Chronique d’un lundi blanc

Ce matin, la nuit joue les prolongations. Le plateau est pris dans des filets de brume. Dans cette grisaille, les grandes dames de fer feraient presqu’oublier leur corps ciselé. Je manque de motivation pour notre promenade mais Fantôme, déjà, s’agite. J’enfile un manteau long, dissimule ma tête sous un bonnet blanc, noue une écharpe écossaise autour de mon cou, glisse mes mains dans des gants et lace mes chaussures de randonnée. Avant de pousser la porte du portillon vert, je vais suspendre des boules de graisse et remplir de graines la mangeoire. Quand ils nous voient sortir sur la terrasse, les petits oiseaux dissimulés dans les haies se mettent tous à chanter.

Au début, j’ai froid et puis, assez vite, le sang circule et mon corps se réchauffe. Comme toujours, Fantôme marque de nombreux arrêts pour humer l’herbe ou une motte de terre. Comme toujours, j’essaie de ne pas penser et d’être seulement dans l’observation de ce qui m’entoure. La terre retournée offre le spectacle douloureux de ses entrailles brunes et molles. Toujours, cette vision me renvoie à celle des champs de bataille labourés par les obus. Je ne suis pas censée penser mais je songe à tous les malheureux de la Grande guerre. Dans un pré, sous des pommiers dénudés, des moutons sont couchés. Ils ne bougent pas à notre approche. Tous les acacias qui bordaient une partie du sentier ont été coupés. Il n’en reste plus qu’un dont la silhouette gracile se détache sur un ciel gris. Dans le petit bois, des branches craquent et des feuilles d’automne frémissent. Certainement, le quatuor de chevreuils que nous avons souvent tant de plaisir à voir dans les champs.

La maison est étonnement calme. Fantôme dort sur le canapé et Cookie, lui, est roulé en boule sur la couette dans la chambre de Victoire. Depuis l’adolescence, je me suis toujours imaginée qu’à la nuit tombée, dans les jardins, les parcs et les musées, les sculptures s’animaient. Quand je regarde la crèche, il m’arrive d’avoir l’impression que les santons se sont déplacés.

Samedi, dans l’après-midi, Fantôme et moi décidons de rendre visite à Muguette et à Pépette. La veille, Muguette nous avait fait faux-bond. Elle avait accompagné une de ses amies dont la maman fêtait ses quatre-vingt-quatorze ans. Nous avions trouvé le verrou tourné dans la porte du portail. Cette fois-ci, Muguette est chez elle. Son bâton est posé sur la machine à laver le linge. Nous ouvrons les trois portes qui mènent à la grande pièce à vivre. Sur la table de la cuisine, un plat contenant des noix, deux oeufs et un casse-noix. Une véritable nature morte. Muguette est assise à un mètre de sa télévision et écoute un maire qui se bat pour que les agriculteurs de son village renoncent aux pesticides. Muguette a planté deux bâtons d’encens dans une vieille pomme de terre. Muguette coupe l’appareil et m’invite à m’assoir sur le canapé. Pépette vient poser sa tête sur ma cuisse. Fantôme est un peu jaloux mais il laisse faire. Je constate que Muguette a placé sur la pierre de sa cheminée entre deux grosses marmites la bouilloire en cuivre qui est habituellement posée sur le poêle. La bouilloire en cuivre a été remplacée par une bouilloire banche. Muguette me dit qu’elle était fatiguée d’astiquer le cuivre tous les deux jours.

Elle me fait observer qu’elle a dépoussiéré tous les objets suspendus au-dessus de la maie, des objets dénichés dans des brocantes. Pour la collection d’assiettes, Muguette attendra la visite de son unique petite-fille. Nous nous installons autour de la lourde table en chêne. Muguette me tend une enveloppe contenant des photos. J’y découvre un de ses fils dans son aube blanche le jour de sa profession de foi, les différents chiens et les oiseaux qui ont vécu dans la maison, son mari menant sa calèche et leurs deux chevaux, Baron et Mabrouk. Les longues soirées d’été, Muguette et André aimaient beaucoup se promener sur les petits chemins en calèche.

Je rentre. Muguette me raccompagne jusqu’à la grille et donne un tour de clé. La « patronne » ne reçoit plus. Ces moments partagés sont toujours très agréables. Avec le temps, une affection complice a pu se nouer entre nous. Je ne dis jamais à Muguette combien, par moment, et particulièrement en ce moment, la campagne me pèse, que j’aimerais partir loin et retrouver une vie plus en phase avec mes besoins et mes aspirations profondes. La culture, les rencontres et les échanges me manquent. J’aime tellement l’art que, dimanche après-midi, je me plonge trois heures durant dans l’étude croisée de trois oeuvres monumentales: le Cycle des Nymphéas exposé au musée de l’Orangerie, Le Leviathan d’Anish Kapoor et Empire de Huang Yong Ping. C’est assez passionnant de voir comment chaque artiste a pensé son oeuvre au regard de l’espace. En rentrant d’un séjour en Normandie, nous nous étions arrêtés à Giverny pour découvrir la magnifique exposition consacrée à Sorolla mais nous n’avions pas pu visiter la maison et le jardin. Nous étions à la Toussaint et le jardin doit être surtout très beau au printemps.

Cette semaine, nous devrions aller chercher un sapin et le décorer. Habituellement, j’aime beaucoup le temps de l’Avent. Cette année, c’est différent. Je n’arrive pas à entrer dans l’esprit de joie. Toutes les décorations me semblent déplacées. Je n’ai pas envie de me projeter dans des menus de fête. Je serai vraiment heureuse que notre famille soit réunie mais dans la simplicité. Je ne peux pas m’empêcher de songer à toutes ces personnes que le coronavirus a précipité dans la précarité et à toutes ces familles endeuillées. Il est difficile de se sentir léger et heureux quand, autour de soi, tant d’hommes et de femmes sont en grande souffrance morale, physique ou matérielle.

Déjà, sur le plateau, la lumière diminue. Les nuits sont de plus en plus longues. Le petit oranger a perdu toutes ses délicates fleurs blanches. Les enfants ont presque mangé tous les gâteaux alsaciens que j’avais faits pour eux. Victoire est revenue du collège avec son diplôme du brevet des collèges. Leur ancien professeur d’anglais, un homme remarquable, a demandé à Victoire et à ses deux amies de venir dans sa classe répondre aux questions que ses élèves de troisième se posaient sur le lycée. Les filles étaient ravies de revoir leur ancien professeur et de se sentir utiles.

A bientôt,

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

 

 

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