Chronique d’une première rencontre avec les Pères du désert

Nous n’étions pas rentrés du Queyras que je tombais malade. Un classique en cette période qui voit nos systèmes immunitaires mis à mal par le manque de lumière. Les filles étaient chez ma mère, à Sceaux. Louis était, à Mézériat, dans l’Ain, chez sa mamie paternelle. Dans un monde idéal, Stéphane et moi aurions pu profiter de ces quelques jours sans le trio. Mais, entre l’attaque multi-virale que je subissais, les nombreux patients se succédant dans mon cabinet et l’énergie déployée par Stéphane pour vendre un voyage sur le « Yersin » au Costa-Rica, nos quatre jours sans les enfants n’ont rien eu d’une lune de miel! Ces quelques jours ont filé entre appels en Amérique centrale et aux Etats-Unis, Doliprane 1000 mg toutes les quatre heures, Otipax dans les oreilles, shoot de Pivalone et infusions de thym.

Nous avons, malgré tout, volé au stress maximal et à la fatigue du travail et des virus, deux films: « les heures sombres » et « la forme de l’eau ». Gary Oldman, récemment oscarisé pour son interprétation de Winston Churchill, est impressionnant. Le film est essentiellement axé sur la personnalité complexe de cettr immense figure de la vie politique anglaise terriblement controversée au moment où il accède aux fonctions de Premier Ministre. On le sait: les périodes très troublées de l’histoire voient l’émergence de personnages hors norme. Churchill doit arracher, en mai 1940, à la chambre des députés le sauvetage de 400 000 soldats britanniques, canadiens, français et belges, pris au piège à Dunkerque et condamnés par les tirs de l’aviation allemande a une extermination totale. La scène qui m’a le plus bouleversée est celle où Winston Churchill qui n’a encore jamais pris le métro descend dans les entrailles londoniennes, monte dans un wagon et sonde les hommes, les femmes et les enfants. La question est simple: préfèrent-ils se battre jusqu’à la mort ou laisser le Gouvernement négocier, via Mussolini, une sortie de crise avec Hitler? La réponse du peuple anglais est unanime: pas de négociation avec un monstre! Plutôt la mort! Galvanisé, conforté dans sa décision, Churchill emportera l’adhésion des députés. Les soldats seront presque tous sauvés grâce à la mobilisation de toutes les embarcations de petite taille appartenant à des civils. Pour réussir cette entreprise incroyable, Churchill sera obligé de condamner tous les hommes stationnant à Calais qui auront pour mission de détourner la force de frappe allemande.

Doug Jones, Sally Hawkins

« La forme de l’eau » est une magnifique fable, un incroyable poème onirique. L’atmosphère est étonnante. Elle unit les univers d' »Amélie Poulain », « Blade Runner », « Bienvenue à Gattaca » et, malheureusement, « Pulp Fiction ». Le film se déroule en pleine guerre froide, au moment où les Américains et les Russes luttent pour envoyer le premier homme dans l’espace. Dans ce contexte de paranoïa aigüe, une jeune femme muette à la silhouette de danseuse et un être marin qui aurait pu naître de l’imaginaire de Jean Cocteau, un dieu guérisseur pour les populations bordant les rives de l’Amazone, s’éprennent l’un de l’autre. Leur amour transcende leurs différences. Ce film est servi par des acteurs merveilleux et une musique très poétique. On ne peut que regretter la présence de ce personnage abjecte, ce militaire prêt à tout pour servir non pas son pays mais son ego surdimensionné. Sa violence tant verbale que physique donne la nausée et vient salir la magie de cette histoire d’amour qui puise dans les thèmes chers aux contes et aux légendes: l’amour entre des êtres différents, l’immortalité, le pouvoir de guérison.

Après le retour échelonné des enfants, je ne peux pas dire que j’aie eu le temps d’éprouver un manque quelconque. Je n’ai même pas eu le temps de remettre de l’ordre dans les playmobils de Louis qui mènent une vie intense dans toutes les pièces de la maison, dans le jardin et même dans les pots accueillant le petit oranger et le bougainvillier du salon. J’aime profiter de l’absence de Louis pour retrouver leurs chevelures, trier leurs armes, réunir les chevaux, regrouper par famille les Indiens, les Cow-boys, les soldats du Moyen Age, les pirates, les footballeurs, les Mongols, les pompiers, les policiers, les gendarmes et les chercheurs fous. Ensuite, je m’amuse à créer des univers et, à chaque fois, je repense à la vidéo du groupe Village People chantant « YMCA ». Quand cette chanson a envahi les ondes, j’étais en passe de quitter l’école primaire et c’est notre père qui m’avait offert le 45 tours. La boucle est bouclée. Dans sept mois, Louis entrera au collège. Contrairement à ses soeurs qui étaient ravies de franchir un nouveau cap, Louis a peur. La visite de l’établissement l’aidera à prendre ses marques. Par ailleurs, Victoire sera encore scolarisée au collège pendant deux ans et même si Louis n’a pas avec Victoire les mêmes liens qu’avec Céleste (sa seconde mère), je sais que Victoire saura jouer son rôle de grande soeur et s’interposer en cas de problème.

Hier, je m’endors dans la présence rassurante et silencieuse des Pères du désert. J’ai fait un grand, grand voyage dans le passé. Je suis quelque part entre le IIIe et le VIIe siècle après Jésus-Christ. Je suis dans un désert de Mésopotamie, d’Egypte, de Syrie ou de Palestine. La nuit est magnifique. Je dors à la belle étoile étendue sur un tapis et protégée par une couverture. Je suis allongée sous un dattier. Au début, ces hommes qui choisissent de se retrancher du monde, qui aspirent au calme, à une vie de travail et de prière méditative au plus près de la nature sont peu nombreux. Ils sont les inventeurs du monachisme. Je découvre Macaire, Evagre, Hilarion, Isidore, Eloge, Poemen, Sisoès, Arsène, Théodore de Pherme, Jean Kolobos, Moyse, Phambon, Hor et Antoine, dit le Grand, le premier a ressentir l’appel du désert vers 270. Je dois cette merveilleuse rencontre à mon cousin Jean-Guilhem Xerri. Biologiste médical, ancien président de l’association aux captifs la libération,  et, désormais, psychanalyste, il vient de publier son dernier ouvrage paru aux éditions du Cerf, « Prenez soin de votre âme. Petit traité d’écologie intérieure ».  Jean-Guilhem y explore  la pensée de ces hommes, ces thérapeutes, ces Sages du christianisme primitif qui ont répertorié huit maladies noospsychiques fondamentales qui sont malheureusement toujours d’une grande actualité. Ces maladies trouvent leurs racines dans des « distracteurs » qui détournent l’âme humaine de son bon usage. Evagre a dénombré les maladies suivantes: les avidités de toute sorte, le rapport pathologique au sexe, le rapport pathologique à l’argent, la tristesse, l’agressivité, l’acédie, le rapport aux honneurs et l’orgueil.

06 novembre 2012 : Jean-Guilhem XERRI, Biologiste des Hôpitaux, ancien interne et diplômé de l’Institut Pasteur et de l¿École supérieure de commerce de Paris. France

Avant de me plonger dans le livre passionnant de Jean-Guilhem, un livre très dense, nécessitant du temps, une très grande attention, des phases de digestion et de questionnement profond (rôle des intermèdes dans l’ouvrage), je n’avais jamais entendu parler de ce terme d’acédie. Comme je ne pense pas être la seule, je vais m’y arrêter. Comme l’écrit Jean-Guilhem, l’acédie est une maladie complexe dans la mesure ou elle touche le corps et l’âme. Elle engendre chez le sujet de grandes ambivalences: la paresse et la somnolence rencontrent l’hyperactivité et l’excès de zèle. Elle est porteuse d’une insatisfaction chronique, d’un ennui, d’un besoin de changement. Pris dans ce bouillonnement, la personne, progressivement, perd le sens de sa vie, doute de l’amour des autres et de l’amour que les autres lui portent. Elle rejette l’aide qu’on voudrait lui apporter. Elle épuise son entourage. L’anxiété gagne du terrain. Les choses deviennent insurmontables. La personne rejette sur l’extérieur, sur autrui les causes de son mal-être. La persévérance, la stabilité, la prière et un accompagnement permettent de sortir de l’acédie.

Ces huit maladies répertoriées par les Pères du désert ont un dénominateur commun, une pathologie-source: le narcissisme que les Pères appellent la philautie. Un amour excessif de soi-même va être à l’origine d’une maladie noospsychologique. Pour les Pères, les maladies vont être déclenchées par un mauvais usage des pensées qui aura pour conséquence un mauvais usage des choses. Les pensées vont pouvoir perturber, dévier ou distraire l’esprit qui ne sera alors plus aux commandes de l’âme. Ainsi, notre imagination peut nous jouer des tours. Elle peut nous conduire à travestir la réalité des choses. Notre mémoire, elle, peut nous donner à croire qu’une situation mal vécue par le passé le sera toujours.

Dans son livre, Jean-Guilhem s’attache à restituer l’âme à partir de la vision des Pères du désert. Les trois actions cardinales de l’âme sont chercher (intelligence), aimer (désir) et lutter (force). La fonction de l’intelligence est de chercher du sens, de mettre en perspective, de prendre de la hauteur, de remonter à la source. L’intelligence vise la connaissance des réalités du monde sensible, envisagées sous un angle spirituel. L’amour est celui qui donne vie et envisage l’autre pour lui-même et non comme un reflet de lui ou un moyen de satisfaire ses pulsions. La fonction de la force est de lutter pour que l’intelligence et le désir parviennent à leurs fins.

Le fil d’Ariane du livre de Jean-Guilhem est à trouver dans l’idée que l’homme ne naît pas humain. Il va le devenir ou pas. Pour accéder à une humanité pleine, il faut naître une seconde fois. Il va naître à et dans une vie spirituelle. A côté de notre santé physique et de notre santé psychique, il y a place pour une santé spirituelle. Comme l’écrit Jean-Guilhem : » l’enjeu de la santé spirituelle n’est pas extérieur à l’homme mais en lui; et il ne consiste pas à supprimer « le mal » mais à orienter différemment les choses.

Nous pouvons tous nous demander comment il est possible d’être « sain dans son intériorité » ou comment nous pouvons trouver un équilibre entre notre corps, notre esprit et notre âme. Jean-Guilhem Xerri ne nous offre pas de recette magique. Il ne nous donne pas la composition d’un philtre qui nous permettrait d’accéder au bonheur car il n’y a pas un bonheur mais des bonheurs, pas une voie de réalisation personnelle mais des voies et que, pour beaucoup, cette voie sera trouvée sans ressentir le recours à un supplément d’âme. Mais, la recherche de la sobriété dans une société où tout est pensé, organisé et anticipé autour de l’hyperconsommation des choses et des êtres, d’humilité quand on est pris au piège de la réussite professionnelle, de la recherche de preuves de reconnaissance et de pratiques méditatives quand tout nous conduit à nous éloigner de nous-même et des autres peuvent nous aider à trouver du sens à notre vie, à rester attentifs à nos pensées, nos actions, à ceux qui partagent notre quotidien et à notre environnement.

Depuis que nos enfants sont en mesure de le comprendre, je leur répète toujours de ne pas faire aux autres ce qu’ils n’aimeraient pas qu’on leur fasse, de ne jamais chercher à passer en force leurs désirs, d’être attentifs à leurs besoins tout en demeurant à l’écoute de ceux des autres. Je leur apprends une chose absolument essentielle que notre mère a su nous transmettre à ma soeur et à moi: l’attention forte portée aux petites joies du quotidien qui nous rendent plus présents à notre vie et font grandir en nous la joie d’être là.

Je dormais profondément. Soudain, j’ai senti une main posée sur mon épaule et entendu une voix qui, doucement mais fermement, m’invitait à me réveiller, à m’habiller et à descendre du train. Je rassemblais mes affaires et, les paupières lourdes, les yeux rougis, je me retrouvais debout sur le quai d’une gare perdue, une nouvelle fois, au milieu des champs. Un vent froid faisait frémir les murs. Il n’y avait pas de pièce chauffée où j’aurais pu m’installer alors je m’asseyais sur un banc. Je lisais l’heure sur la grosse pendule. Il était quatre heures. Je décidais d’être patiente, de ne pas laisser mon esprit être envahi par un bouillonnement de pensées. Je ne laissais pas mes patients pousser la porte de mon cerveau. Je m’interdisais de penser à ses craintes que Louis avait récemment formulées s’agissant de sa peur du collège. Je faisais interdiction au travail demandé à Céleste par leur professeur de français de commencer à s’écrire sur des lignes imaginaires. Je ne voulais pas m’ouvrir, là, maintenant, sur le quai de cette gare isolée, à l’horreur des tranchées, à tous ces soldats transformés en chair à canon, à ces officiers retranchés dans les états-majors, aux gueules cassées, à cette immense marée de pupilles de la Nation, à ces citations, à ces décorations à titre posthume qui ne remplaceraient ni les maris ni les pères ni les fils ni les neveux ni les cousins. Je ne voulais pas davantage anticiper l’organisation de Pâques ni du week-end des treize ans de Victoire. Les paupières closes, je voyais mes pensées couler comme de l’eau au milieu d’une rivière tranquille.

Je gardais mes yeux fermés. Je replongeais en moi. Aucun train n’est entré en gare. Je n’ai croisé aucun autre passager. Aux premières lueurs du jour, les oiseaux ont commencé à chanter. J’avais des restes de pain dans la poche de mon manteau. Je les ai émiettés et jetés devant moi entre le banc et la voie. Des moineaux sont venus les picorer. Un rouge-gorge s’est posé sur le dessus de la grosse pendule. Son sifflement était infiniment plus joli que celui du chef de gare. J’ai su que, maintenant, je pouvais me lever et commencer ma journée. Au bout du couloir, notre grosse de boule de poils m’attendait en battant de la queue. Je m’asseyais sur les marches et caressais longuement notre fidèle berger australien. Le jour montait au-dessus du plateau comme la sève dans les troncs des arbres. Je respirais, me levais et entrais dans ma journée.

Il était un peu plus de six heures. J’allais pouvoir prendre mon petit-déjeuner après avoir vidé le lave-vaisselle et mis en route la machine à laver le linge. Je repensais au livre de Jean-Guilhem. Sauf erreur de ma part, à aucun moment, il ne parle des Mères du désert qu’on appellait Mama par opposition à Abba (terme désignant les pères). Elles ont été très nombreuses à choisir la même voie et la même vie que des hommes mais elles n’ont pas laissé beaucoup de témoignages écrits de leurs pensées, les fameux apopthgemes. Je laisse donc à l’une de ces Mères du désert, Amma Théodora, la dernière phrase :« Il arriva à un homme pieux d’être injurié par quelqu’un et il lui dit : “Je pourrais, moi aussi, te dire des choses semblables mais la loi de Dieu me ferme la bouche.” ».

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

2 commentaires sur “Chronique d’une première rencontre avec les Pères du désert

  1. Merci pour ce partage inspiré et inspirant qui donne envie de se plonger dans la pensée des pères du désert par le biais du livre de Jean Guilhem que je viens de découvrir en interview sur RCF.
    Sincèrement, Emmanuel

    1. Cher Emmanuel, je vous remercie pour votre message. Le livre que Jean-Guilhem a consacré aux Pères du désert est assez ardu. Il faut du temps pour l’absorber. Je lui avais fait un reproche: pas un mot sur les Mères du désert.Jean-Guilhem m’a dit parler d’elles dans ses conférences. Dans le prolongement de son premier livre, il en a publié un qui rend plus accessible la pensée d’hommes et de femmes ancrées dans un monde si différent du nôtre: (Re)Vivez de l’intérieur aux éditions du Cerf. La méditation joue un rôle central dans ce travail. En qualité de thérapeute et dans ma vie quotidienne, je lui préfère la contemplation. Passez un bel été. Anne-Lorraine

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