Vingt ans après, comme un 9 mai 1999…

Aujourd’hui, cela fait vingt ans que notre père s’éteignait dans la chambre sale d’un service de réanimation de l’hôpital du Kremlin-Bicêtre. Notre père avait vécu un si grand nombre d’hospitalisations que je lui avais suggéré que nous co-écrivions un petit guide sur les hôpitaux à Paris. Nous aurions passé en revue les services proposés en marge de l’hospitalisation comme un salon de coiffure, une bibliothèque mais aussi la qualité des repas et  l’attention portée par le personnel médical à ses patients…Notre père avait séjourné une semaine dans l’abbaye de saint Benoît d’En Calcat, au pied de la Montagne Noire. Ce temps partagé avec des frères tous plus passionnants que les autres et ces moments de méditation lui avaient beaucoup apporté. Notre mère lui avait même dit que si la voie monastique lui semblait celle qui lui permettrait de s’apaiser, elle ne l’en empêcherait pas. C’est donc dans la lumière qu’il choisissait de partir et non dans la nuit lui qui m’avait suggéré (il ne passait rien en force) la lecture d’un petit livre de Jean-Marie Rouart, « Ils ont choisi la nuit ». Aussi grande et profonde soit la détresse d’un être, il en faut du courage pour renoncer à l’existence et aux siens.

C’est ma soeur cadette qui l’a trouvé un lundi matin. Notre mère, coincée dans le Gard, avec un pied cassé, ne parvenait plus à le joindre. J’avais eu notre père la veille. J’étais dans la Loire chez mon futur mari. Je n’allais pas très bien. J’étais épuisée physiquement et moralement par ces navettes que j’effectuais toutes les semaines entre Paris et Montbrison. Je ne profitais plus de Paris. Je ne voyais presque plus amis et famille. Je n’avais même pas eu le temps d’aménager mon petit appartement de la rue Victor Gelez. Je ne vidais pas mon sac à dos. Je passais plus de temps dans les TGV que chez moi. Je courais de la gare de Lyon à l’université d’Evry-Val d’Essonne avec ma maison sur le dos et des copies, encore et toujours. A cela s’ajoutait ma thèse que, comme tous les doctorants, je trainais comme un boulet partout, tout le temps, le jour et la nuit. C’est à cette époque que j’ai pris l’habitude de ne jamais vider le contenu, très sobre, de ma trousse de toilette! De Stéphane et moi, j’étais celle qui faisait vivre cette relation. Je ne me posais pas de question. J’avais l’habitude. C’est aux forceps que j’avais fait ma place dans la vie de notre père. Notre père nous aimait ma soeur et moi mais, comme souvent les hommes, il était happé par son métier, ses responsabilités. J’avais vraiment besoin d’un père, d’un tuteur.

La veille du jour où ma soeur allait le découvrir semi-mort déjà, au téléphone, il me disait au revoir mais je ne l’avais pas compris car sa voie était claire et joyeuse. Récemment, j’ai écrit à ma soeur que j’aurais voulu être celle qui le trouverait. J’aurais voulu que ce nouveau traumatisme lui soit épargné. J’étais prête à le vivre. J’avais déjà accepté son départ. Je savais qu’il n’avait plus la force de jouer le jeu de la vie. Il était usé jusqu’à la corde. Trop torturé. L’angoisse ne le quittait presque plus. Je la lisais dans ses yeux bleu-gris comme je la lis maintenant dans le regard de mes patients même quand ils essaient de donner le change.  

Hier, dimanche 8 mai, je n’ai pas réussi à sortir d’un profond sentiment de déprime. J’ai en horreur les jours fériés qui tombent en milieu de semaine. Ils viennent briser le rythme d’une semaine de travail. Ils fatiguent plutôt que de reposer. Il faisait un temps exécrable. Je plaignais notre lilas secoué comme ce prunier qu’il n’est pas. Je savais que ces fleurs délicates se couvriraient de rouille. Stéphane, lui, s’inquiétait pour ses pieds de tomates. Je m’ennuyais ferme. J’avais, le matin, en me rendormant, fait un rêve très désagréable dans sa signification. Je finissais la lecture du livre que Robert Badinter a consacré à sa famille originaire du Yidishland, en Bessarabie, devenu, après la première guerre mondiale, une partie de la Roumanie. Bien sûr, l’histoire de cette famille prise en tenaille entre les deux grands conflits, les pogroms russes et les lois de Vichy ne pouvait pas être heureuse. La folie nazie privait Robert Badinter de son père, d’un oncle et de sa grand-mère paternelle, morte à l’âge de 79 ans, dans le convoi qui la conduisait à Auschwitz. Céleste travaillait sur l’extrait d’un poème de Verlaine et Victoire sur l’invention de la radio. Louis, aussi, s’ennuyait, prisonnier de la maison. Fantôme attendait une éclaircie pour que nous puissions sortir dans les odeurs de la nature vivifiée par la pluie. Je sauverai un escargot se rendant à l’enterrement d’une feuille morte.

L’an passé, à la Toussaint, je ne suis pas allée me recueillir sur la tombe de notre grand-mère paternelle que nous n’avons pas connue et de notre père. La tombe dessinée par notre père à la mort de leur mère ne contient qu’une partie de ses cendres. L’autre est dans le Gard. Je sais que notre père n’est pas là. Je le trouve dans cette sensibilité à fleur de peau de ses six petits-enfants, dans la nature rêveuse de Valentin et de Céleste, dans le plaisir à faire rimer les mots de Victoire, la nature ombrageuse de Margot et de Louis, le plaisir de Louis d’élaborer une recette avec son papa, la capacité de Margot à ressentir l’autre mais à garder pour elle ses impressions, la volonté farouche déjà présente chez Charlotte qui contemple le monde du haut de ses presque deux ans. Il est là, dans ces vies qui se déploient, éternel à notre amour.

Ce matin, la pluie se déverse avec violence sur le plateau. Le vent fou fait valser les branches du sapin dont les extrémités portent ces petits doigts d’un vert tendre et doux dans lesquelles j’ai envie de croquer. Les oiseaux continuent de venir piquer de leur bec les boules de graisse que je suspends sous les canisses de la terrasse et au balcon de mon bureau. Une grève des professeurs fait de l’emploi du temps des enfants un gruyère. Temps de taxi en vue! Notre Margot sera bientôt installée dans l’un de ces immenses hangars du parc des expositions de Villepinte. Elle va plancher deux jours durant sur ses QCM de première année de médecine. Je ne doute pas que l’esprit de ses deux grands-pères dont l’un était passé à côté de son rêve de devenir médecin et l’autre excellait lors des concours veillera sur elle.

Je suis moins triste ce matin. Je crois que la peine de cet anniversaire et de tous les manques qui lui font cortège sont derrière moi. Je vais reprendre mon rôle de gardienne de phare. Je vais accueillir les récits de mes patients et m’efforcer de trouver les mots et les silences qui réparent. Il m’arrive encore, parfois, de me demander comment nos vies, celle de ma soeur et la mienne, auraient évolué si notre père n’était pas parti un dimanche 9 mai 1999, premier jour de la semaine.

Le dimanche 9 mai 1999, je me suis levée sans me douter que plus rien ne serait jamais comme avant. Notre père était en réanimation depuis lundi. Les médecins avaient laissé entendre que si, d’aventure, il sortait des eaux du Styx, ils ne savaient pas dans quel état il serait, et, dans le doute, avaient préféré nous préparer à vivre avec une sorte de gros légume. Mai venait donc de démarrer. J’ai poussé les volets de mon studio sur un ciel bleu uni comme une toile de Klein. On ne pouvait pas mourir par une si belle journée ! Non, vraiment, ce n’était pas possible ! Les habitués commençaient à s’installer autour du comptoir du Royal Bleuets. Ce matin-là, je rejoignais ma sœur, son amoureux et leurs amis dans le 8ième. Pas le temps de m’attarder avec Sahir et Christian, les patrons royaux de la rue des Bleuets et de commenter avec eux la une du journal du dimanche.

C’est donc heureuses, libres et confiantes, encore, en cette vie pleine de promesses que nous « brunchions », ma sœur et moi, quelque part avenue des Champs-Elysées. Nous nous sommes dits au revoir en début d’après-midi. Elle est montée sur la moto de son bientôt futur mari. Je décidais de marcher un peu, avant de m’engouffrer dans le métro pour rejoindre notre mère. Nous avions projeté une visite dominicale à l’hôpital. En sortant, quarante minutes plus tard du RER B, j’ai pensé que cette journée était vraiment magnifique et que, comme toujours, aucune paire de lunettes de soleil ne traînait au fond de mon sac. Quand ma mère m’a ouvert la porte et que j’ai vu, derrière elle, deux de ses plus proches cousins, j’ai su que c’était fini. Je l’ai lu dans ses yeux avant qu’elle ne prononce, comme dans un souffle, que notre père était parti. Elle a peut-être dit « papa ». J’ai oublié. Je l’ai serrée dans mes bras. Je n’ai pas versé une larme. Je ne pouvais pas. Je me suis dit que, décidément, la lumière du soleil et ses rayons étaient trop violents et qu’ils même carrément indécents. Bizarrement, depuis que la nouvelle était tombée, je n’aurais pas été surprise que la nuit succède au jour, là, brutalement, que l’obscurité s’étende à la terre entière, que le sol s’ouvre sous nos pieds et que nous soyons engloutis. Mais non, rien de tout cela. Le Klein blue accroché au-dessus de nos têtes et les hirondelles qui tournoyaient haut, très haut comme si elles cherchaient à se mesurer aux Airbus. Nous avons été chercher ma sœur et là, je ne sais plus très bien comment les choses se sont passées. Je ne me rappelle plus si c’est moi qui le lui ai dit. Ce que je sais, c’est qu’elle s’est écroulée et que des larmes ont jailli à flots ininterrompus durant le trajet qui nous menait de la rue des dames à hôpital du Kremlin-Bicêtre.

Et maintenant, il était presque 19 heures. Nous étions assises à l’extérieur de l’hôpital. Chacune fumait une cigarette. Nous fermions les yeux et nous laissions le soleil réchauffer nos visages. La lumière était celle qui jette comme un nuage de poussières d’or sur les corps et les plages l’été, peu de temps avant que le soleil n’ait plus d’autre choix que celui de plonger dans la mer. C’était si surréaliste que je m’attendais à voir arriver tous les personnages d’Amarcor pressés de lui rendre un hommage aussi bruyant que joyeux. Nous attendions que l’aumônier vienne dire une prière. Nous sommes rentrées. En regagnant le service de réanimation, nous avons croisé un médecin transplanteur rénal que mes recherches sur le don humain m’avaient conduit à rencontrer. J’ai pensé : « tiens, il vient faire son marché ». Notre père avait opté pour le don. Mais, il était trop abîmé pour venir en aide à qui que ce soit. L’aumônier, comme le médecin, était un petit homme sec. Nous formions une sorte d’arc de cercle au bout du lit à roulettes. L’aumônier a su, d’instinct, dire les mots qu’il fallait. Le rideau est tombé et notre père, réduit au statut de cadavre, de chose digne de respect, a été descendu dans le froid des entrailles de la morgue.

Stéphane, auquel je dirai « oui » pour le meilleur et pour le pire dans moins de deux mois, est arrivé en début de soirée. La nuit était tombée sur l’horloge de la gare de Lyon. L’air était doux. Les terrasses résonnaient des bruits de couverts dans les assiettes et des voix enjouées des Parisiens. Dans le TGV, Stéphane avait écrit une lettre à celui qui ne serait jamais son beau-père. Elle avait la beauté des sentiments sobrement exprimés. Il y était question d’ombres et de lumières. Elle m’a rappelé le premier texte étudié en classe de philo, le fameux mythe de la caverne. Notre père n’avait plus peur des ombres projetées à l’intérieur de sa tête par ses propres angoisses. Il était las de jouer le jeu de la vie. Il n’avait plus le feu sacré, la foi en l’éternité du présent et la vocation d’inscrire ses actions dans le futur.

Pendant cinq longues journées, nous avons du attendre que le Procureur de la République nous autorise à procéder aux rites funéraires. Cinq jours, à l’imaginer dans un tiroir hermétiquement fermé et rangé consciencieusement au milieu d’autres corps. De longue date, notre père avait tout prévu. Il s’insurgeait contre ceux qui ne sont pas capables de faire face à l’après. Il avait commencé à nous en parler après avoir fêté ses quarante ans. Nous étions parfaitement au courant de ses dernières volontés. Après l’incinération, ses cendres devaient être réparties dans deux urnes. L’une irait dans le caveau gardois de la famille de sa femme et l’autre rejoindrait la terre bretonne et la tombe de cette mère, trop tôt partie, et dont il n’avait jamais accepté la mort. Une mère qui avait tricoté une petite paire de chaussons en laine bleue pour le premier né de son second fils. Une mère qui, selon la légende paternelle, avait, à l’hôpital de Quimper, sur sa table de chevet, deux oeuvres résumant ses attentes et ses questionnements face à l’existence : « la princesse de Clèves » et « le silence de la mer ». Ce n’est qu’entre deux eaux et entre chien et loup que notre père s’autorisait la faiblesse d’évoquer le souvenir de sa mère. Comme c’était un conteur et que, par certains côtés, il était encore, à 23 ans, un enfant à sa mort, il ne pouvait pas lui donner vie sans la rendre forcément plus belle, plus grande, plus « tout » qu’elle ne l’était en réalité. Mais, finalement, la vérité est-elle, dans certains cas, si indispensable, et ceux qui ont porté un autre regard ne devraient-ils pas, parfois, savoir taire leurs remarques de scientifiques, plus que d’historiens, assoiffés de rigueur presque aussi froide qu’un arrêt du Conseil d’Etat? A quoi bon chercher à redéfinir les contours d’un être que chaque membre d’une fratrie a aimé si différemment ?

Comme notre père était un original, il fallait que ses urnes connaissent un destin particulier. L’urne vouée aux chants des cigales et à la présence rassurante des âmes de tous les membres de la famille de sa femme fut déposée dans le caveau, à la pierre blanche, sans encombre. En revanche, l’urne finistérienne voulait voir du paysage et aspirait, elle aussi, à sa dose de soleil. Elle devait savoir que là-bas, dans le petit cimetière de Saint Evarzec, le fond de l’air serait souvent humide et les heures d’ensoleillement plutôt rares. Il fut décidé que l’urne serait confiée à deux employés de la société des pompes funèbres qui la remettrait au grand frère résidant varois et qui devait aller en Bretagne. Les deux messieurs ayant un corps à acheminer jusqu’en Italie, un rendez-vous fut fixé à la sortie de l’autoroute. A l’heure dite, notre oncle était sur place. Le temps passait et le fourgon ne se montrait pas. Notre oncle ne parvenait pas à les joindre sur leur téléphone portable. Ce silence de mort s’est prolongé deux jours durant. Sur une erreur de tunnel, les employés avaient filé en Italie et c’est au retour qu’ils ont remis l’urne. Le moment de grand stress derrière lui, notre oncle a souri et songé que son petit frère avait voulu s’offrir une dernière virée, une sorte d’équipée méditerranéenne au pays des grands poètes latins, de la Renaissance et des petites trattoria, aux terrasses ouvertes sur des placettes entourées d’églises qu’il avait tant aimées, à une époque où il oeuvrait à la construction de l’espace Schengen. Quant à notre mère dont l’esprit peut, en certains occasions, se mettre à battre gentiment la campagne, elle a soupçonné un trafic de drogue : l’urne de notre père ayant servi à recueillir des sachets de cocaïne…Elle imaginait l’urne conservée par la justice en qualité de pièce à conviction. Tout ceci n’aurait certes pas déplu au fin connaisseur de la littérature policière qu’était notre père.

Bientôt 10 ans après, je n’ai rien oublié des échanges à la fois profonds et légers avec le garçon fort sympathique, représentant de la société de pompes funèbres spécialisée dans les enterrements « hauts de gamme ». C’est Stéphane qui l’avait trouvé en épluchant la liste des pages jaunes. Cet homme, de dix ans plus âgé que nous, ancien militaire et ancien garde rapproché d’un ministre, avait beaucoup d’esprit. Il nous a parlé de son métier, un métier mal connu et, finalement, qu’on espère découvrir le plus tard possible. Il a évoqué des épisodes burlesques et des moments terribles comme celui où une mère ne parvient pas à lâcher le corps de son enfant. Il nous a fait part de ses doutes s’agissant des conditions qui entouraient la disparition de Coluche, des relations particulières qui l’unissaient à certains défunts et des phases de grand désarroi quand son métier devenait insupportable.

Dix ans après, je n’ai rien oublié de l’incinération au Père-Lachaise, de la messe du souvenir célébrée en l’église de Saint-Jacques du Haut Pas. Pas de chance : elle avait lieu en pleine grève générale. La France marchait au ralenti et les corps constitués, aussi. Si je ne revois pas tous les visages présents dans l’assemblée, je n’oublie pas ceux de mes proches qui, par leur présence silencieuse, me donnaient la force de rendre hommage à notre père. Mon intervention était assez formelle en comparaison du magnifique texte que ma sœur avait écrit, d’une écriture presque automatique. J’ai conservé précieusement tous les témoignages de soutien et d’affection reçus dans les semaines qui suivirent. On ne dira jamais assez combien ils sont précieux et font du bien. Je n’oublierai pas non plus des propos cruels et totalement déplacés.

Ensuite, nous avons continué de vivre comme tout un chacun et comme si tout était en ordre dans le meilleur des mondes possibles. Chacun a vécu les semaines qui devenaient des mois, et enfin se transformaient en collier d’années, à sa manière. Comme il y a mille et une façons de vivre son couple, d’être parents, de cheminer sur un parcours de vie, il y a mille et une façons de « faire son deuil ». Il y a ceux qui se replient sur eux-mêmes et semblent avoir déjà oublié celui qui est parti. Ceux-là sont des taiseux pudiques. Parfois, ils redoutent, en laissant la peine parler, de ne plus jamais réussir à se relever. La peine serait comme un puits sans fond. Ils ne peuvent pas courir le risque de se noyer dans un océan de larmes. Il y a ceux qui parlent encore et encore de la personne décédée comme si c’était là le seul moyen de faire échec à la mort, de conserver intact la mémoire de l’autre. Il y a ceux qui ne comprennent pas ce qui se passe. Ils sont en proie à la sidération. Ils arrivent à parler de la mort mais les mots n’ont pas de poids. Ils ne les touchent pas. Il y a ceux qui refusent d’accepter l’inacceptable. Ils se battent pied à pied pour empêcher le défunt de gagner l’autre rive du Styx. Ils sont là à s’épuiser par peur de souffrir. Il y a ceux qui, tout de suite, sans attendre, s’effondrent, s’enfoncent, se perdent dans leur souffrance. Ceux-là se moquent bien du regard des autres, des commentaires sur la nécessité d’une pseudo dignité. Ceux-là ne sont pas englués dans une éducation anglo-saxonne qui ordonne de toujours faire face et garder la tête haute. Les bombes pleuvent tout autour de nous. Les morts tombent. Les éclats d’obus nous touchent. Qu’importe. Il faut avancer, se grandir encore plus !

De toute façon quelque soit le chemin emprunté, le deuil doit se faire et il finit toujours par ce faire qu’on le veuille ou non. Quand on a tourné le dos à une mort, une autre arrive, emportant tout sur son passage. La venue au monde d’un enfant est un moment propice à ses deuils retardés.

Cela fera 10 ans que notre père est mort. Ma mémoire a perdu les intonations de sa voix, sauf celle du fameux « mon coco » qui seule, aujourd’hui, demeure encore. Mes souvenirs oublient lentement les dernières images de ce pauvre corps si torturé par 6 jours de réanimation : tous les organes atteints, les points de nécrose, les yeux bleus gris scotchés pour éviter que des infections ne se nichent derrière les paupières, les tonnes de flotte le transformant en bibendum. Dix ans après, bientôt, le deuil est fait. Sur le tard. Il a commencé quand je portais mon première enfant. Je me revois encore avec mon gros ventre de 8 mois, plantée au-dessus de la tombe de mon père et de ma grand-mère, dans ce petit cimetière du Sud-Finistère. C’est là que j’ai touché du doigt la finitude terrestre et compris vraiment qu’il n’y aurait pas d’éternel retour. C’est encore bien plus loin que j’ai pu pleurer mon père et le laisser partir. Dix ans après, je demeure avec ce regret éternel : celui qu’il n’ait connu aucun de ses cinq petits enfants, lui, qui se faisait une joie d’accéder au statut de grand-père, un grand-père à la Hugo, un grand-père qui, sans le dire, rêvait de petits-fils à emmener aux Invalides pour y découvrir le tombeau de l’empereur et des légions de petits soldats de plomb. Dix ans après, j’ai toutes ses lettres et cartes qu’il envoyait à ses enfants dés qu’il s’absentait. Elles sont mon trésor sur lequel je veille et que je partagerai avec mon trio quand il aura envie de découvrir ce grand-père hors normes, père d’une mère hors cadres. Dix ans après, je parle moins de lui, non que le souvenir s’efface mais par volonté de respecter le silence des autres. Comme tant d’autres avant moi et après moi, je me surprends à mettre mes pas dans les siens. C’est ainsi que je découvre une ville en prenant son pouls au marché, au café et à l’église. C’est comme cela qu’une partie de mon temps est désormais dédié à la cuisine et aux mots, à l’encre et aux fourneaux, à l’universel plus qu’au particulier.

J’achève cette chronique par un texte écrit par notre père et que j’aime tout particulièrement

« La Bretagne, les Bretons ne sont jamais que faussement silencieux. Derrière leur avarice de paroles et de manifestations se cache tout leur amour de la mer qui s’en va au loin, mais qui revient toujours lécher, encercler les rochers qu’elle détruit peu à peu mais sans lesquels sa mouvance silencieuse ou hurlante n’aurait pas d’autre sens que celui de la fatalité. Or, il n’y a pas de fatalité, hormis l’incapacité de se passer l’un de l’autre ou pour Saint-Ex de finir sa vie aérienne au fond des eaux qu’il aura tant aimées et sans lesquelles il ne concevait pas l’existence du ciel ».

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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