« Allez, les enfants, on y va ! On va chercher le pain au village. » Ces deux phrases, une maman les aura prononcées pas moins de dix-huit fois entre les mois de juillet et d’août. En général, il était dix heures passés quand, enfin, le convoi se mettait en branle. Il avait, au préalable, fallu courir après les chaussures que numéro un avait pu tout aussi bien abandonner au fin fond du potager, dans un périmètre délimité par le parterre des fraises et celui des tomates cerise, au pied du trampoline ou bien encore sous les pédales du piano, dans l’atelier imprégné d’odeurs d’huile de lin d’un papy. Numéro trois commençait, lui aussi, à laisser choir, à peine assis, chaussures et chaussons, sous les tables. Si la génétique pouvait expliquer ce besoin d’aller nus pieds, le gène avait dû être hérité d’une mamie et, finalement, la maman se demandait si cette difficulté à avoir les pieds prisonniers dans des souliers, aussi légers soient-ils, ne venait pas signer des personnalités libres et rebelles à certaines règles établies.
Avant de voir le lourd portail s’ouvrir, il fallait encore attendre que numéro deux ait installé ses bébés à l’avant ou à l’arrière de sa bicyclette. Les préparatifs n’en finissaient plus quand numéro deux s’était mis en tête de tirer un landau attaché à l’arrière de son vélo par une corde à sauter. Numéro trois, lui, assis depuis un gros quart d’heure sur son tricycle, piaffait d’impatience. Il était encore trop jeune pour penser qu’avoir deux grandes sœurs n’était pas toujours une sinécure. Souvent, le matin, dans l’Ain, il soufflait un petit air frais. La maman obligeait ses enfants à enfiler un gilet qu’ils auraient enlevé avant même d’avoir atteint la fin de la première grande ligne droite. Numéro un et numéro deux faisaient la course en tête tout en essayant de rester le plus près possible du bord de la route. Dans son tricycle, numéro trois n’essayait même pas de pédaler seul. Il laissait sa maman le pousser. Il l’entendait pester quand sa difficulté, à lui, de maintenir son volant droit les faisait zigzaguer. Quand elle était fatiguée de déployer autant d’efforts pour le faire avancer droit, que quelque part, là-haut, dans son épaule droite, la douleur augmentait, elle faisait décoller du sol la roue avant. Il ne s’en apercevait pas tout de suite. Elle soufflait. Puis, toujours trop vite, il lui disait « pose-moi ! pose-moi ! », elle le posait et la douleur revenait.
Le plus souvent, la maison tout juste quittée, on s’arrêtait pour dire bonjour à deux gros et gentils chiens : un bouvier bernois et un golden retriever. Tous les deux, dés qu’ils apercevaient l’aréopage d’enfants, s’approchaient, avec nonchalance, de la grille en fer forgé noir. Le golden retriever laissait tomber sur les gravillons de l’allée, un vieux ballon de rugby tout dégonflé. La grande grille rendait impossible tout espoir de jeu complice entre les enfants et les chiens. Alors, les enfants se contentaient de quelques tendres caresses. Au bout de quelques minutes, les enfants remontaient sur leurs vélos. Les deux chiens retrouvaient leur place, à l’ombre d’un tilleul.
Avant le stop, on prenait à droite. On traversait ce que la maman avait baptisé « la forêt des guilis », une haie en cyprès de Leyland dont les doigts branches caressaient très agréablement les bouts de peau dévêtue. Si, d’aventure, la haie avait été coupée, les enfants étaient tout désappointés. On faisait encore deux étapes pour embrasser deux jeunes octogénaires débordant de joie de vivre et d’allant. Numéro deux faisait admirer ses belles robes et ses bébés confortablement installés dans le landau. Numéro trois commençait toujours par faire mine de refuser de donner un baiser, puis, venait se précipiter dans les bras largement ouverts. Numéro un était pressé de s’élancer dans la descente. Les enfants se voyaient offrir des bonbons. On se remettait en route après s’être souhaité une très bonne journée et avoir, notamment, échangé autour des couleurs du ciel. Dans la descente, les filles se laissaient glisser avec joie. Elles avaient ordre de mettre pied-à-terre à chaque intersection. À l’approche de la petite gare, on passait sur le pont, au-dessus des rails, et les filles expliquaient à leur petit frère que c’était là que leur papa prenait le train pour aller au collège. Numéro trois était ravi quand un TGV filait si vite qu’il était matériellement impossible de compter le nombre de wagons.
On arrivait sur la place du village. On admirait le toit en tuiles vernissées de la petite église. Les enfants savaient que leurs parents s’étaient mariés là. Les villageois se rappelaient, peut-être encore, le concert de tambours burundais qui avait accueilli leur sortie. Il faisait chaud. Les tambourinaires avaient joué longtemps. Sur les photos, les traits des mariés étaient figés et leurs sourires forcés. C’était bien plus tard, dans la nuit, qu’ils avaient pu apprécier la chaleur envoûtante des rythmes burundais et pu communier, en pensée, avec l’ami cher auquel les autorités helvétiques avaient refusé la possibilité d’une escapade de deux jours.
Les enfants pédalaient en direction de la supérette. Ils farfouillaient dans une boîte en plexiglas et en sortaient la sucette de leur choix : vanille-fraise pour les filles et coca-cola pour le petit garçon. Avec la chaleur, les papiers fins d’emballage coloré collaient aux bâtons des sucettes. Avant que le petit garçon, dans un mouvement d’humeur, n’ait jeté par terre sa sucette et, se prenant pour le chanteur Helmut Fritz, poussé un terrible « ça m’énerve ! », la gérante s’était emparée des sucettes et attaquait les papiers avec une paire de ciseaux. Les enfants disaient au revoir. Le petit garçon secouait vigoureusement sa menotte gauche.
En sortant, il admirait les bouteilles de gaz, aussi merveilleuses, dans son imaginaire, que les extincteurs et les horodateurs. Des mots dont il se gargarisait depuis qu’il les prononçait parfaitement. A nouveau, on traversait la place accueillant le marché le vendredi matin. On poussait la porte de la pâtisserie. On y achetait brioches ou tarte au sucre, tartelettes aux framboises ou biscuits à la cuillère. Il fallait toujours rappeler le trio à l’ordre qui imprimait les marques de ses doigts sucrés sur toutes les vitrines et voulait grimper sur le comptoir. Puis, les trois enfants se chamaillaient car tous voulaient donner les sous, récupérer la monnaie, porter les gâteaux et donner à leur père le sachet de biscuits à la cuillère. La dernière étape était pour la femme du boulanger. Elle revenait de vacances. Elle avait aimé le grand air de la montagne, bénéfique à tous les membres de la famille. Chez elle, on attendait longtemps. Elle n’était pas pressée. Elle prenait le temps d’échanger. On lui achetait un gros pain de campagne et une baguette. On avait pris soin de laisser dehors les bonnes choses achetées au pâtissier.
Une fois, pendant le séjour, les enfants étaient autorisés à aller au café faisant aussi office de tabacs et de maison de la presse. Dans l’air flotterait, sans doute à vie, cette odeur de tabac froid, de pastis et de vieilles graisses. C’étaient toujours les mêmes habitués qui levaient la tête pour saluer l’entrée du trio. L’ambiance était calme. On aurait pu se croire dans un roman de Simenon. Elle se rappelait que lorsqu’elle fumait encore et était célibataire, elle venait boire son café au comptoir et fumer sa première cigarette de la journée. Le matin était petit. Elle aimait penser que si « tous les matins du monde sont sans retour », le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. Ensuite, elle remontait avec la presse du jour, des croissants chauds qui feraient des taches de beurre sur le papier blanc et du pain frais.
Tandis qu’elle essayait de trouver une revue, les enfants farfouillaient au rayon cartes postales. Sachant lire, numéro un se débrouillait seul. Numéro deux et numéro trois lui tendaient, à tour de rôle, des cartes de condoléances et de naissance, de mariage et d’anniversaire. Parfois, aussi, leurs naïves mains sortaient des rayonnages des cartes de jeunes femmes très légèrement vêtues, exhibant leurs formes rebondies sur des plages désertes ou des sommets enneigés! Les enfants finissaient par trouver leur bonheur et si les cartes étaient souvent aussi vilaines qu’elles étaient chères, la maman ne disait rien.
Dans la montée, les enfants ne se plaignaient pas. Numéro un et numéro deux continuaient à faire la course en tête. La maman guidait toujours, de sa main droite, numéro trois sur son tricycle tout en tenant, côté gauche, les gilets, le gros pain et les gâteaux. Souvent, on avançait derrière les deux employés municipaux arrosant les compositions florales. Cela amusait les enfants, les filets d’eau s’écoulant des suspensions. Ils jouaient au jeu de « qui passerait dessous sans se faire mouiller ». L’école maternelle, « les marmousets » était particulièrement bien fleurie. La dernière fois qu’ils en avaient longé les murs, les fenêtres des classes étaient largement ouvertes sur la cour de récréation. La rentrée se profilait. En arrivant devant l’endroit où travaillait leur père, les enfants abandonnaient leurs vélos, prenaient d’assaut l’escalier menant au bureau et apportaient le sachet de biscuits à la cuillère.
Les deux gros chiens avaient quitté l’ombre du tilleul. On ne les voyait pas dans le jardin. De l’autre côté de la route, des ronciers couverts de mûres leur faisaient signe. En quelques minutes, numéro un avait ramassé une belle poignet de fruits noirs, numéro deux s’était égratigné le bras sur les ronces et numéro trois avait les doigts maculés de taches violettes.
Enfin, le portail semblant isoler la maison du reste du monde était en vue. À tour de rôle, les enfants faisaient sonner la grosse cloche installée par papy et mamie, une magnifique cloche qui avait dû, longtemps, se balancer à l’ombre du clocher d’une petite chapelle. Après quelques minutes, on se serait attendu à voir apparaître un frère dominicain mais personne ne venait leur ouvrir et rarement ce coquin de papy qui ravissait au jour les heures de sommeil que la nuit lui avait volées. Heureusement, on avait un bip que les enfants se seraient fatalement disputés si on n’avait pas instauré un système de roulement.
Il était onze heures trente. Les enfants avaient eu chaud. Ils se dirigeaient en direction de la piscine. De l’autre côté de la haie, quatre petits-enfants s’ébattaient déjà joyeusement dans la leur , sous le haut patronage de leurs grands-parents. Dans une minute, de l’autre côté de la maison monterait un « maman, tu peux ouvrir le rideau de la piscine ? ». Le rideau enroulé, on entendrait encore « maman, il faut enlever le robot », puis, « maman, maman, viens vite voir! Il y a un lézard au fond de l’eau. Il faut le sauver ! Vite ! » et aussi « maman, tu peux me mettre mes brassards ». Et la maman de penser : « que ne suis-je pas Shiva ? ».
Anne-Lorraine Guillou-Brunner