En ce moment, au gré de mes lectures, je voyage beaucoup. En moins d’une semaine, je suis ainsi passée de l’île de Sulawesi, le nom indonésien de Célèbes, en Indonésie, située à l’est de Bornéo, au sud des Philippines, à l’ouest des Moluques et au nord-est de Java aux rives du Yukon dans le Grand Nord canadien. Quel contraste entre l’humidité de l’Indonésie et le froid du Yukon en hiver, les rizières et les étendues couvertes de neige ! C’est à Philippe Claudel que je dois ce voyage sur l’île de Sulawesi. Philippe Claudel est tombé sous le charme de ce lieu qui abrite un peuple étonnant, le peuple Toraja. Avant d’être évangélisés par les missionnaires hollandais, le peuple Toraja était animiste comme tant de peuples vivant en lien direct avec la Mère-Nature. Les Toraja perpétuent leurs rites funéraires et, chez eux, mort et vie ne sont jamais séparées. Le décès d’un proche donne lieu à une fête qui peut réunir des centaines de personnes et s’accompagner du sacrifice de plusieurs buffles. Les corps des morts sont placés dans des trous sculptés dans la roche des montagnes. Les bébés morts, eux, sont glissés dans le tronc d’un arbre et, avec le temps, les corps sont poussés vers la cime, vers la lumière. Confier les morts à la nature, c’est vouloir les faire vivre et, aussi, sans doute, les rendre à la terre dont ils sont sortis.
Après avoir beaucoup pensé à ce peuple, avoir suivi les personnages du roman de Philippe Claudel dans leurs réflexions autour de la mort qui est toujours une manière de penser la vie, j’ai longuement voyagé dans le Grand Nord. J’ai entrepris ce voyage après avoir été contrainte et forcée de relire « l’appel de la forêt » roman que je m’étais promis de ne plus jamais lire. Installé là-bas, mon esprit n’arrivait plus à revenir. Il est resté longtemps accroché, prisonnier volontaire, à cette nature si hostile en hiver, pour les hommes et les animaux, aux forêts si denses que les rayons du soleil pénètrent à peine, aux rivières gelées, au bruit que font les pas d’un homme dont les grosses bottes s’enfoncent dans une neige épaisse, aux traîneaux tirés par des chiens puissants. Mon esprit était littéralement hypnotisé par le Grand Nord. Je ressentais l’appel de la forêt. J’avais un besoin impérieux de m’arracher à mon confort : trop de chaleur, de nourriture, de certitudes. J’aurais voulu retrouver ces sensations uniques liées à la marche dans la durée, les campements en altitude, les bains dans des rivières à l’eau glaciale et cristalline, les repas pris à la chaleur d’un feu, les craquements de la nuit, les sacs suspendus dans les arbres pour ne pas attirer de prédateurs, le corps qui devient étranger au froid, qui ne ressent plus de courbatures. Le corps qui est comme celui d’un chien de traîneau : tous les matins, il est plein d’énergie, de force et il attend, avec impatience, les heures d’exercice qui lui seront données.
Je me suis rappelée que lorsque nous élaborions, les grandes étapes de notre tour du monde, Stéphane avait envisagé de nous faire pagayer de Vancouver, en Colombie britannique, à Junot, en Alaska, soit cinq mois de canoë sur les eaux peu hospitalières du Pacifique. Les grands-parents maternels de Stéphane nous avaient offert pour notre mariage un magnifique canoë, un Nautiraid, un pur produit du génie breton avec sa structure en frêne entièrement pliable et sa toile en ipalon. Nous l’avions testé ou, plutôt, nous nous étions testés dans les eaux chaudes du Cap-Vert pendant notre voyage de noces. Cette lune de miel fut assez éloignée de celle que peuvent se tricoter des esprits « deux ro », c’est à dire romantiques et romanesques. Je l’ai déjà raconté mais, comme c’est drôle, je recommence. La veille du départ, j’avais posé sur le lit les affaires que je souhaitais mettre dans la valise. Et, Stéphane est arrivé et m’a demandé de réduire aux ¾ mes effets personnels car le canoë était très lourd…Je me suis exécutée pleurant mes petites robes (pourtant bien légères !) comme Pierrette, le pot au lait renversé, avait dû pleurer veau, vache et cochon !
J’ai souvent dit, en riant, à mon désormais mari, qu’il avait attendu le bon sherpa avant de se lancer dans son rêve de tour du monde. A trente ans, n’ayant jamais traumatisé mes muscles et mes articulations par la pratique de sports violents (contrairement à Stéphane qui, au ski, attaquait comme un dingue les champs de bosse, réalisait, en planche à voile, des sauts dans des vagues furieuses), je conservais un dos robuste, et des cuisses puissantes (et une volonté de fer héritée d’un père né dans le sud du Finistère !) me permettant de soulever de terre et de porter un canoë, un sac à dos avoisinant les 30 kilos et de pédaler sur un vélo lesté de quarante kilos de bagages ! Quand nous sommes revenus de nos deux mois de vélo autour de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande, mes cuisses étaient si musclées que je ne pouvais plus enfiler mes jupes par les pieds !
Alors que nous préparions notre itinéraire, nous avons été rencontrer, à Montluçon, un homme charmant, un vrai explorateur, un véritable athlète, Eric Petitalot, spécialiste de l’Alaska et du Népal. Après qu’Eric ait partagé avec nous les moments les plus durs de son aventure solitaire dans le Grand Nord, Stéphane a reconsidéré cette partie de notre voyage et songé que ce serait dommage que son sherpa succombe à une hypothermie après un plongeon dans le Pacifique ou meurt, dévorée par un ours blanc, qu’elle n’aurait pas su intimider par ses cris, séduire avec un grand sourire ou endormir en lui racontant une histoire comme Higgins dans un des nombreux épisodes de «Magnum » !
Si j’avais été une adepte du canoë, j’aurais aimé vivre une aventure similaire à celle de Joël et Joëlle Allano. Le 5 juin 1982, par une magnifique journée ensoleillée, ce couple attaquait sa descente du fleuve Yukon de l’Ouest canadien aux confins de la mer de Béring qu’ils atteindraient 80 jours plus tard.
Après avoir relu « l’appel de la forêt », j’ai pensé que cela m’aurait plu de découvrir, comme eux, les rares traces humaines laissées par les trappeurs et les chasseurs d’or. J’aurais certainement été terrorisée par la rencontre avec un grizzli ou un ours noir. Je ne sais pas si j’aurais été capable de pêcher du saumon mais cette confrontation avec une nature encore préservée, réellement sauvage m’aurait tentée. Mais, maintenant que j’écris ces lignes, mes souvenirs canadiens de la Colombie britannique reviennent et, avec eux, les nuées de moustiques et de taons et les serpents se faufilant entre nos pieds quand nous voulions planter la tente. C’est en automne et en hiver que je voudrais expérimenter le Grand Nord. Je ne retournerai plus jamais marcher ou pagayer au Canada en été !
Pourquoi ai-je été contrainte de relire « l’appel de la forêt » de Jack London ? Simplement, car ce j’avais anticipé est arrivé. Mercredi dernier, Céleste n’avait lu que le premier chapitre des six que compte « l’appel de la forêt » et elle devait répondre à plusieurs questions qui, toutes, exigeaient une lecture poussée de l’ouvrage. Quand, au sortir de « l’île au trésor », roman vieillot et mal écrit de nature à écoeurer les enfants de la lecture, j’ai vu que leur professeur de français leur avait donné comme nouveau roman « l’appel de la forêt », j’ai su que Céleste n’y arriverait pas. Non qu’elle n’aime pas lire -nos enfants ne peuvent pas trouver le sommeil sans avoir lu, même seulement quelques lignes- mais parce que Céleste a hérité ma sensibilité et mon empathie. Je me rappelle les larmes qui baignaient les pages du roman quand je l’ai lu au même âge que Céleste. Je me rappelle mon incompréhension face à la méchanceté de l’homme, à cet instinct de puissance qui excite chez lui sa cruauté. Cette lecture m’avait révoltée. Nous avions des animaux, des chiens et des chats et, autour de nous, personne, jamais, n’avait fait de mal à une bête. Comme c’était facile de maltraiter un animal ! Quand notre petit chat, Moustache, a trouvé la mort dans des conditions barbares, c’est encore la révolte que j’ai sentie gronder en moi. Quand j’apprends que, dans les abattoirs, y compris ceux qui sont labellisés « bio », les salariés s’amusent à faire souffrir les animaux avant de les tuer, je sens monter en moi une colère terrible ! Quand je trouve la force de suivre une vidéo postée par un ami journaliste qui dénonce les souffrances infligées aux animaux (porcs, porcelets, poulets, vaches et veaux) destinés à l’alimentation de masse, je sais pourquoi je ne consomme plus de produits carnés.
J’espérais n’avoir jamais à relire « l’appel de la forêt ». Céleste laissait traîner le livre un peu partout. Je me familiarisais avec la page de couverture représentant un chien et un loup hurlant un soir de pleine lune devant une forêt. Je lui répétais chaque semaine d’avancer dans sa lecture. Mercredi dernier, j’ai demandé à Céleste d’essayer de faire de son mieux pour répondre à certaines des questions et lui ai dit que je l’aiderai. Mais, une lecture transversale ne suffisait pas pour pouvoir trouver les réponses à toutes les questions. Le roman d’aventure est le thème décliné en français en classe de cinquième. J’essayais de comprendre pourquoi leur professeur leur infligeait la lecture de cette histoire si cruelle, si perturbante pour des âmes sensibles. Sans doute était-ce lié à cette découverte des chiens de traîneau lors de leur séjour en Auvergne. Céleste et ses camarades avaient été déjà choqués de constater que les chiens, si avides d’exercice et d’utilité, se battaient entre eux pour partir. Il fallait que le musher intervienne afin qu’ils ne se fassent pas de mal.
C’est dans sa vie personnelle que Jack London a trouvé la matière pour nourrir son œuvre. Le 25 juillet 1897, avec son beau-frère qui avait hypothéqué sa maison, il embarquait, depuis San Francisco, à bord du SS Umatilla, à destination du Grand Nord. C’était le début de la ruée vers l’or dans le Grand Nord. Elle avait commencé cinquante ans plus tôt en Californie. Arrivé à Whitehorse, capitale du territoire du Yukon, Jack London n’avait pas cherché à prospecter pas mais il avait passé beaucoup de temps dans les saloons et les cabarets à écouter les aventures des chercheurs d’or. Souffrant du scorbut, il allait être rapatriè par le fleuve Yukon et se retrouverait au point de départ, à San Francisco.
Le roman de Jack London est remarquablement bien construit. Chapitre après chapitre, il montre comment un chien domestique se transforme en un animal sauvage ; comment il va passer du confort d’une villa en Californie à la rudesse du Grand Nord. Buck, magnifique chien, issu du croisement entre un saint Bernard et un Berger écossais coule des jours heureux dans la famille du juge Miller, à Santa Monica, en Californie. Sa vie est celle d’un chien domestique aimant et aimé. Mais, un jour, l’aide-jardinier qui a tant de mal à nourrir les siens, le vend à des trafiquants de chiens qui les revendent à leur tour à des hommes partant chercher de l’or dans le Grand Nord. Ils deviendront des chiens de traîneau. Au fil des pages, on suit les réactions de Buck qui, au début, ne comprend pas pourquoi les hommes sont si méchants. Il est battu, privé d’eau et de nourriture jusqu’à ce qu’il cède à la loi du gourdin. Buck voyage dans un fourgon, puis, dans un train et, enfin, dans la cale d’un navire, le Narwhal. Les animaux, débarqués en Alaska, sont vendus aux enchères à des chercheurs d’or. Après avoir eu plusieurs maîtres violents, Buck sera sauvé de la mort par John Thornton. Entre John et Buck naît un amour incroyable. L’homme et le chien deviennent inséparables et traversent ensemble les pires moments comme de grands moments de bonheur. Alors que John et un de ses amis ont installé un campement au bord de la rivière où ils ont trouvé un filon, Buck a tout loisir de se promener. Au fil des jours, il devient de plus en plus sensible à l’appel de la forêt, à l’appel de la nature sauvage. Il se lie d’amitié avec un loup et ses incursions dans la forêt se multiplient. Mais, Buck revient toujours auprès de John, son maître, sa famille. Le jour où Buck découvre que John et son ami ont été tués par des Indiens Yeehat, Buck ne peut pas contenir son instinct sauvage. Il venge celui qu’il aimait par-dessus tout et tue plusieurs Indiens. Maintenant qu’il a perdu le seul être qu’il aimait, que le dernier lien qui l’unissait au monde des hommes est rompu, Buck entre définitivement dans la forêt où son courage, ses qualités exceptionnelles de chasseur lui permettent de devenir le chef de la meute des loups. Buck n’est plus un chien. Il est devenu un loup.
A nouveau, j’ai pleuré comme j’avais pleuré à l’âge de douze ans, mais j’ai pu aider Céleste et trouver la réponse à une question vraiment difficile : quelle était la seule chose qui faisait peur à Buck ? Je ne trouvais pas car Buck n’avait peur de rien : ni des coups, ni des autres chiens, ni des loups, ni des trop longues journées de traîneau. Et puis, à minuit et demi, alors que j’allais renoncer, que je n’en pouvais plus, j’ai trouvé ! La réponse tenait en quatre lignes. Le seul moment où Buck avait été terrorisé, c’est lorsque le bateau sur lequel il avait été embarqué s’était mis, en entrant dans le détroit de la reine Charlotte, à tanguer, à rouler, à ruer. La pauvre bête, à fond de cale, avait eu l’impression qu’un démon avait pris possession du navire. Le lendemain matin, Céleste, avant de partir au collège, a pu compléter son travail. Céleste a compris que c’était la dernière fois que j’acceptais qu’elle ne lise pas un roman donné par son professeur et que si j’avais accepté c’était parce que j’avais bien compris en quoi l’histoire de Buck pouvait la faire souffrir moralement. La veille, pendant le dîner, nos deux autres enfants, Victoire et louis, m’avaient demandé de leur raconter le livre. Je l’avais fait en évitant de donner trop de détails. A la fin, Louis m’avait demandé : « maman, tu crois que Fantôme aurait eu la même force que Buck ? Penses-tu qu’il aurait réussi à s’en sortir et qu’il serait devenu le chef des loups ? ». Notre boule de poils, notre berger australien, était étendue sur le carrelage de la cuisine. Il veillait sur nous comme si nous étions son troupeau. Alors, sans l’ombre d’une hésitation et sans préciser que cette longue marche vers le « wild » serait pour lui une immense souffrance avant d’être une seconde naissance, j’ai dit « oui ! ». J’ai vu que Louis était rassuré.
Pour finir sur une note plus gaie, je vous recommande très vivement un petit roman désormais en poche « et je danse aussi » co-écrit par Anne-Laure Bondoux er Jean-Claude Mourlevat. J’avais oublié avoir vu les deux écrivains présenter leur roman sur le plateau de François Busnel au printemps de l’année dernière. Cela faisait longtemps qu’une lecture ne m’avait pas procuré tant de plaisir. La seule chose que je consens à vous dévoiler sur ce roman, à la fois jubilatoire et profond (j’ai ri toute seule dans la nuit de mardi à mercredi entre quatre heures et six heures du matin), c’est qu’il donne envie de tomber amoureux ou amoureuse d’un être qu’on n’aurait jamais vu mais avec lequel on nouerait une incroyable relation épistolaire. A la lecture de ce petit roman délicieux, pétillant, je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer les siècles antérieurs de correspondance entre les êtres. On va tellement plus loin quand on s’écrit ! Je profite de ce moment pour adresser à Josette, mon ancien professeur de philosophie, un immense merci pour sa dernière lettre sur Descartes que j’ai lue et relue déjà à plusieurs reprises et qui est là, en bonne place, sur mon bureau.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner