Chronique d’une évasion dans un Paris automnal

Dimanche, une lumière superbe éclaire le plateau fraichement labouré. Des ombres longilignes s’étirent sur une terre sombre. Une barbe verte hérisse un grand champ. Le soleil joue à cache-cache entre les branches des arbres qui se clairsèment. Fantôme caracole en tête. Sur la place de l’église dans les parterres de grosses boules de chrysanthèmes. Je reste dehors avec Fantôme tandis que Stéphane va acheter du pain et des viennoiseries. La boulangère m’a vue. Nous nous saluons. Nous sommes aussi bavardes l’une que l’autre! Il est préférable pour les autres clients que ce soit Stéphane qui passe la porte. Je prends en photo un arbre. J’aurais adoré avoir les cheveux de la couleur de cette arbre et ressembler à l’une des filles du feu de Nerval ou à l’une de ces femmes peintes par Klimt. J’aurais aimé aussi avoir un balai supersonique et, les nuits de pleine lune, tirer des bords au-dessus du plateau. J’aurais proposé à Muguette de monter avec moi. Comme nous aurions ri! Alors que nous revenons, nous entendons monter un chant derrière nous. C’est l’un de nos voisins et père de huit enfants: quatre filles et quatre garçons. Il est sur son vélo et tient en laisse Attila, le plus gentil berger allemand qu’il m’ait été donné de rencontrer. Notre voisin écoute de la musique arabe. C’est un moment assez surréaliste qui mettrait en joie notre voisine xénophobe!

Je file faire quelques emplettes. Toutes les caissières ont fait l’effort de se déguiser. Beaucoup de clients. Avec le changement d’heure, tout le monde se cherche une mission! En sortant, j’entends un monsieur dire à un autre: « Tu devrais faire migrant! ça rapporte! 300 euros par mois sans rien foutre! ». Mon sang ne fait qu’un tour! Je marche droit sur ce monsieur rougeaud et ventripotent et lui demande s’il aimerait devoir quitter un pays en guerre, y être torturé, voir ses enfants privés d’école depuis de longues années et traverser la Méditerranée sur un vieux pneumatique menaçant de couler? Il ne dit plus rien. Comment peut-on tenir des propos aussi violents?

Dans la voiture qui me ramène à la maison, l’association parfaite qui fait venir sur le visage un large sourire: la voix hormonale de Barry White+le soleil+la magie de l’automne. Je pourrais rouler des heures. Dans un champ, fusil cassé sur l’épaule, un chasseur avance avec ses trois épagneuls. Dans un autre champ, des tournesols poussent des coeurs jaunes.

Maintenant, un poulet cuit dans le four. Victoire est chez le papa de Louis. Céleste se lave les cheveux. Louis est sur le point de partir chez Erwan qui va lui préparer un kebab maison. Stéphane travaille. Fantôme ronfle et Cookie rêve allongé sur la chaise de mon bureau. Des bonbons de toutes les couleurs attendent dans un récipient les petites mains des enfants qui, peut-être ce soir, viendront sonner à la porte.

Ce matin, la nuit était noire, douce et épaisse au-dessus du plateau. A 5h32, le train était entré en gare. J’en étais descendue sans bagage et avais été m’installer dans une brasserie dans l’odeur et le bruit des percolateurs. Le jour de mon anniversaire, j’avais été me promener entre les allées lumineuses du cimetière de Montmartre où des arrière-grands-parents de notre maman sont enterrés. Des chats slalomaient entre les tombes. Des couples venaient déposer des fleurs. Notre père nous a fait aimer les cimetières. Comme il était insomniaque, il devait aimer ces lieux paisibles dédiés au repos éternel. Notre père aimait les prostituées à l’ancienne, les dames pipi auvergnates, les gardiennes d’immeuble espagnoles ou encore les balayeurs maliens. Il aimait tous ces êtres que, souvent, on ne voit pas mais qui racontent si bien notre société. Je pensais à ça car, sur France Inter, tout à l’heure, j’avais entendu la dernière chanson de Stromae « santé ». Elle est magnifique tant pour ses paroles que pour ses accords sud-américains. Dernier jour d’octobre. Un merveilleux anniversaire à Margot notre sorcière bien-aimée. Dernier jour d’octobre. L’automne va basculer dans son ère mélancolique. Plus de feuilles au pied des arbres que sur les branches.

https://www.youtube.com/watch?v=P3QS83ubhHE

Le ciel se grise. La pluie avance. Comme nous avons été chanceuses Victoire et moi d’avoir de si belles journées à Paris! Ma soeur était près de Lyon avec sa troupe et son camion et ses enfants avec leur papa à Luxembourg. Céleste n’avait pas envie de rester seule avec Miyu, la soeur de Cookie, dans l’appartement. Le lundi soir, nous sommes arrivées tard. Je suis allée me coucher tandis que les deux soeurs partaient se promener dans Paris et se raconter tous leurs secrets. Mardi: je réveille les troupes à 8h00. Direction le musée Carnavalet dans le Marais. Le musée qui raconte l’histoire de la ville de Paris a été fermé de longues années pour travaux. Avant de nous promener dans les salles de l’hôtel particulier, nous découvrons les photos qu’Henri Cartier-Bresson a consacré à Paris de la Libération à la construction du quartier de la défense. Des bidonvilles à Aubervilliers, des maisons détruites sur la butte Montmartre, les Halles pleines de vie, des femmes aux terrasses du Flore, Giacometti sous la pluie, des piques-niques sur les bords de la Marne et des flâneries le long de la Seine. Les photos sont des témoignages d’une époque résolue pour une forme d’insouciance (les trente Glorieuses) mais très contemporaine pour la misère sociale.

La culture ça creuse! Déjeuner à la terrasse du Gribouille au 44 de la rue de Rivoli. Nous marchons d’un pas vif vers le musée des arts décoratifs. Beaucoup de monde dans les salles de l’exposition consacrée à Thierry Mugler. Je suis toujours fascinée par le talent des grands couturiers et par le travail de toutes les petites mains pour accoucher du génie créatif. Mugler a beaucoup d’humour et je souris devant ce sac à main cercueil ou cette jarretière en strass qui permet de glisser une canette de bière! Ses chapeaux-coiffes sont dignes du Crazy Horse! Je découvre une chanson et un clip de George Michael « Too funky » que je ne connaissais pas et dans lequel défilent en Mugler les grands mannequins des années 80. Je me surprends à danser dans l’ambiance tamisée de la salle! Meneuse de revue, cela m’aurait plu si, enfant, en cours de danse classique, j’avais été capable de distinguer ma droite de ma gauche, de m’orienter dans l’espace et n’avais pas provoqué l’hilarité de notre grand-mère amie de Claude Bessy, ancienne danseuse étoile ayant longtemps dirigé d’une main de fer l’école de danse de l’Opéra. Elève en danse classique à l’âge de 7 ans, j’avais la grâce d’un éléphant dans un magasin de porcelaine!

https://www.youtube.com/watch?v=JQ2DVwSVIIo

Deuxième verre de Gewurtz, le soleil va et vient dans le ciel. Le poulet continue sa cuisson. Louis va bientôt partir. Céleste va sans doute me demander de lui sécher les cheveux. Je réécoute des chansons de George Michael. Même si, petite fille, je n’étais clairement pas douée pour la danse classique, plus grande je me suis révélée être une bonne danseuse avec un vrai sens du rythme. J’en ai passé des centaines d’heures sur des pistes de danse quand j’étais étudiante en droit, notamment au Bus Paladium où l’ambiance était toujours bon enfant contrairement à ce qu’on pouvait éprouver au Palace ou aux Bains douches, des lieux de perdition réelle! Danser jusqu’au bout de la nuit, ne plus penser à rien: comme cela peut encore me manquer sur mon plateau! Je voulais organiser une grande fête pour nos 50 ans ou pour les 20 ans de notre tour du monde mais la pandémie a déjoué mes projets. Si on m’avait laissé choisir l’époque à laquelle je voulais vivre, sans hésiter j’aurais choisi les années folles à Paris dussé-je traverser deux guerres…Avoir 25 ans dans les années 20 et les années 30. Vivre l’effervescence parisienne et la créativité artistique et intellectuelle en direct depuis les ateliers ou les brasseries du 14ème sans entrave, quel rêve! Le surréalisme est l’un des courants que je préfère même si jamais je n’aurais pu me soumettre à l’autorité malsaine d’un Breton!

Chez ma soeur, Louise nous rejoint ainsi que Cerise l’amie chère de ma soeur et la marraine de Margot pour un apéritif dinatoire. Comme je suis heureuse de revoir Louise! Quelle adorable jeune fille! La complicité entre les cousines est fabuleuse! Ambiance très détendue. Cerise a la magic touch avec les jeunes. Louise part à regret rejoindre ses parents au théâtre.

Mercredi, jour de ma naissance. Céleste va accueillir Justine à la gare et Victoire en profite pour dormir un peu. A 13h00, Louise les retrouvera aux arts décoratifs. Elles ont envie de partager avec Justine et Louise le travail de Thierry Mugler. Je vais me promener seule dans les allées du cimetière Montmartre. Honorer les morts le jour de sa naissance c’est rendre hommage à Boris Vian. Je suis bien élevée: je ne crache pas sur les tombes! Si je n’avais pas décidé de me faire incinérer et que mes cendres soient dispersées au sommet d’un col dans le Queyras, j’aurais aimé être enterrée dans ce cimetière. A 14h00, après un tour à la Procure, je suis devant le parvis de l’église Saint Sulpice où j’attends Frédéric un ami que je n’ai pas revu depuis 27 ans! Miracle: nos échanges reprennent comme si le temps s’était figé. Frédéric me fait découvrir la terrasse verdoyante de l’hôtel des Marronniers. On se croirait en province. Plus un bruit de voiture. Frédéric me raconte sa famille « exotique », ses différents métiers et son projet d’installation en Italie du sud. Je l’accompagne jusqu’à la rue de l’Estrapade où il donne des cours en passant par un petit restaurant libanais de la rue Mouffetard où il se fait un devoir de s’exprimer en arabe libanais, la langue de son père.

Chez ma soeur, je retrouve les cousines et Justine. Louise retourne au théâtre avec son papa. Sa maman a rejoint leur mamie en Haute-Corse. Victoire et moi allons dîner dans un restaurant que ma soeur m’a fait découvrir voici de longues années « Au petit Thaï » dans le Marais. Excellent dîner même si Victoire, très fatiguée et qui fait trop de choses, craque. On est une maman 365 jours par an! Nous marchons du restaurant jusqu’au métro Concorde pour nous éviter un changement. Trop de malheureux sous les arcades.

Jeudi, ma soeur rentre du Rhône dans la matinée. J’ai un rendez-vous boulevard de la Madeleine pour mes yeux. Les filles dorment. Elles me rejoindront à 11h00 à l’opéra Garnier. Pas un nuage dans le ciel mais le vent s’est levé. Je n’ai pas très chaud. Génial ce centre « Optic vision ». Prise en charge très professionnelle et pas une minute d’attente! En sortant, je suis irrésistiblement attirée par les jardins du Palais-Royal. Comme à chaque fois, je m’attends à voir Colette et Cocteau remonter l’une des allées bras dessus bras dessous. Une fois encore je prends le temps de lire toutes les citations qui ont été gravées au dos des bancs publics et de certains fauteuils. Je repars en sens inverse. 10h30, je m’installe sur une banquette du Royal Opéra. Je commande un chocolat pour me réchauffer: plus d’eau que de lait comme toujours dans les cafés parisiens. J’échange avec une dame d’origine algérienne qui va aller acheter des billets pour retourner au pays voir sa famille qu’elle n’a pas revue depuis deux ans. Saleté de virus!

Les filles me retrouvent à l’Opéra. Je suis heureuse de leur faire découvrir la seconde maison de leur arrière-grand-mère maternelle. Je leur parle de son métier et de tous les artistes qu’elle a eu la chance de rencontrer. Elle a vu Chagall poser ses fresques sur le plafond. Nous reparlons de la petite danseuse de Degas. Justine et Céleste, en première, en arts plastiques, avaient eu un travail à faire sur la sculpture. Les filles essaient d’imaginer les soirées à l’opéra à l’époque de Napoléon III. Nous restons un long moment dans la boutique. Quand j’étais en sixième, notre grand-mère m’avait offert un tutu long et des chaussons à pointe. Nous vivions alors dans un château à quelques kilomètres du Mans. Je passais des heures à danser dans le grand vestibule desservant le salon couvert de boiseries, la salle à manger tendue de tissu jaune et la chapelle. Notre père vivait sa vie comme s’il était l’un des nombreux héros des romans qu’il n’écrivait que dans sa tête. Nous étions des personnages projetées dans ses existences qu’il s’inventait pour supporter la réalité.

Tour aux Galeries Lafayette pour admirer la coupole, déjeuner chez Noura, restaurant libanais boulevard des Italiens que la marraine de Victoire m’avait fait découvrir et passage par le Bon Marché. Les filles s’achètent des toques en fausse fourrure marron qui leur vont à ravir. Retour à Montmartre. Ma soeur est rentrée et a fait des courses pour l’apéritif dinatoire du soir. Margot, née le 31 octobre et moi allons fêter ensemble nos anniversaires. Bien que crevée par ses 3 jours de tournée, Virginie a préparé plein de bonnes choses et demandé à sa gardienne qui excelle en pâtisserie de faire le gâteau. Margot et Antoine m’offrent un ravissant bouquet et ma soeur des sabots roses et dorés que j’adore. Les filles, elles, m’ont trouvé un très joli pull. Ambiance très détendue. Je souffle mes bougies. C’est la première fois depuis des années que j’ai envie de fêter mon anniversaire. Trop longtemps, j’ai dû lutter contre la mélancolie et l’envie de disparaitre dans une tanière comme un loup blessé. Cette année, je sens que j’ai passé un cap. Tout en conservant à notre père une place essentielle dans ma vie, je décide de renoncer à ce qu’il pouvait y avoir de plus complexe dans sa personnalité et de faire le choix de la manière dont notre mère avance dans sa vie avec confiance. Pendant de longs mois, j’ai souffert comme à chaque fois que je vais perdre une peau mais quand la transformation est achevée quel sentiment de bonheur!

Vendredi matin, Céleste qui aurait dû rester à Paris part avec nous. Ma soeur va pouvoir se reposer après une tournée éprouvante. Louis est si heureux de retrouver ses deux soeurs! La maison reprend des couleurs. Céleste et Cookie ne se quittent plus. Toutes les chambres sont occupées. Louis a décidé de fêter ses 14 ans avec presqu’un mois d’avance. Ses cinq amis arrivent vers 15h00. J’ai préparé les couchages et le repas du soir. Neuf jeunes viendront à bout d’une cocotte minute remplie de pâtes. Stéphane et moi partons chez Véro, ma petite jumelle qui revient d’un séjour à Bruxelles avec sa fille ainée, Pauline, ma filleule, élève en prépa école du Louvre à Dijon. Je suis heureuse de revoir Pauline. Nous ne nous sommes pas vues en vrai depuis la rentrée de septembre. Même si la charge de travail est énorme, Pauline est très épanouie et l’ambiance est excellente entre les élèves. Quand nous rentrons à la maison, Louis et ses amis ont délocalisé le salon au bord de la route.

En me réveillant le samedi matin, je constate que, dans la nuit, les jeunes ont mangé des pizzas et la fin du gâteau d’anniversaire. La pluie a contrecarré les projets de promenade nocturne avec feu de camp. A 11h30, les amis de Louis sont repartis et avant ils ont tout rangé. Les sacs de couchage et les tapis de sol sont repliés à la perfection.

13h00. Le déjeuner est fini. Céleste et Cookie regardent « Azur et Asmar » sur le canapé de la mezzanine. Stéphane est reparti disputer des parties d’échecs avec des joueurs du monde entier. Louis est chez Erwan. Victoire est toujours chez le papa de Louis. Je viens de finir la part de tarte aux pommes apportées par l’une de nos amies hier. Sa fille, Adèle, comme Margot, est née le 31 octobre. Adèle est une adorable petite sorcière. Sur le plateau, le vent se lève et des écharpes nuageuses barrent le ciel. J’irai voir Muguette avec Fantôme dans l’après-midi.

Bonne fête de la Toussaint à toutes et à tous!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.