En septembre 1878, âgé de vingt-huit ans, l’Ecossais Robert-Louis Stevenson entreprend un voyage à pied à travers les Cévennes, accompagné d’une petite ânesse grise répondant au doux prénom de Modestine. Stevenson a, pour la France et ses écrivains, un attachement très particulier. Son périple commence au Puy-en-Velay et s’achèvera à Saint-Jean-du-Gard où il vend la malheureuse Modestine qui ne peut plus mettre un sabot devant l’autre. Il prend ensuite place dans un omnibus pour toucher le terminus de son voyage: Alès appelé à l’époque Alais.
On peut se demander pourquoi un homme jeune qui est dépeint comme un authentique « viveur » décide d’accomplir un tel périple. Stevenson vit un terrible chagrin d’amour. Celle qu’il aime et qui est déjà séparée de son mari s’en est retournée en Californie pour demander le divorce. Stevenson sait que sa famille n’acceptera jamais qu’il s’unisse à une femme divorcée. Il espère trouver dans une sorte d’ascèse le moyen de panser ses blessures affectives. Quant à l’itinéraire, c’est en calviniste qu’il le choisit. Il pourra découvrir ce pays dans lequel des hommes courageux, les Camisards, se sont battus contre les dragons de Louis XIV après la révocation de l’Edit de Nantes pour préserver leur liberté de conscience.
Avant de prendre la route, Stevenson se rend au Puy-en-Velay pour compléter le matériel nécessaire à son entreprise. Il achète un révolver, un réchaud à esprit de vin, un bonnet de fourrure à oreillons, un vaste sac de couchage doublé de mouton et confectionné selon ses voeux, un bâton, deux livres de pain bis, un panier sans couvercle empli de viande et de récipients, de l’eau de vie, des bouteilles de Beaujolais et un fouet à oeufs. Pour soixante-cinq francs et un verre d’eau-de-vie, il fait l’acquisition d’une « chétive ânesse pas beaucoup plus grosse qu’un chien; de la couleur d’une souris ». Pendant douze jours, Modestine va accompagner Stevenson. Stevenson n’y entend rien en matière de bât et, contrairement à nous, il ne bénéficiera pas d’une initiation d’une heure trente. Dans les premiers temps, il perd son chargement qui glisse sous le ventre de la petite Modestine. Les traitements que Stevenson réservent à son ânesse font mal au coeur quand on sait que si un âne n’avance plus ce n’est pas parce qu’il a décidé de vous faire tourner en bourrique (Cannelle, la jeune femme qui nous louera ses deux ânes, nous apprendra qu’en faisant tourner un âne sur lui-même plusieurs fois on l’amène à obéir) mais parce qu’il y a une raison précise (peur, douleur, chargement mal bâté, fatigue).
Peu de temps après avoir quitté le Monastier, « un gros paysan, âgé peut-être d’une quarantaine d’années, de mine ironique et bourrue et vêtu de la veste verdâtre de la contrée » se moque de la manière dont Stevenson fait avancer Modestine. Il arrache une verge à un buisson, se met à fouetter l’arrière-train de l’ânesse en poussant un cri. La malheureuse reprend alors sa route à une cadence soutenue. Un peu plus loin, le 23 septembre, à l’auberge du Bouchet-Saint-Nicolas où il a passé la nuit dans un dortoir unique mis à disposition des voyageurs, le patron lui donne l’aiguillon qu’il a fabriqué pour lui. « Cette simple gaule, pointue d’un huitième de pouce, était en vérité un sceptre ». Dès lors que Stevenson entre en possession de cet objet, il écrit que Modestine devint son esclave. « Plus de manipulation du brutal gourdin! Plus de fouettage d’un bras endolori! Plus d’exercice de lutte, mais une escrime discrète et aristocratique! Et qu’importait si, de temps à autre, une goutte de sang apparaissait, telle une cale, sur la croupe couleur de souris de Modestine? J’eusse préféré autrement, certes, mais les exploits d’hier avaient purgé mon coeur de toute humanité. Le petit démon pervers, qu’on n’avait pu mater par la bonté, devait obéir quand même à la piqûre ». Pourtant, Stevenson s’est attaché à Modestine et, écrit-il à la toute fin de son récit: « Le père Adam pleura quand il me la vendit. Quand je l’eus vendue à mon tour, je fus tenté de faire de même. Et comme je me trouvais seul avec le conducteur du coche et quatre ou cinq braves jeunes gens, je n’hésitai pas à céder à mon émotion ».
En septembre 1878, Robert-Louis Stevenson se met en route avec Modestine. En août 2014, une maman de trois enfants qui attend depuis la fin d’un tour du monde de repartir marcher dans la durée avec son mari, des amis, sa progéniture, des membres de sa famille et son berger australien est étendue sur son tapis de sol dans un camping municipal des Causses situé de l’autre côté du cirque de Navacelle. Dans le champ où la famille et un couple d’amis et leurs deux enfants ont monté les tentes plusieurs ânes se régalent d’herbe fraîche. Dans l’autre partie du camping, un très large groupe de Belges (ils sont bien une vingtaine) revisite tard dans la nuit des chansons françaises et anglo-saxonnes. La maman qui aurait adoré appartenir à une large fratrie où épouser un mari ayant de nombreux frères et soeurs et qui offre, parfois jusqu’à l’épuisement à ses enfants ce qu’elle n’a pas connu, se met à espérer pouvoir un jour vivre la même chose. Ses appels répétés à des amis pour partager un bout de Compostelle avec elle n’ayant malheureusement jamais abouti, elle se demande si ce projet pourra voir le jour.
Quatre années passent…Le 5 août 2018, mon rêve se concrétise. Nous sommes chez Cannelle, un peu au-dessus de Saint-Jean-du-Gard. Nous attendons un couple d’amis, Nelly et Xavier et leurs deux enfants, Lucian, 10 ans et Mané, 8 ans. Nous avons déjà eu l’occasion de passer d’excellentes vacances à l’île-Tudy à la Toussaint avec eux. Nos fils, petits zèbres qui soumettent leurs proches à des tsunamis redoutables, s’étaient très bien entendus. Nelly et Stéphane se sont rencontrés sur les bancs de la faculté de droit de Lyon. Nelly est l’amie qu’on rêve tous d’avoir: enjouée, toujours partante, d’humeur égale, naturellement généreuse, curieuse et sportive.
Son mari est la bienveillance incarnée et un véritable puits de science. Pendant cette semaine de marche, Xavier va impressionner les enfants par son énergie et son humour. Le campement à peine monté après que les ânes aient été débâtés et mis au pré, Xavier part dans le village les plus proche pour procéder au ravitaillement. Le matin, le jour timidement levé, il revient avec le pain frais et les viennoiseries. A la fin d’une marche, quand les plus jeunes ont du mal à suivre, il repart les chercher. Le soir, entre la douche et le dîner ou entre le dîner et le coucher, il tire sa guitare de sa housse et interprète des morceaux de bossa nova.
Ce dimanche 5 août, nous sommes les premiers sur zone. Sarah nous accompagne. Elle a l’âge de Céleste, quinze ans. Elle est la troisième de sa fratrie. Nous avons sympathisé avec ses parents quand nous avons posé nos bagages dans le Gard, après notre tour du monde. Sarah est toujours de bonne humeur, souriante et pétillante. Les filles et elle forment un sacré trio! En attendant la famille Godard, nous sortons les affaires du coffre. La canicule, la présence de chiens dans les campings et les soins à prodiguer aux ânes nous ont conduits à faire le choix de laisser Fantôme à Pont-Saint-Esprit avec ma mère qui prend soin de lui à chaque fois que nous ne pouvons pas faire autrement. Nous sommes toujours malheureux de ne pas associer notre bel Australien à nos aventures mais l’avenir nous donnera mille fois raisons. Cannelle qui a grandi en Lozère et dont les parents, agriculteurs, avaient un élevage de chèvres angora nous apporte les sacoches en toile dans lesquelles nous commençons à ranger nos affaires. Alors que Stéphane nous tend nos chaussures, il ne trouve que l’une des siennes. Dans l’entrée de la maison de Pont, le sac a du se renverser et la chaussure est restée là-bas. Tout de suite, je pense à la délicieuse histoire de Pierre Gripari « les chaussures amoureuses ». Cannelle n’a pas de chaussures à prêter à Stéphane et Xavier chausse du 45. Stéphane appelle ma mère qui va nous rejoindre avec la chaussure abandonnée sur le tapis en coco rapporté de la Martinique. Comme il fait déjà très chaud et que l’initiation va durer plus longtemps que prévu, ma mère accompagnée de Nelly montra au col de Saint-Pierre situé à 9 kilomètres de marche et à 596 mètres avec Mané, Lucian et Louis. Inutile de dégoûter les plus jeunes au premier jour de notre aventure!
Avec Cannelle, nous faisons la connaissance de Bijou, l’âne de tête à la robe grise et de Cadeau, l’âne à la robe couleur « bogue de châtaigne ». Tous les deux ont douze ans. Cannelle nous apprend à panser les ânes: curer les sabots, les étriller, les brosser, les enduire d’un produit composé d’huile de cade qui repousse mouches plates et taons. L’initiation se poursuit avec l’installation du licole et le sanglage du bât. Les enfants sont très attentifs. C’est eux qui seront chargés de prendre soin de Bijou et de Cadeau le soir et le matin. Le soir, ils se nourriront de foin et le matin, ils auront droit à une ration d’orge. Cadeau a une blessure au-dessus du sabot droit. Il faudra l’enduire d’argile verte jusqu’à cicatrisation totale. Cannelle fait voler en éclats tous les a-priori que nous pouvions avoir sur les ânes. Les oreilles baissées ne sont pas un signe de mécontentement. Un âne n’est pas têtu. Il a toujours une bonne raison de ne plus avancer. Il faut arriver à l’analyser. Un âne ne se flatte pas tel un cheval. On le caresse toujours. Bijou va se révéler très facile à guider. Cadeau nécessite plus de poigne. Si Cadeau est l’âne suiveur, il est le plus costaud et son chargement est le plus lourd sans jamais excéder quarante kilos. En montée, en descente ou sur du plat, les ânes avancent à la la même cadence régulière de 4km/h.
A onze heures trente passés, nous nous séparons au bord d’une rivière. Nous nous retrouverons pour pique-niquer à l’ombre des châtaigniers et des chênes au col Saint Pierre. Xavier, Stéphane, Sarah, Céleste, Victoire et moi attaquons la montée sous un soleil de plomb. Le sentier, couvert de grosses pierres, est difficile pour les ânes qui transpirent autant que nous. Nous ne nous arrêtons que pour boire ou grignoter amandes et grains de raisin. Cette première montée semble interminable tant il fait chaud. Non loin du col, il faut débâter Bijou et Cadeau car le passage est trop étroit. Comme nous sommes heureux d’arriver au sommet et de rejoindre le reste de la bande qui commençait à s’inquiéter de ne pas nous voir arriver. Nous nous attablons à l’ombre des arbres. Nous n’avons croisé qu’un seul groupe de personnes à la retraite partis douze jours plus tôt du Puy. Ils nous ont dit que nous étions bien courageux d’attaquer le chemin de Stevenson à l’envers car nous aurions à venir à bout d’importantes montées. Louis et Lucian sont frais comme des gardons. Ils vont continuer la marche en descente avec nous jusqu’au camping, le Martinet, situé à Saint-Etienne-Vallée Française non loin, justement, du Gardon et de ses incroyables cascades que, malheureusement, nous ne verrons pas. Ma mère conduit en voiture Mané, Sarah, Victoire et Céleste. Elles auront tout le loisir de profiter de la baignade dans des piscines naturelles.
Quand nous gagnons le camping, le ciel s’est teinté d’une belle couleur d’encre. Peu de temps pour le bain pourtant si délassant dans une eau aussi fraîche que cristalline, il faut déplier les tentes, dérouler et gonfler les tapis de sol, sortir les draps et les duvets et mettre les affaires à l’abri de la pluie. Stéphane et moi retrouvons d’instinct ces gestes tant de fois répétés pendant notre tour du monde! Nos tentes ont maintenant vingt ans et nous ne savons pas comment elles se comporteront en cas de grosses averses. Stéphane, aidé de Louis, a réparé deux fenêtres sur la tente jaune, la tente North Face destinée aux marches en montagne et capable de résister à un vent furieux et à de très importantes chutes de neige. Pour cette première marche particulièrement fatigante, nous décidons de ne pas sortir le réchaud et les popotes. Les six enfants vont dîner ensemble tandis que les parents finissent de monter le campement. C’est sous une pluie chaude que Nelly, Xavier, Stéphane et moi achevons notre repas. Nous nous régalons d’un rosé mis en bouteille non loin de Pont-Saint-Esprit et où nous avions pique-niqué avec nos amis Farida et Nicolas et leurs enfants à l’issue d’une marche en plein soleil: le château de Gicon. Les patrons du camping sont des gens charmants et nous sommes désolés d’apprendre que le monsieur qui, comme sa femme, se démène sans compter est malade et va être opéré. Nous ne posons pas de question mais cela semble grave. Pas d’étoile dans notre ciel mais un peu de pluie et beaucoup de fraîcheur.
Au deuxième jour, nous nous levons vers six heures et commençons à ranger les affaires dans un jour gris. Le soleil sortira bientôt. La chaleur suivra. Aujourd’hui, nous marchons jusqu’à un camping situé à Saint-Germain-de-Calberte. Ces petits neuf kilomètres sont une nouvelle fois rendus difficiles en raison des températures très élevées. Quand nous nous arrêtons pour le pique-nique, nous débâtons Bijou et Cadeau. Eux aussi ont besoin de souffler. Malgré l’huile de cade censée éloigner les insectes, les taons cherchent systématiquement à les piquer là où la peau est la plus fine, sous le ventre et dans l’entre-jambe. A peine arrivés à Saint-Germain-de-Calberte et après avoir pris soin des ânes, les enfants se précipitent dans la piscine et s’y amusent follement. Les enfants ont une capacité de récupération fascinante et, le soir, Stéphane et moi devons hausser le ton pour que nos trois adolescentes cessent de parler fort et de glousser quand nos paupières sont lourdes et que le train du sommeil stationne à la porte de la tente depuis un bon moment! Xavier, Nelly et leurs deux enfants dorment dans une même tente. Nos trois ados sont sous la tente jaune et Louis dort sous le petit auvent de la tente que Stéphane et moi occupons. A Saint-Germain-de-Calberte, les enfants décident de dormir à la belle étoile. Sarah et Lucian sont chacun dans un hamac tandis que les autres sont étendus sur leur tapis de sol. Dans la nuit, Victoire et Louis jettent l’éponge. Victoire a été littéralement dévorée par les moustiques et a un début d’oedème. Les granules d’homéopathie ne feront pas de miracle.
De Saint-Germain-de-Calberte au gîte d’étape de l’espace Stevenson, nous parcourons quinze kilomètres. Les enfants aiment beaucoup cette marche ombragée dans la si odorante forêt des Cévennes. Dans son livre consacré aux bienfaits des bains de forêt, le Docteur Qing Li a dressé une liste des forêts les plus bénéfiques dans le monde entier. La forêt des Cévennes est l’une d’entre elles. Elle est essentiellement constituée de châtaigniers, chênes verts, hêtres, bouleaux et pins. L’arbre qui domine est le châtaignier, arbre fabuleux qui a permis aux Corses, aux Ardéchois et aux habitants de la Lozère de ne jamais connaître la famine pendant les périodes si cruelles de disette. Les sous-bois sont couverts de larges fougères et de tapis de bruyère qui font de véritables tâches mauves accrochés aux flancs de la montagne. A l’espace Stevenson, nous retrouvons la rivière. L’eau est vraiment froide mais j’ai eu si chaud que je parviens à y entrer et à nager. Quel bonheur de sentir son corps se détendre! Au camping, un monsieur qui a des faux airs d’Aimé Jacquet et qui a été palefrenier vient chercher les enfants pour qu’il l’aide à nourrir Bijou et Cadeau. Le soir, on est bien sur les tables dressées sous l’immense treille constituée par un enchevêtrement de feuilles de glycine et de kiwi.
Après une nuit toujours plutôt médiocre pour les parents, nous nous motivons pour la plus grande étape de notre aventure. Nous allons marcher dix-neuf kilomètres pour rejoindre Florac. Nous aurions aimé couper le chemin en dormant à Saint-Julien-d’Arpaon mais le gîte affiche complet. Emplis de courage en dépit des ampoules qui sont apparues sous certains pieds, notre caravensérail s’ébranle à neuf heures. Bijou et Cadeau sont toujours ravis de repartir. En quittant l’espace Stevenson, nous commettons une erreur et partons sur le GR 70 et non le GR 43. Nous ne comprenons pas pourquoi nous n’avons de cesse de monter quand cette étape est réputée plate, hormis l’arrivée sur Florac. Nous rajoutons quatre kilomètres à la marche de la journée. Pas une seule fois les enfants ne se plaignent ou menacent de ne plus avancer. Ils se racontent des histoires ou chantent. La présence des ânes est aussi très stimulante pour eux car ils les mènent souvent. Les enfants et moi avons laissé nos téléphones dans la bonne et vieille maison de Pont-Saint-Esprit. Quand, vraiment, cela devient trop dur, Stéphane prête son portable à Céleste, à Victoire ou à Louis et ils se laissent entraîner par le rythme des chansons qu’ils aiment, rythme auquel nous échappons, nous, les parents, qui marchons alors devant ou derrière.
Les enfants adorent le camping écologique situé à Thières à un peu plus d’un kilomètre du coeur de Florac. Ils y rencontrent d’autres jeunes de leur âge. Lucian et Louis disputent des parties de foot ou de pétanque avec d’autres garçons. Victoire et Sarah suivent partout un jeune Allemand qu’elles ont décidé de prénommer Valentin et qui leur plaît beaucoup. Céleste s’amuse de les voir poursuivre de la sorte cet adolescent que je n’aurai pas la chance de rencontrer mais que notre aînée me décrira comme un beau garçon longiligne avec des yeux verts, un casque de cheveux bruns et bouclés, un bonnet noir et un polo rose. Le lendemain de notre arrivée à Florac, le ciel est très chargé et l’orage va se déchaîner. Nous ne pourrons pas marcher. Les ânes, les enfants et les parents vont reprendre des forces. Dans l’Ardèche, il faudra évacuer les campings en catastrophe devant la rapidité de la montée des eaux et les pompiers se porteront au secours de jeunes Allemands accrochés dans les arbres. Depuis plusieurs années, le maire demandait à l’association accueillant des enfants et des adolescents l’été de ne plus occuper le terrain placé en zone inondable.
Nous partons visiter Florac que Stevenson décrit de la façon suivante: « Sur un affluent du Tarn est situé Florac, siège d’une sous-préfecture, qui possède un vieux château-fort et des boulevards de platanes, maints quartiers anciens et une source vive qui jaillit de la falaise. La ville est renommée, en outre, pour ses jolies femmes et comme l’une des deux capitales,-l’autre étant Alais,- du pays des Camisards ». Nous découvrons Florac par jour de marché. Le marché forme un carré d’étals dressés autour d’une fontaine. Il règne à Florac une atmosphère qui évoque un mélange étonnant entre anciens citadins intellectuels ayant renoncé à la ville au début des années 70 pour se lancer dans l’élevage de chèvres ou de légumes biologiques, de gens plus jeunes tournés vers des activités destinées à permettre d’atteindre un équilibre personnel comme la médiation par le cheval ou la marche accompagné de jeûne et d’authentiques rats des villes épris de calme et de nature.
Quand j’étais adolescente, notre père m’avait appris à prendre le pouls d’une ville ou d’un village en allant au marché et en m’installant au comptoir d’un café sur sa place centrale. A cette liste, j’ajouterai un tour dans une librairie quand elle a la chance d’exister. Florac abrite une incroyable librairie où l’on pourrait facilement passer des heures et dans laquelle j’ai plaisir à feuilleter les pages d’un très bel ouvrage publié chez Arthaud et consacré aux écrivains voyageurs et d’acheter un livre dont je vous parlais dans une précédente chronique écrit par un ancien journaliste, Bernard Ollivier, fondateur de l’association Le Seuil et dans lequel il retrace les parcours de ces jeunes délinquants qui ont accepté de marcher entre un et deux mois pour redonner du sens à leur vie. Le soir venu, sous la tente, les récits de ces grands adolescents cabossés par la vie, fragilisés par des familles défaillantes, des pères incarcérés, des mères abusées, prostituées ou droguées, meurtris dans leur corps et dans leur âme, débordant de vitalité et d’intelligence, presque toujours hyperactifs, bouillonnant de colère tant leurs souffrances sont grandes, me bouleversent! Quand nos enfants auront quitté le nid, je me proposerais volontiers pour accompagner une jeune fille délinquante dans sa marche.
Sarah et Victoire quittent à regret Valentin et les douches en bois qui évoquaient la Scandinavie. Louis et Lucian, avant de partir, vont saluer leurs copains de foot et de pétanque. Le matin du départ, nos ânes se sont fait la belle. Les enfants réussissent à les rattraper entre les tentes et les camping-car. Sur un fil tendu entre deux arbres, Nelly oublie des vêtements mis à sécher dont son petit short noir fétiche. Elle récupèrera ses affaires avant de repartir à Lyon. La veille, après le dîner, et tandis que les enfants sont occupés à faire la vaisselle, nous déplions la carte du GR 43. Nous avions projeté d’aller jusqu’à Finiels dont nous aurions pu admirer le mont Lonzère mais les caprices du ciel nous obligent à revoir notre copie. Nous allons quitter le GR43 et emprunter le GR 70 pour découvrir le village de Barre des Cévennes et revenir passer notre dernière nuit à Cassagnas.
Les enfants ne veulent plus avoir d’indications sur le chemin. Ils prétendent que nous sommes des menteurs quand, en réalité, nous commettons des erreurs d’appréciation car la carte que j’avais achetée n’est pas assez détaillée! Nous allons monter raide jusqu’au col des Faisses (non des fesses!) perché à 1018 mètres. Le sentier est difficile pour nos deux ânes. Il faut faire attention à éviter des passages en force qui arracheraient les sacoches. Il vaut mieux débâter et continuer mais si Bijou a réussi à se faufiler car il est moins grand alors Cadeau veut le suivre et le retenir n’est pas chose évidente! Une nouvelle fois, sans une plainte, la jeune troupe avale ses six cents mètres de dénivelés positifs.
L’arrivée au col est splendide. On dispose d’une vue imprenable sur le massif. Les melons qui font du poids dans le sac à dos des filles sont découpés et dégustés. Xavier les avait choisis sur le marché de Florac. Ils sont délicieux. Durablement, nous marchons sous le soleil sur une route traversant un plateau et délimitée par des bornes romaines. Puis, à nouveau, nous entrons dans une forêt délicieusement odorante dont nous ne sortirons qu’en arrivant en contre-bas de Barre-des-Cévennes.
Barre-des-Cévennes est un village traversé par une grand’rue. On sent que les maisons ont été conçues pour résister à des hivers froids et enneigés. Le camping équestre est situé à la sortie de Barre. Très spacieux, organisé sur plusieurs niveaux, il nous rappelle des campings sur l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande. Comme toujours, très vite, les ânes pansés, les garçons partent en quête de copains et les filles filent sous la douche. Nous, parents, installons les tentes. Xavier retient une table dans l’unique restaurant ouvert « Aux deux Corses » car les précédents propriétaires étaient originaires de l’île de beauté. Je ne suis pas surprise que Barre-des-Cévennes leur ait plu. Situé à moins de deux heures de Port-Camargue, ce village ressemble à des villages suspendus dans les montagnes corses. Une ambiance très sympathique règne dans le restaurant que les deux bouteilles de vin gris que nous allons consommer renforceront. Les enfants optent pour une entrecôte et des frites et les adultes pour des moules/frites. Louis sympathise avec un couple de sexagénaires assis à sa gauche. Je ne sais pas ce que Louis leur raconte mais le couple rit beaucoup! La patronne que ses hanches condamnent à une démarche de crabe est aidée dans le service par une amie et son petit-fils. Au comptoir, un trio d’autochtones prolonge son apéritif en coulant des regards interrogateurs en direction de la salle. Stéph a l’impression de revisiter un des épisodes d’Astérix!
Quand nous sortons, nous sommes attendus par un ciel magnifiquement étoilé. Stéph se tient à moi. Il tangue. Je ris fort. « Vous avez trop bu » s’amusent les enfants qui, eux aussi, ont goûté au vin gris. De retour à Pont-Saint-Esprit, j’apprendrai en lisant un article du « Midi Libre » que le parc national des Cévennes devient la plus grande réserve européenne couronnée du label RICE « Réserve Internationale de Ciel Etoilé ». Ce label est décerné par l’International Dark Sky Association qui a déterminé les critères pour certifier les régions où la pollution lumineuse est minime. Cette nuit-là, les enfants installeront une nouvelle fois leur sac de couchage dehors. Je viendrai m’allonger à côté de Céleste pour admirer le ciel et voir passer des étoiles filantes.
Le dernier jour de marche nous ramène au gîte d’étape de l’espace Stevenson à Cassagnas. Nous retrouvons notre emplacement pour les tentes et nos places sous la treille. Bijou et Cadeau, eux, regagnent un enclos trop petit pour eux. Je suis triste que la marche soit déjà terminée. J’aurais volontiers continué encore une semaine. Je songe déjà à ce que nous pourrions imaginer la prochaine fois.
Je demande à chaque enfant de me dire ce qu’il a aimé et ce qu’il n’a pas aimé. Tous les enfants disent leur joie et leur fierté de venir à bout des étapes, le plaisir de marcher avec des ânes et de se baigner dans des rivières. Louis raconte qu’il aimait quand ses soeurs racontaient des histoires, passer une nuit, seul, sous la tente prêtée par une dame et préparer des oeufs brouillés avec Lucian pour le dîner our le petit-déjeuner. Lucian a aimé dormir dehors et guetter le passage des étoiles filantes. Céleste a adoré la première marche car c’était pour elle la plus dure. Elle a aimé goûter les tagliatelles de courgettes crues préparées par Nelly et les galettes de riz soufflé. Mané qui s’est révélée être une grande marcheuse a dit avoir aimé que ma maman les conduise au col de Saint-Pierre en voiture. Sarah a beaucoup apprécié les campings de Saint-Germain-de-Calberte car il y avait une piscine et de Florac car elle y a rencontré le beau Valentin. Elle a aussi beaucoup aimé l’ambiance du restaurant « Aux deux Corses ».
Victoire, elle, évoque les moments où Xavier jouait de la guitare, sa rencontre avec Valentin, les douches en bois du camping écologique de Florac, le village de Barre-des-Cévennes et les parties de tarot avec Nelly.
Tous les enfants sont unanimes pour dire qu’ils n’ont pas aimé cette chaleur accablante, que Stéphane se trompe sur la durée des marches et la forme du relief. Ils n’ont pas toujours très bien dormi dans les tentes. Les moustiques étaient pénibles et les ampoules sous les pieds douloureuses. Céleste parle de l’orage qui l’a réveillée et de sa peur que le niveau de la rivière monte dans la nuit.
Victoire est celle qui pointe le plus grand nombre de choses qui ne lui ont pas plu ou l’ont fait sourire. Elle s’est amusée de voir les campeurs se balader avec leur rouleau de papier toilette à la main. Elle n’a pas aimé l’idée de partager des douches (sauf à Florac car elles étaient jolies et que l’eau était bien chaude!). Elle n’a pas aimé laver son petit linge et devoir reporter des chaussettes sales. Elle avait un peu de mal avec l’odeur très entêtante de l’huile de cade qui, par ailleurs, quand on l’appliquait sur les ânes mettait du noir sous les ongles. Elle n’aimait pas le prénom « Cadeau » qu’elle ne trouvait pas adapté pour un âne. Enfin, Victoire a détesté qu’une tique se soit logée à la base de son cou et que nous ayons dû demander au vétérinaire de Barre-des-Cévennes, une jeune femme charmante et pleine d’esprit, de la retirer avec un tire-tique.
Les parents, eux, ont complètement déconnecté et en sont ravis. La marche est vraiment l’activité qui permet le mieux de couper le flux des pensées et de se centrer sur ses sens et sa respiration. De mon côté, je suis si heureuse que nous ayons enfin pu faire découvrir à notre trio la marche dans la durée, celle qui épure et permet de repousser ses limites. Même si, quand on est sous la tente, on consacre en moyenne entre trois heures et quatre heures par jour à l’installation et au démontage du campement, c’est vraiment merveilleux de transporter sa maison avec soi et de se sentir au plus près de la nature!
Si vous avez l’habitude de me lire, vous savez combien j’aime la marche et à quel point je me réjouissais de vivre cette aventure sur le chemin de Stevenson. Depuis que nous sommes revenus de notre tour du monde en décembre 2001, j’ai espéré que nous repartirions marcher dans la durée. Dans la famille de notre père, on aime la marche et la nature. Les Guillou sont des marcheurs. Si notre grand-père et notre père sont morts, notre oncle marche au moins quatre heures tous les matins dans le massif de l’Estérel. Je souhaite que, désormais, nous entreprenions une marche tous les ans en famille et avec des amis. Le partage apporte une dimension supplémentaire.
Le dimanche en début d’après-midi après que Xavier et Stéphane aient pris place à bord de la malle postale qui allait les conduire à Saint-Jean-du-Gard où nous avions laissé les voitures, Cannelle venait chercher Bijou et Cadeau. Les ânes étaient demeurés trop longtemps dans un petit enclos et ils étaient nerveux. Nous avons cru que jamais ils ne consentiraient à monter dans le van. Nous avons tous éprouvé de la peine en les voyant partir. Marcher avec des ânes est vraiment une expérience unique. Quant au chemin de Stevenson, il est magnifique et très peu emprunté.
Nous avons regagné la maison accrochée au dos d’un plateau grillé par le soleil. En trois semaines, les araignées avaient eu le temps de tendre des toiles un peu partout, y compris dans le fond des baignoires et de l’évier de la cuisine. Toutes les affaires ont été lavées et ont séché au soleil. Elles sentaient bon l’âne et l’huile de cade. Pour la prochaine marche, je n’oublierai pas le tire-tique!
Demain, j’aurai retrouvé mon habit de sophrologue en sabots. Les patients qui me connaissent et ont pu me trouver bien fatiguée avant les vacances se féliciteront que mon visage se soit rempli et que ma peau ait pris la couleur du caramel. Les retrouvailles avec des amis chers, la vie sans voiture, les bains de forêt ou dans les rivières, l’exercice répété, la coupure totale (merci maman!) avec l’intendance d’une maison, les sorties culturelles (magie d’un ciné-concert – Fantasia avec l’orchestre national de Lyon- en clôture des chorégies d’Orange, rencontres photographiques en Arles) et après-midi sur l’immense plage de l’Espiguette m’ont régénérée en profondeur même si je continue de ressentir un grand manque de sommeil. Me voici prête à accompagner mes patients et à me relancer dans une année scolaire avec Céleste, Victoire et Louis.
Je vous souhaite de profiter autant que possible de la fin de ce mois d’août et de vous rappeler l’une des recettes simples du bonheur au quotidien: un jour après l’autre!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner