L’automne est la saison que je préfère, celle qui, sans doute, est la plus en harmonie avec ma nature à la fois exaltée et mélancolique, poétique et nostalgique. J’aime sentir toute cette énergie qui monte dans le tronc des arbres et fait jaillir tant de couleurs dans la canopée. J’aime respirer à pleins poumons l’odeur de l’humus, des pommes et des poires en décomposition, des feuilles mortes qui se ramassent à la pelle. J’aime voir de gros nuages s’accrocher dans le ciel auquel ils donnent profondeur et relief. Avec les nuages, le ciel est plus vivant. Des ombres fuyantes jouent au-dessus du plateau hérissé de pousses aussi blanches que de vieux ossements. L’automne nous offre un contraste saisissant entre une nature qui jette ses derniers feux dans la bataille et un faux sentiment de mort. La nature ne meurt pas. Elle plonge dans un sommeil profond. Dans quelques semaines, notre bouleau argenté secouera sa longue chevelure et, à chaque fois que la porte s’ouvrira, des feuilles se faufileront dans la maison. A chaque entrée dans l’automne, je me remémore les paroles du poème de Jacques Prévert dont j’ai conservé intacte tous les vers et qui ne connaît qu’un seul élément de ponctuation: un point final » Chanson des escargots qui vont à l’enterrement ». Quand, sur mon vélo qui, depuis presque vingt ans, me sert fidèlement et a conservé en lui la mémoire de notre tour de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande et tant de crevaisons, j’entends la chanson du vent qui fait bruisser les feuilles et les notes de l’automne de Vivaldi.
L’automne est la saison dont je me sens la plus proche et, paradoxalement, c’est celle dans laquelle il m’est le plus difficile de m’installer, celle qui me fragilise moralement. Ce sentiment se renforce avec les années. C’est la saison qui m’a vue naître et, en moi, je sens que des forces contraires souterraines se livrent bataille. La fatigue chronique n’arrange rien. Combien de fois, enfant et adolescente, piégée par ma nature tourmentée, je jetais à mes parents: « Je ne vous ai pas demandé à naître! C’est vous qui avez choisi que je sois là! ». Il était facile de décoder le message: puisque c’est vous qui avez pris cette responsabilité, il vous revient de l’assumer et de me faire grandir dans un climat serein. Je suis très heureuse car Louis qui a hérité mon caractère bouillonnant nous a toujours dit combien il était heureux d’être né. Pour lui, la vie est une telle chance qu’il ne peut pas comprendre que des parents fassent le choix de ne pas garder un bébé quand ils le savent atteint d’une différence.
Vendredi dernier, pendant une séance, j’ai aperçu sur la rambarde en fer forgé de ma fenêtre des mésanges et des moineaux. J’ai compris que le temps était venu de leur remettre des boules de graisse. Sur les murs de certaines maisons, les feuilles de la vigne vierge commencent à rougir. Les érables prendront le même chemin. Les peupliers passent du vert tendre au jaune doré. Dans les maternelles, les enfants seront bientôt sollicités pour ramasser des feuilles et en faire de larges tableaux, véritables hommages rendus à la magie de l’automne.
Ce matin, en partant prendre le bus, Victoire s’est exclamée : » Mais, il fait nuit! ». Ce processus est inexorable. Les jours se font plus courts, les nuits plus généreuses. Les températures fraîchissent lentement sur terre comme dans la mer. En refermant la porte après le départ de Victoire et de Louis pour le collège, je pense aux cinq bateaux humanitaires qui se portent au secours des migrants embarqués sur des navires de fortune, des radeaux de la Méduse: l’ « Aquarius », le « Lifeline », le « Sea-Watch 3 », le « Seefuchs et l’Open Arms ». Via leurs navires, les ONG apportent une aide directe ou indirecte par transbordage quand elles accueillent à leur bord des migrants qui ont déjà été sauvés par des bâtiments militaires ou commerciaux. L’Aquarius n’a plus de pavillon. Gibraltar le lui a retiré en août. Il devait passer sous pavillon panaméen mais le Panama a décidé de révoquer son immatriculation. Si l’Aquarius n’a plus de pavillon, il deviendra un pirate des mers et pourra être arraisonné en entrant dans tout port. C’est la raison pour laquelle il n’a pas pu débarquer directement les cinquante-huit migrants dans le port de la Vallette.
L’Aquarius a été affrété en 2016 par l’association SOS Méditerranée. Cet ancien navire des garde-côtes allemands a secouru 29000 personnes qui, sans lui, auraient péri en mer. L’association SOS Méditerranée a été créée en réaction à la fin de l’opération tant militaire qu’humanitaire baptisée Mare Nostrum. Cette opération avait vu le jour après le dramatique naufrage du 3 octobre 2013 à Lampedusa. Le Lampedusa avait quitté Tripoli le premier octobre 2013 avec, à son bord, environ cinq cents personnes, en grande majorité des Somaliens et des Erythréens. Le naufrage ferait 366 victimes. Dans le mois qui a suivi la catastrophe, au centre de rétention de Lampedusa, des rescapés reconnaissaient l’un des Somaliens, soupçonné d’être l’un des organisateurs de la traversée. On devait apprendre que 130 des passagers du bateau avaient été enlevés, séquestrés, souvent torturés et violés aux confins de la Somalie et de la Libye par une cinquantaine de Somaliens et leurs familles. L’homme était arrêté et poursuivi pour trafic d’êtres humains, association criminelle visant à faciliter l’immigration illégale, d’enlèvement et d’agression sexuelle.
A partir de novembre 2014, l’opération Triton se substituait à Mare Nostrum mais il ne s’agissait plus que d’une mission de police aux frontières n’apportant aucune aide aux bateaux des migrants. C’est à partir de ce moment-là que l’Aquarius a commencé à se porter au secours des migrants dont les embarcations étaient en difficulté. Depuis le mois de juin, l’Aquarius doit se battre pour pouvoir débarquer ses passagers dans un port européen. L’arrivée de nouveaux migrants donne lieu à d’intenses tractations entre les gouvernements européens. Au nombre des cinquante-huit migrants secourus récemment par l’Aquarius et qui seront répartis entre quatre pays européens, on compte trente-sept libyens et onze Pakistanais. La plupart des rescapés fuyaient des persécutions religieuses, des mauvais traitements, de la violence et des actes de torture tant physique que psychologique.
On parle toujours beaucoup des actions menées par l’Aquarius qui travaille en lien avec MSF et a, à son bord, des journalistes qui relaient ce qui s’y passe. Ce que les migrants recueillis par l’Aquarius ont vécu cet été a rappelé le souvenir des passagers de l’Exodus. Dans la nuit du 10 au 11 juillet 1947, l’Exodus qui s’appelait encore « President Warfield » quittait le port de Sète, direction la Palestine sous mandat britannique avec 4554 passagers juifs, tous rescapés de la Shoah. Cette opération d’immigration illégale avait été organisée par le Mossad qui cherchait un moyen de déborder les Anglais qui ne voulaient pas créer de tensions avec les Arabes. Mais, après six jours de navigation dans des conditions rendues extrêmement difficiles par le nombre de passagers et une mauvaise mer, le bateau était arrêté par les forces britanniques. Eperonné sept fois, une brèche s’ouvrait dans la coque du navire. On dénombrait trois morts et une centaine de blessés.
Alors que les passagers n’étaient qu’à trente kilomètres des côtes de la Palestine, ils étaient transférés dans des bateaux cage, sorte de prisons flottantes et débarqués de force dans le port de Hambourg après être restés de longs mois au large de Port-de-Bouc et avoir refusé de descendre dans le port de Gibraltar. A leur descente du bateau, ils étaient enfermés dans des centres de rétention.
L’histoire de l’Exodus devait bouleverser l’opinion mondiale. Le 30 novembre 1947, l’Assemblée générale de l’ONU approuvait le partage de la Palestine entre les Arabes et les Juifs. Finalement, tous les passagers de l’Exodus pourraient gagner la Terre Sainte. La suite, on la connaît, elle est une succession de guerres, d’annexions sauvages et de violence. Depuis la mort de Yasser Arafat et d’Isaac Rabin, la signature d’une paix durable entre deux peuples dont la Bible nous enseigne qu’ils sont demi frères semble devenue très difficile. La bataille menée autour de la maîtrise de l’eau dans une région qui en manque n’est pas de nature à faciliter le dénouement des graves tensions entre la Palestine et Israël.
Hier soir, Stéphane n’étant pas là, j’honorais ma promesse faite à Céleste et venais partager son lit, un canapé-lit que sa mamie lui a offert pour ses quatorze ans après que son frère ait fini de partager sa chambre et qu’elle ait ressenti le désir d’en repenser la décoration. Louis, de son côté, ravi, s’endormait dans le lit parental qui, depuis un mois, consiste en un matelas directement posé sur le parquet et qui me renvoie à mes années d’étudiante à Paris. Depuis un an, ayant sa chambre à l’étage, une chambre gagnée sur la grande pièce ouverte sur la mezzanine, Louis se sent isolé et, parfois, il a peur quand le vent fait craquer la charpente et vibrer les volets. Victoire, elle, a déjà eu droit à mes visites quand elle avait encore un lit superposé. Louis s’endort après avoir relu deux « Max et Lili ». Tandis que je sais que le chef de gare n’aura pas à lutter pour me faire prendre place dans le train du sommeil, je pense à la chance de nos enfants, de vos enfants, petits-enfants, d’être nés dans un pays installé dans une paix durable avec ses voisins depuis maintenant plus de soixante-dix ans et au lourd tribut payé par notre famille paternelle et maternelle aux deux conflits mondiaux.
Un papa ne rentre que demain alors, ce soir, je dors une nouvelle fois avec mon aînée et Louis, dans notre lit, ne se sentira pas exilé à l’étage. Avant de vous quitter, je partage avec vous deux morceaux de musique, reflets de mon âme automnale:
https://www.youtube.com/watch?v=9lYJwNdv3CU
https://www.youtube.com/watch?v=0zfpp8ZzpwE
Anne-Lorraine Guillou-Brunner