Chronique fatiguée et chronique de givre et de neige écrite le 19 décembre 2009

Très souvent, entre le retour à la maison avec Fantôme de notre sortie matinale sur le plateau et l’arrivée d’un premier patient, je m’offre un petit voyage au pays des souvenirs tout en buvant mon deuxième café de la journée. J’aime ces retours dans le passé. J’aime sentir que les souvenirs sont prompts à renaître, à s’animer, à restituer toutes les émotions qui leur sont associées.

Ce matin, notre aînée est restée au lit: fièvre et mal aux oreilles. Elle était déçue tant elle aime, le jeudi matin, les deux heures de course d’orientation dans la forêt et les rencontres avec de jeunes chevreuils dont les têtes et les cornes pointent entre les branches des charmes ou des ormes. Victoire et Louis, eux, sont partis à 7h25. Aujourd’hui, le collège offre aux élèves le traditionnel déjeuner de Noël. L’an passé, les enfants avaient eu droit à du gibier avec une sauce chasseur. On ne peut pas dire qu’ils aient été emballés! Aujourd’hui, les enfants étaient autorisés à s’habiller en Mère ou en Père Noël. Tandis que Victoire s’apprêtait devant son miroir, qu’un haut rouge donnait de l’éclat à son visage, je lui ai tendu un bonnet avec des tresses entouré de petites étoiles qui clignotent. Je le portais pour un marché de Noël. Yann et moi, en plein vent, dans la cour de l’école maternelle, offrions vin ou chocolat chauds aux enfants et aux parents. Victoire m’a regardée d’un air consterné. Si je pensais qu’elle allait dissimuler ses cheveux parfaitement coiffés sous ce bonnet ridicule alors, décidément, je la connaissais bien mal…

J’ai refermé la porte de sa chambre et ai rangé le dit-bonnet dans l’un des tiroirs de la commode héritée de notre grand-mère, au milieu d’autres couvre-chef tout aussi loufoques qui pourraient plaire à la reine d’Angleterre. Louis, lui, qui s’était réveillé avec des épis dans les cheveux, avait demandé à sa soeur de lui mettre des barrettes pour essayer de les faire disparaître. Miracle! Cela a marché!

C’est à peine si, à cette heure, le jour donne à apercevoir les contours du plateau. Ce matin, à cinq heures, j’ai entendu la pluie courir le long des baies vitrées. Un mal de tête rampant s’installe. Je ne me plains pas. Habituellement, c’est vers trois heures que le conducteur du train m’abandonne dans une petite gare isolée au milieu de nulle part. Là, il m’a fait descendre à l’heure des braves, cette heure que j’ai pratiquée quand j’enseignais à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne et commençais mes cours à 8h00. Le RER D était en travaux. Les trains ne circulaient jamais à l’heure. J’en ai passé du temps, à Châtelet, debout ou assise dans des couloirs pleins de courants d’air à attendre que le RER arrive. Dans le métro que j’avais pris avant à la station Ménilmontant, je partageais un wagon avec des femmes et des hommes aux mains fatiguées, aux traits tirés, partant nettoyer des bureaux avant l’arrivée des cols blancs. Je pensais à ces deux mondes qui, parfois, ne se croisent jamais.

Fantôme doit m’attendre au pied de l’escalier. Des nuages noirs se font jour sur un ciel gris. Depuis le début de la semaine, j’ai inventé pour mes patients un nouvel exercice. Comme sonne l’heure du bilan de l’année presque finie, je leur demande de s’imaginer face à un sapin nu, d’en sentir l’odeur de résine, d’en voir les branches largement déployées et le joli tronc. Quand ils ont pris le temps de visualiser leur sapin, un vrai sapin, pas un sapin synthétique dont les épines ne se ramasseront pas à la pelle et n’iront pas se ficher dans les chaussettes et les lames du plancher, je les invite à revisiter leur année et à penser à tous les moments heureux qu’ils ont vécus. Ils peuvent voir des visages, des sourires, des bouts de vacances. Chaque moment prend la forme d’une boule ou d’un sujet de Noël qui est ensuite accroché aux branches de l’arbre. Quand ils ont fini de décorer le sapin, je leur demande de l’observer et de ressentir une grande joie devant ce qu’ils ont réalisé. Enfin, je leur suggère de considérer le tronc du sapin comme leur dos qui les porte, qui symbolise leur force et leur confiance en eux. Cet « exercice » a beaucoup de succès! Les idées me viennent quand je me place également dans un état de conscience modifiée et que je laisse mon imagination me guider.

Le berger allemand de nos voisins aboie sans interruption depuis dix minutes. Mon mal de tête ne va pas en s’arrangeant. J’appréhende l’année 2019 quand l’année 2018 a déjà compté pour deux en terme de fatigue et d’inquiétude. Cela fait vingt ans que je lutte pied à pied pour avancer. Parfois, je me sens comme Dom Quichotte et, souvent, en ces fins d’année où je vois mes petits projets s’effondrer comme la pauvre Perrette si triste devant son pot au lait renversé. Pourtant, je sais les boules de Noël et les petits sujets suspendus à mon sapin mais la fatigue est là, profonde, enkystée et les perspectives de repos, elles, ne sont pas au rendez-vous. Autrefois, on mettait les gens surmenés dans des maisons de repos. Ils décrochaient complètement, étaient dégagés de tout et pouvaient enfin se relâcher et reprendre des forces. Je ne sais pas si cela existe encore.

Nous avons deux enfants, l’aînée et le benjamin, qui requièrent une attention quotidienne. Il conviendrait de les accompagner tous les jours dans leur travail mais nous n’y arrivons pas. Notre enfant du milieu, elle, met son réveil depuis la cinquième, travaille en autonomie, a de très bons résultats pour elle et non pour les autres, repasse ses affaires et prépare sa valise plusieurs semaines en amont avant un départ. Elle n’oublie jamais les mots à faire signer. Elle est absolument indépendante et, déjà, très en avance dans sa maturité affective. Elle nous aime mais n’a pas besoin de nous. Ce n’est pas le cas de sa grande soeur qui a refusé l’internat, que je continue de réveiller à six heures en lui parlant avec douceur et en caressant ses cheveux dorés. Ce n’est pas le cas de Louis qui a un si fort besoin de son papa qui, lui, est absolument débordé par les deux activités qu’il mène en parallèle. Un papa qui, souvent, est là sans être là tant son esprit est absorbé par la montagne de choses à boucler ou à mettre sur les rails avant la fin de l’année. Comme cela arrive souvent dans la vie des couples et des familles, nous évoluons « à côté » sans être vraiment ensemble.

Coincés entre un père débordé et angoissé et une mère épuisée qui a de plus en plus de mal à rester calme, ce n’est pas toujours facile pour les enfants. Victoire qui a la tension en horreur (il faut dire qu’elle a été amplement servie!) se retranche vite dans son antre à la fin des repas. Depuis quelques jours, quand j’accueille mes patients, que nous nous serrons la main tandis que nos yeux se rencontrent, ils sont plusieurs à me dire: « Vous allez bien? » sur un ton inquiet. A ceux que je connais depuis longtemps, je parle de mes chutes de tension, de ma fatigue et de la difficulté à tout assumer sans soutien. Notre mère qui a rendu possible notre courte escapade à Paris avec les enfants le week-end dernier a eu la gentillesse de prolonger son séjour pour m’aider dans les navettes entre lycée et maison, le repassage, les devoirs, les activités…Elle reprend la route tout à l’heure et reviendra si, d’aventure, nous réussissons à partir après le 1er janvier. Elle ne reste pas car sa vie est vide, car elle s’ennuie. Elle reste pour nous aider, pour rendre notre quotidien moins lourd, pour voir, aussi, ses petits-enfants grandir ceux dont elle dit qu’elle est triste car elle ne les verra pas s’accomplir, devenir des femmes et des hommes. Notre grand-mère maternelle a connu ce bonheur immense de voir ses deux petites-filles devenir des femmes et des mères. Charlotte, le troisième enfant de ma soeur, est la seule qu’elle n’aura pas tenue dans ses bras. Charlotte est venue au monde neuf ans après que notre grand-mère soit morte.

J’entends la pluie tomber fort sur le velux de mon cabinet. Les chemins seront détrempés. Je reviendrai avec un pantalon constellée de taches de boue. Samedi, veille de notre départ pour l’Ain, Victoire et son groupe d’aumônerie iront rendre visite aux résidents d’une maison de retraite. Je dois lui préparer un gâteau pour le goûter. Ces initiatives permettent à nos jeunes chrétiens de donner à leur foi une vraie dimension! Je ne crois qu’en la force de l’exemple! Si, parfois, je pleure devant les notes de notre aînée et les sautes d’humeur de notre benjamin, j’essaie de me rassurer en me disant qu’ils ont un coeur pur, beaucoup de qualités et cette si vive intelligence pas encore exploitée comme elle le pourrait. Notre fils sera suivi à partir de janvier par une psychologue qui l’a soumis à une batterie de tests dans lesquels son manque de confiance l’a fait « sous-performer ». Un grand classique! Il va apprendre à faire face à ses émotions, à les canaliser et en ayant confiance en lui, il n’aura plus peur de faire un retour sur lui pour se réformer.

Je sais que je ne suis pas la seule à rencontrer des difficultés au quotidien avec ses enfants, à manquer d’aide, d’air et à avoir un corps usé comme s’il avait vingt ans de plus. J’en ai trop fait. La faute à mon double prénom! Anne peut se sentir comme un âne, non pas dans la bêtise- j’espère!- mais dans la charge portée! Samedi matin, à Paris, alors que je m’étais levée avec des vertiges et sentais que le barrage se fissurait, je me suis épanchée auprès d’une amie, Fanny, qui, tout de suite a trouvé les mots justes, les mots qui agissent comme un baume et qui sont tout sauf ces mots qui vous invitent à relativiser quand vous êtes championne en ce domaine en pensant à tous ceux qui ont si peu, sont malades, condamnés à l’exil, peut-être, à l’heure où des larmes obèses font couler votre mascara, en passe de se noyer dans ce grand cimetière qu’est la Méditerranée. Merci Fanny! Merci « mes » Virginie »! Merci Farida! Merci Nelly! Merci Sandrine! Merci Aurélie! Merci Natalie! Merci à toutes mes amies pour leur présence, même dans la distance. Je constate en écrivant vos prénoms que vous avez presque toutes des prénoms qui se termine en « i »…Parce qu’avec vous, la vie sourit, soury ou sourie!

Je termine cette chronique à cinq jours de Noël avec un texte écrit en 2009 après que nous ayons connu un fort épisode de neige.

Joyeux Noël

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

Tout est blanc. Il ne neige plus. Pour le moment, du moins. Tout à l’heure, les bourrasques de vent faisaient tourbillonner les flocons accumulés sur les tuiles de la maison. J’avais l’impression d’être un de ces petits sujets collés pour l’éternité au milieu d’une boule en verre ou en plastique et dont la vie s’écoulerait, le plus souvent, en secousses, la tête en bas. Ce matin, j’ai entendu que, dans la région parisienne, les conditions de circulation étaient apocalyptiques, qu’on avait comptabilisé plus de trois cents soixante kilomètres de bouchons. Je me suis demandée si certains automobilistes, piégés tant par quelques centimètres de neige que par les pensées courtes des employés de la DDE, arrivaient à s’imaginer, eux aussi, en petits personnages colorés, dans une boule transparente, secoués par la main d’un enfant. Maintenant, à mon bureau, mes yeux se détournent de l’écran de l’ordinateur et restent accrochés aux flocons qui recommencent à tomber en rangs serrés.

J’imagine nos enfants, les vôtres, les nôtres, prisonniers, non pas de leur voiture mais de leur salle de classe et n’écoutant plus les consignes des instituteurs, fermant leur esprit aux abstractions mathématiques, bouchant leurs oreilles aux règles grammaticales. Ils regardent tomber la neige depuis les fenêtres. Ils sont tout excités. Ils attendent que sonne l’heure de la récréation pour courir dans la neige qui s’est accumulée dans la cour. Ils n’ont pas peur de tomber car ils ne redoutent pas de se casser l’os du poignet ou le col du fémur. Ils se lancent dans une immense partie de boules de neige en riant aux éclats. Ils sont si heureux qu’ils ne sentent pas l’humidité gagner le bout de leurs pieds enfermés dans des chaussures non imperméabilisées. Ils ne sentent pas davantage le froid mordre le bout de leurs doigts et faire rougir leur peau. Les plus calmes font sortir de la neige un bonhomme aux rondeurs éphémères. Deux pierres pour les yeux, un bâton pour la pipe, quelques marrons en guise de boutons, une carotte pour le nez si Neige, le hamster mascotte de l’école consent à la céder et le tour est joué !

 

Déjà, forcément trop tôt, toujours trop tôt, nos enfants doivent reprendre leur place à leur bureau. Ils suspendent leurs affaires aux crochets. La neige restée prisonnière de la laine des écharpes et des bonnets se met à fondre doucement. Elle forme de petites flaques sous les portemanteaux. Ils sont moins excités. La récréation les a calmés. Ils sont, maintenant, dans la contemplation de la neige qui tombe. C’est un spectacle si exceptionnel en plaine. L’instituteur qui se rappelle qu’il a été, lui aussi, un enfant renonce au programme de la fin d’après-midi et retrouve caché, très loin dans sa mémoire, un poème nostalgique et charmant de Maurice Carême. Et nos enfants, de se mettre à réciter d’une seule et même voix

 

Mon Dieu ! Comme ils sont beaux

Les tremblants animaux

Que le givre a fait naître

La nuit sur ma fenêtre !

 

Ils broutent des fougères

Dans un bois plein d’étoiles,

Et l’on voit la lumière

A travers leurs corps pâles.

 

Il y a un chevreuil

Qui me connaît déjà.

Il soulève pour moi

Son front d’entre les feuilles

 

Et quand il me regarde,

Ses grands yeux sont si doux

Que je sens mon coeur battre

Et trembler mes genoux.

 

Laissez-moi, ô décembre !

Ce chevreuil merveilleux.

Je resterai sans feu

Dans ma petite chambre.

Ce soir, ils seront tout étonnés devant les visages fermés de certains parents épuisés par des conditions de circulation longue et difficile. Ils ne comprendront pas que leurs parents ne soient pas, comme eux, émerveillés par toute cette blancheur et pestent, au contraire, contre cette neige et ces températures négatives qui, demain matin, transformeront, à coup sûr, les chaussées en patinoires olympiques. Certains parents, épuisés, frigorifiés, finiront, peut-être, par se disputer et les enfants iront trouver refuge derrière la fenêtre de leur chambre. Ils s’abstrairont en regardant la neige danser dans le vent. Ils souffleront de l’air chaud pour faire naître de la buée sur les carreaux et y dessineront de jolis animaux imaginaires. Tout doucement, pour eux-mêmes, ils se rediront cette jolie poésie qu’ils auraient tant aimée partager avec leurs parents.

6 commentaires sur “Chronique fatiguée et chronique de givre et de neige écrite le 19 décembre 2009

    1. Mon cher Patrick, je te remercie pour ton gentil message. Quand la vie est pesante, les marques d’affection sont encore plus importantes. Je ne sais pas s’il nous sera possible d’aller à Paris comme nous avions eu le projet. Ce que la France traverse est terrible et nombreuses les similitudes entre le malheureux Louis XVI et notre Président. Je vous souhaite à tous un joyeux Noël et te charge d’embrasser Marie-Hélène et ta maman pour moi et Julia si elle est là.

    1. Cher Olivier, j’espère que ta femme, les enfants, vos familles respectives et vous avez passé un joyeux Noël. Nous rentrons de l’Ain. Je suis heureuse que ces petites chroniques soient comme des passerelles entre nous, entre notre adolescence et nos vies adultes. Je t’embrasse

  1. Anne Lorraine
    Prends soin de toi tu pompes toute ton énergie pour la donner à tes patients .
    tu peux aussi proposer à tes enfants des camps de vacances ,ça te permettrait de te reposer

    Je t’embrasse

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