Plus j’avance dans ma pratique de sophrologue pédagogique et analytique et plus je mesure l’importance de ce que, à leur insu, nos ancêtres nous ont transmis et que nous pouvons potentiellement transmettre à notre tour. Ce n’est qu’un exemple mais pour venir en aide à un enfant psychotique, il est parfois nécessaire de remonter dans l’histoire de la famille jusqu’à la quatrième génération: aïeuls suicidés, enfants morts nés, succession de fausses couches, accidents, inceste, enfant non désiré, enfant ayant survécu à une tentative d’interruption de grossesse, viols. L’enfant psychotique vient au monde porteur de ces silences, de ces drames familiaux. Il est là pour les faire parler et quand l’enfant n’a pas accès au mots, c’est son corps qui parle.
Je ne le propose pas de manière systématique mais quand le mal-être est enkysté, l’angoisse chronicisée et le corps douloureux (cervicales bloquées, sciatique à répétition, psoriasis, troubles du rythme cardiaque, hyper tension, prise de poids, vertiges, céphalées, vomissements), je demande à mon patient de récolter les informations nécessaires pour reconstituer l’histoire familiale. Nous commençons par chercher ensemble les premiers éléments et, ensuite, nous constituons une liste de questions demeurées sans réponse. Parfois, malheureusement, il est trop tard. Ceux qui auraient pu partager des morceaux de l’histoire sont morts. Leur descendance n’est pas forcément détentrice des informations. Tout est passé au crible: lieu de naissance, rencontre des couples, nombre d’enfants dans la fratrie, liens entre eux, traits de caractère, études, métier exercé, maladies, causes des décès, morts brutales ou violentes, déménagement. La semaine suivante, le patient est de retour. Il a les réponses, les clés qui manquaient. Son histoire s’éclaire. C’est amusant car bien avant d’exercer le métier qui est mien aujourd’hui, je savais toujours où et comment les parents de mes amis s’étaient rencontrés, s’ils appartenaient à de grandes fratries, leur lieu de naissance…Les enquêtes m’ont toujours passionnée et je ressentais l’importance de certains éléments dans le devenir d’un être.
En ce moment, le hasard veut que plusieurs de mes patients soient nés dans des familles de pieds-noirs algériens. La plupart sont originaires d’Oran. Je réalise que c’est toute une communauté oranaise qui s’est reconstituée ici. Il est passionnant en remontant dans les arbres généalogiques de voir se dessiner tout un visage de l’Europe: Républicains espagnols, Italiens, Corses, anciens militaires allemands de la Wermacht faits prisonniers ou désireux de se faire oublier en rejoignant les rangs de la Légion étrangère.
Une approche en psychogénéalogie met en lumière ces générations de femmes condamnées à l’enfermement de maternités non souhaitées quand elles auraient voulu faire des études, travailler, voyager et être les « femmes désirées et désirantes » d’hommes respectant leur liberté. Quand une femme a subi ses maternités, qu’elle n’a pas été une mère assez bonne pour ses enfants et que dans l’environnement immédiat des enfants aucune autre femme n’a pu lui être substituée, ses filles auront beaucoup de mal à ne pas être à leur tour des mères défaillantes. Ce qu’il y a d’admirable dans la conscience, c’est que la femme ayant souffert de carences affectives et ayant également fait souffrir ses enfants ne se rappellera plus le manque d’investissement maternel. Le déni, par l’identification et la reproduction, ouvre la voie au pardon. Si la fille devenue mère fait comme sa mère, elle peut continuer à l’aimer. La fille sera mère comme sa mère et quand elle deviendra grand-mère, elle continuera d’agir comme sa mère le faisait avec ses enfants à elle.
Heureusement, la contraception permet maintenant, après une longue période de rodage, à la femme de décider ou non de devenir mère et de ne plus subir une maternité non désirée. Par le passé, quand la contraception n’existait pas encore, que l’interruption de grossesse était un crime, il arrivait que les tentatives des faiseuses d’ange échouent. L’embryon survivait au désir de mort exprimé par sa mère. Il était rare que le bébé soit aimé et souvent ce bébé s’il était de sexe féminin en devenant adulte aurait du mal à exprimer un véritable désir d’enfant et pourrait passer par une interruption de grossesse. L’écrivain Marie Le Gall dans son roman « La peine du menuisier » en offre un exemple très fort. L’auteur explore avec une infinie finesse le labyrinthe des silences creusé à partir d’un drame familial terrible.
Quand j’étais en analyse, la personne qui m’accompagnait ne m’a pas fait suffisamment explorer la piste psychogénéalogique alors, plus tard, je me suis remise au travail et, momentanément, je n’ai plus supporté le poids de mon double prénom. Des lectures m’ont guidée dans ces fouilles archéologiques: « Aïe, mes aïeux! Liens transgénérationnels, secrets de famille, syndrome d’anniversaire, transmission des traumatismes et pratique du génosociogramme » d’Anne Ancelin Schützenberger, « Comment paye-t-on les fautes de ses ancêtres? » de Nina Canault, « Le corps de l’enfant est le langage de l’histoire de ses parents » de Willy Barral, « L’ange et le Fantôme » de Didier Dumas et « Femmes désirées femmes désirantes » de Danièle Flaumenbaum. J’ai regretté que notre père soit mort quand je suis repartie sur la trace de nos ancêtres car il se passionnait depuis plusieurs décennies pour la généalogie et il m’aurait été d’une aide précieuse. Dans notre famille composée d’un père, d’une mère et de deux filles, les aïeux occupaient une place si importante qu’il me semblait que nous étions plus nombreux à table. Notre mère pressait notre père de percer le mystère du père biologique du grand-père de sa grand-mère paternelle. Il est mort sans avoir réussi et notre mère semble avoir, enfin, renoncé à savoir qui était cet homme qu’elle a longtemps fantasmé en aristocrate anglais.
Gynécologue et acupuncteur, Danièle Flaumenbaum a su faire en sorte que sa spécialité ne soit pas seulement « une médecine de la mère et de la maternité mais aussi une médecine de la femme ». Née en 1943 dans une famille de Juifs polonais cachés dans le sud de la France avec leurs deux premières filles, elle doit sa conception à une circulaire affirmant que la Gestapo n’arrêterait pas les femmes enceintes et les enfants de moins de cinq ans… Le Docteur Danièle Flaumenbaum explique qu’au début du mouvement du planning familial, la pilule n’a pas été pensée pour que les femmes accèdent à un plaisir physique absolument dissocié de toute dimension reproductive mais pour que leur quotidien de mère soit moins lourd. Les couples ne souhaitaient plus élever de grandes familles. Ils entendaient être plus disponibles pour leurs enfants. Ils étaient nombreux à avoir souffert au sein de grandes fratries. La charge pour une fille aînée pouvait avoir été à ce point lourde que devenue adulte elle refusait de devenir mère. Elle avait déjà élevé ses frères et ses soeurs!
Dans les années qui ont suivi l’apparition de la pilule, on a assisté à » un épanouissement des fonctions maternelle et paternelle ayant donné des enfants pleins de santé, ne sachant pas comment se ressourcer, et répétant le désastre sexuel de leurs parents ». Là encore, la connaissance des habitudes de vie de couple des grands-parents et des parents donnent des clés de compréhension de celles des enfants. Quand la mère a imposé à son mari la présence de ses parents au domicile conjugal, qu’elle a renoncé à sa sexualité les enfants nés, ces derniers grandissent en sachant que leurs parents ne partagent plus d’intimité. L’enfant n’a pas besoin de pousser la porte de la chambre parentale ou de coller son oreille au mur mitoyen pour savoir si les parents ont ou n’ont plus de vie sexuelle. Quand l’enfant a grandi au sein d’un couple qui n’avait plus d’intimité, il aura du mal à mener une vie intime épanouissante. Ainsi on verra se former un couple dans lequel l’homme et la femme auront grandi entre des parents ayant renoncé à la dimension charnelle de leur union. Souvent, c’est l’homme qui va subir ce choix et sa femme sait que, jamais, il n’essaiera d’obtenir par la force ce qu’elle lui refuse. Les années passant, le mari comme son père avant lui, aura tendance à s’aigrir, à devenir très désagréable avec une femme qui n’aura eu de cesse de le frustrer dans son désir et l’empêcher de se sentir tout à fait vivant.
Dans son cabinet, Daniele Flammenbaum invitait ses patientes à parler très tôt à leurs petites filles de l’anatomie de leur sexe. Pour elle, les petites filles devaient grandir dans la conscience qu’elles ont un clitoris, un vagin, un utérus et des ovaires. Dans un film assez récent, véritable ode au féminisme et à la féminité « Zouzou » réalisé par Blandine Lenoir, une soeur, institutrice sans enfant- incroyable Laure Calamy-, raconte à sa mère et à ses deux soeurs comment elle parle du sexe féminin à ses élèves. Cette scène est merveilleuse et mériterait d’être montrée à toutes les filles à partir du collège. Très jeunes, les garçons apprennent à vivre avec leur sexe visible dans son entièreté: penis et testicules. Ils le touchent, tirent dessus, s’étonnent de le voir se transformer. Pour les petites filles, c’est différent. Leur sexe est caché. Ils échappent à leur regard. La vision qu’elles en ont tient plus du fantasme que de la réalité et quand bien même elles se livrent à des expériences, elles ne sont pas de nature à leur donner à voir et à comprendre leur appareil génital dans son intégralité. Notre aînée m’a récemment confiée que l’une des infirmières scolaires du collège avait invité les jeunes filles à prendre un miroir pour se familiariser avec leur sexe. J’ai trouvé cela absolument merveilleux que les cours d’éducation sexuelle ne soient plus seulement centrés sur l’utilisation du préservatif et la protection contre les maladies sexuellement transmissibles et une grossesse non désirée.
Cette réflexion sur le sexe féminin m’a conduite à chercher à comprendre la fascination que le tableau de Courbet « L’origine du monde » a pu exercer sur ceux qui l’observaient. Ce sexe offert sans réserve appartiendrait à l’Irlandaise Johanna Hifernan à laquelle Courbet donnait le surnom de « Jo » et qu’il a peint un grand nombre de fois. En septembre, l’énigme vieille de 152 ans sera résolue. La femme qui a posé était Constance Quéniaux, une ancienne danseuse de l’Opéra de Paris et maitresse du commanditaire de la toile. Les photos si sages de cette femme sont à des années lumière de la toile peinte par Courbet et dont la pose a peut-être été demandée par Khalil-Bey. Exécuté en 1866, « L’origine du monde » a été longtemps dissimulé derrière un autre tableau. Acheté par khalil-Bey, diplomate ottoman et collectionneur, celui-ci avait caché l’oeuvre dans sa salle de bains derrière un rideau vert. En 1913, le galeriste Alexandre Bernheim-Jeune a vendu « L’origine du monde » et son cache, également une toile de Courbet « château de Blonay » à deux collectionneurs hongrois, le baron Herzog et le baron Hatvany. En 1948, « L’origine du monde », désormais propriété du baron Hatvany, est rentrée en France cachée dans une valise diplomatique!
En 1955, Jacques Lacan et sa femme, Sylvia Bataille, séparée de Georges et interprète de « la partie de campagne » de Renoir en ont fait l’acquisition. Le tableau était accroché à un mur de leur maison de campagne mais encore et toujours dissimulé derrière un panneau commandé à André Masson, mari de la soeur de Sylvia. Masson s’est inspiré des courbes de la toile de Courbet et a composé un paysage érotique intitulé « terre érotique ». Après la mort de Sylvia, les enfants ont fait dation de la toile à l’Etat qui l’a fait entrer au musée d’Orsay. Cent-trente ans après que Courbet l’ait peint, « L’origine du monde » s’offre enfin librement et entièrement à la vue des visiteurs. L’histoire de ce tableau en dit long sur le sort réservé au sexe féminin, à cette origine du monde à la fois fascinante et effrayante et d’autant plus dérangeante que Courbet a donné à voir un sexe de femme offert et désirant pouvant faire écho au dur désir de durer de Paul Eluard.
La manière dont le couple habite son intimité aura des répercussions évidentes sur la vie de couple que les enfants mèneront. Trop souvent, encore, dans les cabinets, on n’ose pas parler de sexualité, de plaisir. C’est ainsi que le Docteur Danièle Flaumenbaum avait pu dire à la journaliste scientifique Nina Canault, sa patiente, que: « La sexualité est le péché de la psychanalyse ». C’est un sujet que j’aborde très facilement, directement et naturellement avec mes patients.
A table, ce soir, alors qu’une lumière magique enveloppait le plateau, j’ai abordé la question de la sexualité avec les enfants à partir du tableau de Courbet qu’ils avaient vu à Orsay. Louis m’écoutait d’une oreille faussement distraite tandis qu’il collait les images des joueurs de foot dans son album de la coupe du monde 2018. Victoire avait déjà fini de dîner et s’était retranchée dans ses appartements. C’est ainsi que Céleste m’a appris que les cours dispensés par les infirmières scolaires passaient en revue l’anatomie féminine et le désir. Bientôt soixante ans après l’apparition du mouvement pour le planning familial, on sait tenir une parole vraiment positive aux jeunes filles et en faire de véritables actrices de leur vie sexuelle future. Bientôt, à condition qu’il ait envie de le partager avec moi, je saurai sur quoi porte le message diffusé aux jeunes garçons. J’espère qu’il est tout aussi bienveillant car on fait terriblement fausse route quand on pense ou écrit que la sexualité masculine est mécanique et facilement dissociable du sentiment ou de l’humeur.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner