Un vendredi matin, j’ai attendu sur un quai de gare comme dans un film de Sautet. J’ai voyagé dans un train comme dans un film de Resnais. De l’air froid tombait sur moi, et j’ai eu froid comme à chaque fois.
A la descente du train en gare de Paris-Bercy, les rayons du soleil léchaient les rails argentés. J’ai vu des passagers que leurs proches attendaient, des couples se reconstituer, la chanson de Brel « Orly » mais à l’envers, des enfants venus aider leurs parents vieillissants avec leurs bagages. J’aurais aimé qu’il y ait quelqu’un pour m’accueillir mais il n’y avait personne.
Place de la Nation, il ne restait rien de la présence, la veille, des agriculteurs perchés sur leur tracteur. Pas de dérapage, pas de boites de pâté Hénaff jetées sur les forces de l’ordre. « Trop mélancoliques pour être violents » a dit le Docteur F dont je retrouve l’écoute paisible et le cabinet chaleureux, de loin en loin, toujours avec le même plaisir. Plaisir d’être la première à l’attendre en haut de cet escalier dont la plongée vertigineuse évoque les abysses des forces inconscientes. Plaisir de reprendre l’histoire là où elle s’était arrêtée comme avec ces vieux et merveilleux amis quittés un jour mais retrouvés toujours, sauf quand la marée, trop forte, a eu raison des mots tracés dans le sable.
Quatre jours durant, j’ai senti autour de moi la foule vibrer, pris le temps de regarder un voilier d’enfant voguant sur le bassin du Luxembourg, assisté à un concert de jazz, observé des hommes disputer une partie d’échecs sur la table en plein air, dans la fraîcheur d’un matin clair. Je me suis enivrée de couleurs et d’instants, de vies et d’envies. Paris me manquait tant !
Samedi, dans le jardin des Tuileries, je déjeunais. J’étais souvent venue ici. L’enseigne avait changé. Les mains du serveur étaient puissantes comme celles d’un sculpteur et ses ongles noirs comme ceux d’un cordonnier à la fin de sa journée. Un pigeon a sauté sur la table de ma voisine et ses ailes ont fait voler sa tasse de chocolat. Un chocolat chaud en accompagnement d’une tarte salée…une Américaine !
Je lui ai tendu des mouchoirs avant que le serveur ne lui apporte des serviettes. Ma voisine était longue et fine. Elle avait des yeux myosotis pleins de malice, des cheveux courts et blancs et le teint hâlé de ceux qui vivent en mer ou en montagne. Elle habitait Boston et accompagnait dans leur tournée européenne des musiciens du Philarmonique. Ils arrivaient de Milan. A la Scala, elle avait pleuré en écoutant « la Bohême ». Je lui ai offert de s’asseoir à ma table et la conversation a continué. Le récit de notre tour du monde l’a enchantée, le tour de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande en vélo plus particulièrement.
Elle était charmante comme une des héroïnes des films de Cukor. Je lui ai parlé de ma sœur et de sa famille ayant quitté Los Angeles pour Miami. Elle s’exclamait « lovely » ou « excellent ». Elle me félicitait pour mon anglais…elle était vraiment gentille ! Malgré le soleil, une sorte d’humidité nous gagnait, un début de sensation d’automne. Elle est repartie pour son hôtel situé rue Rouget de Lisle. Elle a fait voler vers moi un baiser du bout de ses doigts.
Je suis allée au Louvre. Comme toujours, l’enchantement dans cette tour de Babel où l’art tient lieu de langage universel entre les hommes. J’ai pris le temps de parcourir le département dédié aux arts de l’islam. La finesse des peintures de l’Inde moghole me plait particulièrement. Ensuite, j’ai rejoint les salles consacrées à l’école du Nord. Je suis restée un long moment assise sur une banquette face à une toile de Samuel Van Hoogstraten intitulée « scène d’intérieur » ou « les pantoufles ». J’attendais que la femme qui avait laissé ses pantoufles fasse son apparition dans la pièce du fond, les enfile et referme la porte me cachant cette vue plongeante sur son intérieur ou m’invite à la suivre et m’offre un thé.
En sortant du Louvre, j’ai vu un groupe de photographes indiens faisant prendre la pose à un mannequin enveloppée dans son sari. Le long des quais de la Seine, en face du musée d’Orsay, j’ai pris part au « rêve d’humanité » de Reza. A la vue de deux jeunes enfants kurdes jouant dans une baignoire de fortune avec des gouttes d’eau, j’ai repensé au petit garçon qui, assis sur le bord du bassin du Luxembourg, suivait des yeux son voilier. Sous toutes les latitudes, sous les bombes ou sous les ors de la République, tous les enfants du monde sont les mêmes et c’est à nous parents qu’il appartient de préserver leur avenir en même temps que leurs rêves.
Vendredi soir, j’ai bu un thé rouge parfumé à la citronnelle entre le jardin des Plantes et la mosquée chez ma plus ancienne amie d’enfance avec son mari et leur petite Clémence. Quand je regarde mon amie que je connais depuis que j’ai cinq ans, je revois nos maisons à Didier sur les hauteurs de Fort-de-France, à la Martinique. Je me rappelle nos jeux, nos rires et nos disputes épouvantables, les pires, celles qui opposent une sanguine à une susceptible ! Je sens les odeurs du jardin, la brûlure du soleil et celle de la règle en bois de la maîtresse s’abattant sur le bout de mes doigts car je bavardais avec mon voisin.
Dans les allées du jardin des Plantes, le long de la Ménagerie, les jardiniers se sont amusés à suspendre sur des arceaux des cucurbitacées. Malgré leur poids, ils jouent les funambules. Les dahlias explosaient, dernier feu d’artifice végétal de l’été. Les tournesols offraient leur cœur noir à butiner aux abeilles et aux bourdons.
Dimanche, j’ai assisté à la messe de onze heures à l’église Saint Roch, rue Saint Honoré, le seul lieu de recueillement pour notre grand-mère maternelle face à la plaque commémorant la mort des déportés des camps de l’Allemagne nazie. Le lieu où ma sœur et son mari se sont unis et où leurs deux enfants ont reçu le baptême. Sur le sort des réfugiés, la responsabilité des chrétiens dans l’accueil des familles persécutés d’Orient, l’effata –ouvre-toi en Araméen- m’a paru accoucher d’une souris.
Dimanche, toujours, dans le Marais, seule, après y avoir été la veille avec une amie de ma sœur, marraine de notre nièce, je suis retournée chercher la présence de ma cadette, son odeur, sa chaleur, son rire, son pas vif et la blondeur de ses cheveux. Chez Florence Kahn, une grande file d’attente dans cette toute petite épicerie de la rue des Rosiers. En patientant au milieu des rangées de délices de la cuisine juive d’Europe centrale et orientale, j’aurais aimé penser que des millions de juifs mais aussi de tziganes, d’homosexuels, d’handicapés et de résistants n’avaient pas été victimes de la folie d’un homme et de son régime et que des Syriens, des Irakiens persécutés dans leur pays ne viendraient pas un jour les remplacer tel un immense tour de passe-passe soixante-dix ans après.
Le strudel courgettes/chèvre et menthe était délicieux. Comme tous les ans, rue de la Verrerie, le couturier Azzedine Alaïa prête son local aux photographes primés par le Word Press photo. La plupart des photos sont terribles : scènes d’exécution en Iran, pollution chimique en Chine, répressions sauvages de manifestation à Kiev ou à Istanbul. Personne ne parle. Les âmes mortes des êtres photographiés semblent nous envelopper de leur présence et nous chuchoter à l’oreille : « effata ».
Vendredi après-midi, dans une des salles d’attente de l’hôpital de la Pitié Salpêtrière, face à une rangée de box et guettant que mon numéro d’appel clignote sur un écran, je me suis demandée si j’étais une patiente ou une jument et si le médecin que je n’avais pas vu depuis six ans allait me prescrire du foin trois fois par jour ou un médicament à prendre à jeun vingt minutes avant le petit-déjeuner.
Lundi, boulevard Haussmann, à quelques entrechats de l’Opéra Garnier, la seconde maison de notre grand-mère maternelle, une femme dont l’élégance et la capacité à anticiper les tendances étaient légendaires dans sa famille, j’ai décidé de me gâter et, pour une fois, de penser à moi : une robe en liberty, un pantalon large et fluide à motif de fleurs et d’ananas et un gilet coq de roche. Du boulevard Haussmann, mes pas m’ont menée aux allées du parc Monceau où, petite fille, je me rappelle avoir joué au cerceau et cherché l’équilibre sur les demi cercles en métal qui bordent les pelouses. Des nounous africaines promenaient les enfants des autres dans des landaus anglais.
Quatre soirs durant, après mes grandes promenades, je me suis étendue sur le canapé, pelotonnée dans une couverture en mohair et j’ai lu « toutes les lumières que nous ne pouvons voir » d’Anthony Doerr. Ce roman dont l’action se déroule de 1937 à 2014 fait se croiser le destin de deux êtres : une petite fille aveugle dont le père, serrurier, occupe les fonctions de gardien du Muséum d’histoire naturelle de Paris et d’un garçon passionné de sciences vivant avec sa sœur dans un orphelinat près d’Essen depuis la mort de leur père mineur. Une histoire bouleversante qui rappelle les photos des enfants immortalisés par Reza dans des camps de réfugiés.
Maintenant, j’écris mon texte en marchant le long du boulevard Haussmann avec mes sacs autour du poignet. Des touristes, des valises, les sonneries des bus, le soleil à la terrasse d’un café à l’angle de la rue de Rome, les yeux fermés pour mieux en sentir les rayons sur le visage. Dans l’air, déjà, malgré la chaleur, la présence de l’automne et le poème de Théophile Gautier « ce que disent les hirondelles »
Demain, je rentre. Je ne sais pas si c’est vraiment « chez moi » que je rentre, mais je rentre. Je serais volontiers restée encore quelques jours pour replanter mon jardin intérieur, nourrir mon imaginaire, faire le plein d’énergie avant de retrouver ma famille, des amis, mes patients, notre berger australien et nos promenades en vélo au point du jour, une vie calme, trop calme pour moi et pourtant si fatigante.
A la veille du départ, je songe que dans nos villages moribonds où tant de maisons sont inoccupées, on peut accueillir des familles de réfugiées et les aider à repartir dans la vie. Contrairement à certaines idées reçues, la France a une longue histoire de terre d’accueil et elle a toujours compté des âmes belles et généreuses, y compris dans des petits villages de campagne où la peur de l’Autre est ancrée comme les silex dans la terre. Aujourd’hui, il est plus facile d’accueillir dans nos communes des réfugiés que de risquer sa vie en cachant des juifs, des aviateurs ou des résistants. Ils ont été nombreux, avant nous, à nous donner l’exemple. A notre tour de nous comporter dignement et de faire en sorte que dans vingt ans, nos enfants, nos petits-enfants n’aient pas à rougir de nos lâchetés et de nos égoïsmes.
Mardi, je pars. Je m’assure que tout est en ordre dans l’appartement maternel. Sur le balcon, les géraniums fleurissent. Tandis que je range le contenu de ma trousse de toilettes, je m’arrête un moment devant la grande glace sur laquelle j’ai frotté les tâches laissées par la buée. Nos parents s’y sont installés avec ma sœur l’année où je suis entrée à la faculté de droit. Ce sont presque vingt-huit années qui ont filé. Le long de l’allée d’honneur qui remonte en direction du château et du parc de Sceaux, je n’ai pas vu les arbres grandir mais, dans l’image de moi que me renvoie le miroir, je vois les rides qui ont creusé le tour de mes yeux, qui cherchent à s’installer près de ma bouche. L’ovale du visage n’est plus aussi lisse. Mes tempes s’argentent. J’entends la voix de ma mère qui me souffle « c’est dur de se sentir l’âme et le cœur de ses vingt ans et de ne pas les retrouver dans l’image que la glace renvoie ». Distorsion entre l’état d’être et l’état du corps. Je ferme la porte.
Dans le RER, à huit heures, c’est encore calme. Un papa monte avec sa petite fille. Je lui donne huit ans, pas plus. Elle ressemble à Louise, notre petite nièce qui vit en Roumanie : mêmes longs cheveux blonds, fins et légers comme les plumes d’un oisillon, mêmes yeux verts que la rentrée et ses réveils matinaux cernent de violet. Des dizaines de papillons sont dessinés sur son cartable. Leurs ailes s’uniront dans un même battement pour en alléger le contenu. Son papa la couve du regard. Il replace une mèche de cheveux, réajuste les manches du gilet gris qui dépassaient du manteau. Le lien souvent magique qui unit les pères à leurs filles me fascine. L’autre est vraiment un autre et non, comme cela se produit avec un enfant du même sexe que soi, un autre moi que je veux mieux que moi, que je ne voulais pas, avec lequel je me sens en concurrence et qui pourrait faire mieux que moi.
Maintenant, je suis assise dans le train, un intercités, qui a Nevers pour terminus. Il y fait chaud pour une fois. J’ai attendu un train sur un quai comme dans un film de Sautet. Dans la gare, un piano attendait qu’un voyageur caresse ses touches. J’ai voyagé dans un train comme dans un film de Resnais. A la descente du train, mon mari n’était pas là. Il ne dissimulait pas derrière son dos un large bouquet de fleurs comme la toute première fois, à mon arrivée, en gare de Saint Etienne, en septembre 1997. Il avait un peu de retard. Il avait été faire des courses pour me préparer un déjeuner tel que je les aime : crevettes et poisson. Quatre jours durant, il a été le papa et la maman. Nos rôles se sont inversés. Il est parti si souvent et si loin, nous laissant seuls les enfants et moi quinze jours par mois, tous les mois pendant plus de trois ans. Il a pris soin des enfants et de Fantôme, supervisé les devoirs, invité des petits amis à jouer, cuisiné des carbonara au saumon, étendu une machine, repassé le contenu d’une panière, été chercher des champignons, montré aux enfants comment jouer les Tarzan au bout de lianes, conduit notre aînée et une de ses amies à son test de natation synchronisée et suivi un match de rugby avec son trio heureux de cette complicité.
Mardi après-midi, la vie a repris. J’ai retrouvé les miens, mes patients et mes sabots suédois de thérapeute rurale. Des hirondelles passent dans le ciel. Voici ce qu’elles pensent :
Déjà plus d’une feuille sèche
parsème les gazons jaunis ;
Soir et matin la bise est fraîche,
Hélas ! Les beaux jours sont finis !
On voit s’ouvrir les fleurs que garde
Le jardin, pour dernier trésor ;
Le dahlia met sa cocarde
Et le souci sa toque d’or.
La pluie au bassin fait des bulles,
Les hirondelles sur le toit
Tiennent des conciliabules :
Voici l’hiver, voici le froid !
Elles s’assemblent par centaines,
Se concertant pour le départ.
L’une dit : « Oh ! Que dans Athènes,
Il fait bon sur le vieux rempart !
Tous les ans, j’y vais et je niche
Aux métopes du Parthénon !
Mon nid bouche dans la corniche
Le trou d’un boulet de canon.
L’autre : « J’ai ma petite chambre
A Smyrne, au plafond d’un café.
Les Hadjis comptent leurs grains d’ambre
Sur le seuil, d’un rayon chauffé.
J’entre et je sors, accoutumée
Aux blondes vapeurs des chibouchs,
Et parmi des flots de fumée
Je rase turbans et tarbouchs.
Celle-ci : « J’habite un triglyphe
Au fronton d’un temple, à Balbeck.
Je m’y suspens avec ma griffe
Sur mes petits au large bec »
Celle-là : « Voici mon adresse :
Rhodes, palais des Chevaliers
Chaque hiver, ma tente s’y dresse
Au chapiteau des noirs piliers »
La cinquième : « Je ferai halte
Car l’âge m’alourdit un peu,
Aux blanches terrasses de Malte,
Entre l’eau bleue et le ciel bleu »
La sixième : « Qu’on est à l’aise,
Au Caire, en haut des minarets,
J’empâte un ornement de glaise,
Et mes quartiers d’hiver sont prêts »
« A la seconde cataracte,
fait la dernière, j’ai mon nid ;
J’en ai noté la place exacte,
Dans le pschent d’un roi de granit »
Toutes : « Demain, combien de lieues
Auront filé sous notre essaim,
Plaines brunes, pics blancs, mers bleues
Brodant d’écume leur bassin ! »
Avec cris et battements d’ailes,
Sur la moulure aux bords étroits,
Ainsi jasent les hirondelles
Voyant venir la rouille aux bois.
Je comprends tout ce qu’elles disent,
Car le poète est un oiseau,
Mais, captif, ses élans se brisent
Contre un invisible réseau !
Des ailes ! Des ailes ! Des ailes !
Comme dans le chant de Rückert,
Pour voler là-bas avec elles
Au soleil d’or, au printemps vert !
Théophile Gautier
(Chanson d’automne)
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
J’adore votre plume, belle aisance. vous réussissez à saisir un manque de confiance devant l’inconnue et beaucoup de plaisir pris ça et là. Sympa !
Cher Michel, je vous remercie pour votre commentaire qui me touche. L’approche sensorielle du monde qui nous environne est une des clés du bonheur. Paris est un lieu pour moi si connu, balisé et pourtant, toujours si mystérieux et envoutant que je n’y ressens jamais un manque de confiance face à ce que je ne connais pas. Je vous souhaite une belle entrée dans l’automne.