Le dimanche neuf mai 1999, je me suis levée sans me douter que plus rien ne serait jamais comme avant. Notre père était en réanimation depuis lundi. Les médecins avaient laissé entendre que si, d’aventure, il sortait des eaux du Styx, ils ne savaient pas dans quel état il serait, et, dans le doute, avaient préféré nous préparer à vivre avec une sorte de gros légume. Nous étions dans les premiers jours de mai et je chantais le refrain de la célèbre chanson d’Aznavour « j’aime Paris au mois de mai ». J’ai poussé les volets de mon studio sur un ciel bleu uni comme une toile de Klein. On ne pouvait pas mourir par une si belle journée ! Non, vraiment, ce n’était pas possible ! Les habitués commençaient à s’installer autour du comptoir du « Royal Bleuets ». Ce matin-là, je rejoignais ma sœur, son amoureux et leurs amis dans le 8ème. Pas le temps de m’attarder avec Sahir et Christian, les patrons royaux de la rue des Bleuets et de commenter avec eux la une du Journal du Dimanche.
C’est donc heureuses, libres et confiantes, encore, en cette vie pleine de promesses que nous « brunchions », ma sœur et moi, quelque part avenue des Champs-Elysées. Nous nous sommes dits au revoir en début d’après-midi. Elle est montée sur la moto de son bientôt futur mari. Le futur mien habitait dans la Loire. Il ne venait presque jamais me voir. Il avait Paris en horreur. Cela me rendait malheureuse de ne pas pouvoir partager avec lui mon amour pour cette ville. Je décidais de marcher un peu, avant de m’engouffrer dans le métro pour rejoindre notre mère à Sceaux. Nous avions projeté une visite dominicale à l’hôpital. En sortant, quarante minutes plus tard du RER B, j’ai pensé que cette journée était vraiment magnifique et que, comme toujours, aucune paire de lunettes de soleil ne se trouvait au fond de mon sac. Quand ma mère m’a ouvert la porte et que j’ai vu, derrière elle, deux de ses plus proches cousins, Ségolène et Yvan, j’ai su que c’était fini. Je l’ai lu dans ses yeux avant qu’elle ne prononce, comme dans un souffle, que notre père était parti. Elle a peut-être dit « papa ». J’ai oublié. Je l’ai serrée dans mes bras. Je n’ai pas versé une larme. Je ne pouvais pas. Je me suis dit que, décidément, la lumière du soleil et ses rayons étaient trop violents et qu’ils étaient même carrément indécents.
Bizarrement, depuis que la nouvelle était tombée, je n’aurais pas été surprise que la nuit succède au jour, là, brutalement, que l’obscurité s’étende à la terre entière, que le sol s’ouvre sous nos pieds et que nous soyons engloutis. Mais non, rien de tout cela. Le Klein blue accroché au-dessus de nos têtes et les hirondelles qui tournoyaient haut, très haut, comme si elles cherchaient à se mesurer aux géants d’Airbus industrie. Nous avons été chercher ma sœur dans le dix-septième et là, je ne sais plus très bien comment les choses se sont passées. Je ne me rappelle plus si c’est moi qui le lui ai dit. Ce que je sais, c’est qu’elle s’est écroulée et que des larmes ont jailli à flots ininterrompus durant le trajet qui nous menait de la rue des Dames à hôpital du Kremlin-Bicêtre.
Et maintenant, il était presque dix-neuf heures. Nous étions assises à l’extérieur de l’hôpital. Chacune fumait une cigarette. Nous fermions les yeux et nous laissions le soleil réchauffer nos visages. La lumière était celle qui jette comme un nuage de poussières d’or sur les corps et les plages l’été, peu de temps avant que le soleil n’ait plus d’autre choix que celui de plonger dans la mer. C’était si surréaliste que je m’attendais à voir arriver tous les personnages d’Amarcord pressés de lui rendre un hommage aussi bruyant que joyeux. Nous attendions que l’aumônier vienne dire une prière. En regagnant le service de réanimation, nous avons croisé un médecin transplanteur rénal que mes recherches sur le don humain m’avaient conduite à rencontrer. J’ai pensé : « tiens, il vient faire son marché ». Notre père avait opté pour le don. Mais, il était trop abîmé pour venir en aide à qui que ce soit. L’aumônier, comme le médecin, était un petit homme sec. Nous formions une sorte d’arc de cercle au bout du lit à roulettes, notre grand-mère, notre mère, ma sœur et moi. Il manquait le chat. L’aumônier a su, d’instinct, dire les mots qu’il fallait. Le rideau est tombé et notre père, réduit au statut de cadavre, de chose digne de respect, a été descendu dans le froid des entrailles de la morgue.
Stéphane, auquel je dirai « oui » pour le meilleur et pour le pire dans moins de deux mois, est arrivé en début de soirée. La nuit était tombée sur l’horloge de la gare de Lyon. L’air était doux. Les terrasses résonnaient des bruits de couverts dans les assiettes et des voix enjouées des Parisiens. Dans le TGV, Stéphane avait écrit une lettre à celui qui ne serait jamais son beau-père. Elle avait la beauté des sentiments sobrement exprimés. Il y était question d’ombres et de lumières. Elle m’a rappelé le premier texte étudié en classe de philo, le fameux mythe de la caverne. Notre père n’avait plus peur des ombres projetées à l’intérieur de sa tête par ses propres angoisses. Il n’avait plus le feu sacré, la foi en l’éternité du présent et la vocation d’inscrire ses actions dans le futur.
Pendant cinq longues journées, nous avons du attendre que le Procureur de la République nous autorise à procéder aux rites funéraires. Cinq jours, à l’imaginer dans un tiroir hermétiquement fermé et rangé consciencieusement au milieu d’autres corps. De longue date, notre père avait tout prévu. Il s’insurgeait contre ceux qui ne sont pas capables de faire face à l’après. Il avait commencé à nous en parler après avoir fêté ses quarante ans. Nous étions parfaitement au courant de ses dernières volontés. Après l’incinération, ses cendres devaient être réparties dans deux urnes. L’une irait dans le caveau gardois de la famille de sa femme et l’autre rejoindrait la terre bretonne et la tombe de cette mère, trop tôt partie, et dont il n’avait jamais accepté la mort. Une mère qui avait tricoté une petite paire de chaussons en laine bleue pour le premier né de son second fils. Une mère qui, selon la légende paternelle, avait, à l’hôpital de Quimper, sur sa table de chevet, deux oeuvres résumant ses attentes et ses questionnements face à l’existence : « La princesse de Clèves » et « Le silence de la mer ».
Ce n’est qu’entre deux eaux et entre chien et loup que notre père s’autorisait la faiblesse d’évoquer le souvenir de sa mère. Comme c’était un conteur et que, par certains côtés, il était encore, à vingt-trois ans, un enfant à sa mort, il ne pouvait pas lui donner vie sans la rendre forcément plus belle, plus grande, plus « tout » qu’elle ne l’était en réalité. Mais, finalement, la vérité est-elle, dans certains cas, si indispensable, et ceux qui ont porté un autre regard ne devraient-ils pas, parfois, savoir taire leurs remarques de scientifiques, plus que d’historiens, assoiffés de rigueur presque aussi froide qu’un arrêt du Conseil d’Etat? A quoi bon chercher à redéfinir les contours d’un être que chaque membre d’une fratrie a aimé si différemment ?
Comme notre père était un original, il fallait que ses urnes connaissent un destin particulier. L’urne vouée aux chants des cigales et à la présence rassurante des âmes de tous les membres de la famille de sa femme fut déposée dans le caveau, à la pierre blanche, sans encombre. En revanche, l’urne finistérienne voulait voir du paysage et aspirait, elle aussi, à sa dose de soleil. Elle devait savoir que là-bas, dans le petit cimetière de Saint Evarzec, le fond de l’air serait souvent humide et les heures d’ensoleillement plutôt rares. Il fut décidé que l’urne serait confiée à deux employés de la société des pompes funèbres qui la remettrait au grand frère résidant varois et qui devait aller en Bretagne. Les deux messieurs ayant un corps à acheminer jusqu’en Italie, un rendez-vous fut fixé à la sortie de l’autoroute. A l’heure dite, notre oncle était sur place. Le temps passait et le fourgon ne se montrait pas. Notre oncle ne parvenait pas à les joindre sur leur téléphone portable. Ce silence de mort s’est prolongé deux jours durant. Sur une erreur de tunnel, les employés avaient filé en Italie et c’est au retour qu’ils ont remis l’urne. Le moment de grand stress derrière lui, notre oncle a souri et songé que son petit frère avait voulu s’offrir une dernière virée, une sorte d’équipée méditerranéenne au pays des grands poètes latins, de la Renaissance et des petites trattoria, aux terrasses ouvertes sur des placettes entourées d’églises qu’il avait tant aimées, à une époque où il oeuvrait à la construction de l’espace Schengen. Quant à notre mère dont l’esprit peut, en certains occasions, se mettre à battre gentiment la campagne, elle a soupçonné un trafic de drogue : l’urne de notre père ayant servi à recueillir des sachets de cocaïne…Elle imaginait l’urne conservée par la justice en qualité de pièce à conviction. Tout ceci n’aurait certes pas déplu au fin connaisseur de la littérature policière qu’était notre père.
Dix-sept ans après, je n’ai rien oublié des échanges à la fois profonds et légers avec le garçon fort sympathique, représentant de la société de pompes funèbres spécialisée dans les enterrements « hauts de gamme ». C’est Stéphane qui l’avait trouvé en épluchant la liste des pages jaunes. Cet homme, de dix ans plus âgé que nous, ancien militaire et ancien garde rapproché d’un ministre, avait beaucoup d’esprit. Il nous a parlé de son métier, un métier mal connu et, finalement, qu’on espère découvrir le plus tard possible. Il a évoqué des épisodes burlesques et des moments terribles comme celui où une mère ne parvient pas à lâcher le corps de son enfant. Il nous a fait part de ses doutes s’agissant des conditions qui entouraient la disparition de Coluche, des relations particulières qui l’unissaient à certains défunts et des phases de grand désarroi quand son métier devenait insupportable.
Dix-sept ans après, je n’ai rien oublié de l’incinération au Père-Lachaise, de ce tailleur orange que je portais, des chansons et des textes que ma sœur et moi avions choisis, lisions ou écoutions tandis que le corps de notre père se consumait, de la messe du souvenir célébrée en l’église de Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Pas de chance, elle avait lieu en pleine grève générale. La France marchait au ralenti et les corps constitués, aussi. Si je ne revois pas tous les visages présents dans l’assemblée, je n’oublie pas ceux de mes proches qui, par leur présence silencieuse, me donnaient la force de rendre hommage à notre père. Certains de mes proches ne le sont plus. Mon départ de Paris, de l’université et mes choix de vie les ont déçus. Le lien s’est délité, parfois, dans une grande violence et la relation que j’étais heureuse de construire avec une petite fille que ses parents souhaitaient que j’accompagne sur le chemin de la foi en tant que marraine, a été détruit. Pendant la messe, l’intervention de ma sœur était magnifique. Elle avait su saisir toute la personnalité de notre père, notamment dans son amour pour la nature, l’océan et la campagne. J’ai conservé précieusement tous les témoignages de soutien et d’affection reçus dans les semaines qui suivirent. On ne dira jamais assez combien ils sont précieux et font du bien. Je n’oublie pas non plus des propos parfaitement déplacés, voire cruels.
Ensuite, nous avons continué à vivre comme tout un chacun et comme si tout était en ordre dans le meilleur des mondes possibles. Chacun a vécu les semaines qui devenaient des mois, et enfin se transformaient en collier d’années, à sa manière. Comme il y a mille et une façons de vivre son couple, d’être parents, de cheminer sur un parcours de vie, il y a mille et une façons de « faire son deuil ». Il y a ceux qui se replient sur eux-mêmes et semblent avoir déjà oublié celui qui est parti. Ceux-là sont des taiseux pudiques. Parfois, ils redoutent, en laissant la peine parler, de ne plus jamais réussir à se relever. La peine serait comme un puits sans fond. Ils ne peuvent pas courir le risque de se noyer dans un océan de larmes. Il y a ceux qui parlent encore et encore de la personne décédée comme si c’était là le seul moyen de faire échec à la mort, de conserver intact la mémoire de l’autre. Il y a ceux qui ne comprennent pas ce qui se passe. Ils sont en proie à la sidération. Ils arrivent à parler de la mort mais les mots n’ont pas de poids. Ils ne les touchent pas. Il y a ceux qui refusent d’accepter l’inacceptable. Ils sont là à s’épuiser par peur de souffrir. Il y a ceux qui, tout de suite, sans attendre, s’effondrent, s’enfoncent, se perdent dans leur souffrance. Ceux-là se moquent bien du regard des autres, des commentaires sur la nécessité d’une pseudo dignité. Ceux-là ne sont pas englués dans une éducation anglo-saxonne qui ordonne de toujours faire face et garder la tête haute. Les bombes pleuvent tout autour d’eux. Les morts tombent. Les éclats d’obus les touchent. Qu’importe ! Il faut avancer, se grandir encore plus !
De toute façon quelque soit le chemin emprunté, le deuil doit se faire et il finit toujours par ce faire qu’on le veuille ou non. Quand on a tourné le dos à une mort, une autre arrive, emportant tout sur son passage. La venue au monde d’un enfant est un moment propice à ses deuils retardés car, donner la vie, c’est toujours donner la mort.
Cela fait dix-sept ans que notre père est mort. Ma mémoire a perdu les intonations de sa voix, sauf celle du fameux « mon coco » qui seule, aujourd’hui, demeure encore. Mes souvenirs oublient lentement les dernières images de ce pauvre corps si torturé par six jours de réanimation : tous les organes atteints, les points de nécrose, les yeux bleus gris scotchés pour éviter que des infections ne se nichent derrière les paupières, les litres d’eau le transformant en bibendum et que ses reins ne pouvaient plus éliminer. Dix-sept ans après, le deuil s’est fait sur le tard. Il a commencé quand je portais mon première enfant. Je me revois encore avec mon gros ventre de huit mois, plantée au-dessus de la tombe de mon père et de ma grand-mère, dans ce petit cimetière du Sud-Finistère. C’est là que j’ai touché du doigt la finitude terrestre et compris vraiment qu’il n’y aurait pas d’éternel retour. C’est encore bien plus loin que j’ai pu pleurer mon père et le laisser partir. Dix-sept ans après, je demeure avec ce regret, celui qu’il n’ait connu aucun de ses cinq petits enfants, lui, qui se faisait une joie d’accéder au statut de grand-père, un grand-père à la Hugo, un grand-père qui, sans le dire, rêvait de petits-fils à emmener aux Invalides pour y découvrir le tombeau de l’empereur et des légions de petits soldats de plomb.
Dix-sept ans après, j’ai toutes ses lettres et cartes qu’il envoyait à sa femme et ses enfants dés qu’il s’absentait. Elles sont mon trésor sur lequel je veille et que je partagerai avec mon trio quand il aura envie de découvrir ce grand-père hors normes, père d’une mère hors cadre. Dix-sept ans après, je parle moins de lui, non que le souvenir s’efface mais par volonté de respecter le silence des autres. Comme tant d’autres avant moi et après moi, je me surprends à mettre mes pas dans les siens. C’est ainsi que je découvre une ville en prenant son pouls au marché, au café et à l’église. C’est comme cela qu’une partie de mon temps est désormais dédié à la cuisine et aux mots, à l’encre et aux fourneaux, à l’universel plus qu’au particulier. C’est ainsi que j’occupe des fonctions de représentante des parents d’élèves à l’école primaire et au collège, anime des séances d’éveil à la foi, organise un campement pour les CM2, et, surtout, mets tout mon cœur dans mon métier, toutes mes forces dans chaque séance passée avec un patient pour qu’il reparte avec confiance dans sa vie.
Neuf mai 2016. Dix-sept ans après, le ciel est chargé mais les nuages laissent passer les rayons du soleil. La ligne d’horizon est jaune colza. Dans le champ, sous la fenêtre de mon bureau, les petites pousses de maïs commencent à sortir de terre. Elles sont encore fragiles. Paris est toujours une fête et, sous le pont Mirabeau, la Seine promène rêves et regrets, promesses et remords, rires et larmes, rimes et notes. Ma mère m’a raconté sa promenade, samedi, le long du fleuve depuis l’avenue Winston Churchill jusqu’à Saint Michel. Je me suis demandée si, quand ils étaient encore de jeunes étudiants, il était arrivé à nos parents de marcher la main dans la main. J’ai eu envie de les imaginer comme tous les amoureux du monde, heureux, légers, assurés que leur bonheur durerait toujours. Je n’ai jamais dit à mon père « je t’aime ». Je le lui ai écrit plusieurs fois mais je n’ai jamais réussi à exprimer de vive voix ses trois mots. Lui, non plus. Quand il était en réanimation, j’ai essayé mais le ballet incessant de blouses vertes, bleues et blanches me troublait. Je me rappelle que je caressais le dessus de sa main à laquelle de grosses veines donnaient le relief d’une carte des Alpes. Les mots ne pouvaient pas sortir. On croit qu’on peut se satisfaire de l’odorat sentimental, qu’on peut lire entre les lignes, ce n’est pas vrai. Le silence n’est pas thérapeutique. Seuls les mots ont un vrai pouvoir de guérison et peuvent rassurer. A celles et ceux qui me liront, n’attendez pas qu’il soit trop tard. Dîtes à vos proches que vous les aimez, non pas tous les jours, dix fois par jour comme si vous étiez le héros éphémère d’une série américaine mais, au moins une fois, en y mettant tout votre être.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Je t’aime!