Les moissons seront précoces. La nuit, sur le plateau, on sent l’odeur des céréales muries par le soleil et des fleurs de tilleul. Sans chimie, les coquelicots et les bleuets redonnent des couleurs à notre océan céréalier. Pendant la Grande guerre, sur les timbales en fer blanc, des soldats peignaient un coquelicot, un bleuet et un épi de blé. Muguette qui m’apprend de nombreux dictons m’a dit » Pas un mois de mai sans son brin de blé ». Ce matin, on a entendu le tonnerre gronder. J’étais assise avec Muguette sur un tabouret dans sa cuisine. La pendule s’était arrêtée. Fantôme attendait que Muguette lui donne des tranches de pain sec. Quelques gouttes de pluie sont venues s’écraser sur les velux. Le sapin est immobile. Les conseils de classe s’achèvent. Des enfants ont repris le chemin de l’école. Chez nous, seule notre cadette, Victoire, a signé pour deux petites semaines de cours avant les grandes vacances. Elle a envie de se replonger encore un peu dans l’ambiance du collège, de retrouver ses amis et ses professeurs. L’entrée au lycée va les séparer, bien plus que le début du collège.
Pas de sortie scolaire de fin d’année avec pique-nique, casquette et lunettes de soleil. Pas de kermesse avec défilé aux lampions, feux de la saint Jean, spectacle, stands et manèges. Pas de communion ou de profession de foi avec des vêtements blancs, de jolis chants, des cierges et de belles tablées. Enfin, dans les maisons de retraite, les résidents vont pouvoir retrouver leurs proches. Comme on les aura fait souffrir! Les dentistes disent voir des patientes avec des mâchoires fracturées…Les élèves n’apprennent plus leur leçon. Ils n’écrivent plus. Il faudra beaucoup de temps pour prendre la mesure des drames occasionnés par la gestion de cette crise sanitaire.
J’ai retrouvé cette chronique écrite en juin 2009. Notre aînée quittait l’école maternelle. Avec l’entrée au CP, nous allions franchir un nouveau cap. J’étais très émue devant cette période qui prenait fin pour Céleste. J’avais eu les larmes aux yeux quand, un matin frais de septembre, je l’avais déposée devant son lycée. Comme notre cadette est très indépendante, je ne sais pas si je ressentirai la même chose dans quelques semaines. Maintenant, c’est l’entrée en terminale qui se profile pour Céleste. Nos enfants grandissent. Nous vieillissons. Mes filles, les vôtres sont belles, rayonnantes. Elles sont prêtes à croquer la vie à pleines dents. Quelle joie pour des mamans de les voir aussi épanouies! Comme je plains ces femmes qui ne supportent de voir leurs filles devenir de belles jeunes filles et entrent en concurrence avec elles!
Déjà bien fatiguée avant le confinement comme tant de femmes et mères qui travaillent et n’ont pas de soutien, je me demande comment j’ai trouvé l’énergie de traverser ces longues semaines à la maison avec le trio. Les femmes ont ceci de remarquable que même lorsqu’elles se croient arrivées au bout de leurs forces, au bout de leur vie comme diraient nos ados, elles parviennent encore à avancer. Je dis parfois aux enfants que j’ai basculé sur le pilotage automatique!
Voici la chronique écrite il y a onze ans!
« Maman, maman, j’ai ma liste de fournitures scolaires pour la rentrée. La maîtresse a dit qu’il fallait aussi acheter un cahier de vacances pour ne pas oublier ce que nous avons appris cette année. Il faut l’acheter tout de suite ! »
C’est sur ces trois phrases que s’est refermée l’année scolaire 2008/2009 et que, brutalement, j’ai réalisé que notre fille aînée allait entrer à l’école primaire, en classe préparatoire. J’avais eu six ans pour m’y préparer et pourtant, cela me semblait irréel. Céleste était partie jouer dans le jardin avec sa sœur et son frère. Elle était guillerette, légère. Je restais plantée là, bêtement, les bras ballants, avec cette liste de fournitures scolaires entre les doigts de la main. J’avais juste eu le temps de lire, à la fin de la liste, qu’il fallait trois trousses différentes : une trousse pour les crayons de couleurs, une trousse pour les feutres et une trousse pour les autres articles.
De la balançoire, Céleste m’a lancé : « les sacs à dos, c’est fini. Il me faudra un cartable. Un cartable avec des roulettes ». J’ai lui ai souri en pensant, et pourquoi pas une Samsonite gros modèle ! En réalité, je n’avais pas du tout le cœur à faire de l’humour, mais j’étais heureuse qu’elle soit si contente d’entrer à l’école primaire. Avait-elle bien intégré que la vraie liberté était finie et que les choses sérieuses commençaient ? Avait-elle compris qu’elle aurait une place déterminée en début d’année et qu’elle n’en bougerait plus jusqu’à la fin, et que, d’ailleurs, elle ne bougerait plus du tout pendant les heures de classe ?
Je la regardais se balancer, rire, chanter avec sa sœur et son frère. Je n’avais, je crois, rien fait pour la garder à moi, l’empêcher de grandir, d’aller de l’avant. Je n’avais jamais été une maman qui pleure en laissant ses enfants à la crèche, dont le cœur explose quand ils partent une semaine. Maintenant, me revenaient en mémoire les phrases d’amis ayant des enfants plus âgés que les nôtres. En substance, ils disaient tous : « le grand bouleversement, c’est la rentrée à l’école primaire. A partir de là, on les perd. Ce n’est plus comme avant. Ils sont vraiment grands ».
Céleste faisait le cochon pendu, et dans ma tête tournaient six années de vie. En accéléré, je revivais sa naissance, les mois d’allaitement, les nuits blanches à attendre qu’elle se rendorme en regardant des rediffusions d’émissions à la télévision, les gazouillis, les premiers mots suivis de près par les premiers pas, l’entrée à la crèche, les poussées dentaires, la naissance de sa sœur, l’installation dans le Loiret, la découverte d’une autre crèche, l’adieu aux couches et à la tétine, l’entrée à l’école maternelle, les premiers goûters pour les anniversaires, les premières vacances à la montagne, avec le petit piou-piou fièrement arboré sur le blouson, la naissance du petit frère, les vacances au bord de la mer, le vélo sans les roulettes, la baignade sans les brassards et même avec masque, tuba et palmes pour suivre son papa ou son grand-oncle et ramasser au fond de l’eau des Bernard-l’ermite, la première dent de lait tombée, et la première classe de mer en grande section de maternelle.
Je suis arrivée aux dernières images du film des six premières années de vie de Céleste et je n’ai pas pu m’empêcher de penser à tout ce qui se profilait à l’horizon comme, par exemple, l’entrée en sixième, le passage du brevet des collèges, l’entrée en adolescence, le premier chagrin d’amour qui ravage les cœurs des filles et, par ricochet, celui des mères, la vie de lycéenne avec l’incontournable passage du bac français et du bac général, les soirées qui s’étirent de plus en plus et le permis de conduire.
Céleste continuait à jouer dans le jardin, avec sa sœur et son frère. J’étais toujours plantée là, avec les bras le long du corps et ma liste de fournitures scolaires dans la main. Puis, mon esprit s’est envolé. Il n’est pas allé très loin. Il s’est contenté de survoler les champs de céréales. Il a longé une jachère fleurie et a pénétré dans l’école des filles par un trou de souris. Un silence anormal, presque pesant y régnait. Les portemanteaux étaient orphelins. Les murs des classes étaient désespérément nus. Les maîtresses, aidées de leurs fidèles assistantes, avaient retiré, un à un, les dessins, les peintures et les collages réalisés par leurs élèves. Les jeux, les trottinettes et les vélos ne traînaient plus dans la cour. Les billes, aussi, avaient disparu. Ces billes que les garçons peinaient à faire rouler droit sur le sol granuleux de la cour. Les élastiques ne faisaient plus danser les jambes des petites filles et le vent ne faisait plus voler le bas de leur robe.
Je me suis laissée aller à cette nostalgie propre aux fins d’année scolaire qu’éprouvent bon nombre d’enseignants et qui n’exclut pas le bonheur de souffler pendant deux mois, de se ressourcer, de se renouveler avant de démarrer une nouvelle année.
L’heure du bain était passée depuis longtemps. J’ai fait rentrer les enfants et ai accroché la liste des fournitures scolaires sur la porte du réfrigérateur. Demain, promis, j’irai leur acheter leurs cahiers de vacances qu’elles commenceront dans l’excitation générale avant de les oublier, les premières pages remplies.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner