles ont déposé sur un petit banc en bois sculpté rapporté de Guyane voici plus de trente cinq ans et sentant toujours bon la forêt tropicale, toutes les brosses à cheveux de la maison et un grand nombre de pinces, bandeaux, serre-têtes et élastiques. Si les deux sœurs mettaient autant d’application à se laver les dents qu’elles en mettent à aligner leurs barrettes dans leurs cheveux, ce serait merveilleux !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner