La pluie tombe avec méthode sur le plateau. Le vent secoue les branches des arbres et son souffle emporte dans son sillage les feuilles d’automne. Dans notre jardin, l’herbe a presque complètement disparu sous un tapis doré évoquant les fonds lumineux de certaines toiles de Klimt. Les températures sont toujours si douces que le chat tarde à retrouver son mode de vie plus hivernale s’offrant de très longues heures de sommeil sur le canapé de la mezzanine, le sac de couchage déplié sur celui du bureau de Stéphane ou le lit martiniquais du cabinet. Ce matin, quand je suis revenue du village après avoir déposé les enfants sur la place où le car vient les chercher pour les conduire au lycée, j’ai vu sauter dans le colza les silhouettes de deux chevreuils. Leurs fesses blanches étaient phosphorescentes dans la lumière des phares. Branchée sur France Musique, j’écoutais une pianiste dont les doigts agiles se promenaient sur les vertèbres noires et blanches de son instrument.
Avec deux enfants sur trois engagées dans leurs études supérieures et sans notre fidèle Fantôme parti avant Noël, la maison est désormais très calme. Je regrette que nous soyons trop loin pour aider notre fille cadette dans tout ce qui relève de l’intendance. Pas simple de se retrouver seule dans une ville où on n’a pas d’attache et de devoir entièrement se prendre en charge. Notre aînée a eu la chance de vivre deux ans chez sa tante maternelle dans une ambiance familiale. A Paris, les enfants de plusieurs de nos amis n’ont pas été contraints de quitter le nid après le bac.
Nous approchons du premier dimanche de l’Avent. Je pense aux petits santons dormant depuis de longs mois dans une boite ayant contenu des bottes. Chaque sujet est emmaillotté dans une feuille de papier absorbant. Quand les enfants étaient plus jeunes, nous allions en forêt ramasser des feuilles que nous mettions à sécher entre les pages d’un dictionnaire Larousse dont la page de garde et les lettrines avaient été imaginées par le couturier Christian Lacroix pour la centième édition en 2005. Il arrivait aussi que nous glissions des feuilles et des fleurs à sécher dans un livre de cuisine de Françoise Bernard offert par notre maman et qui contient une très belle dédicace. Une année, Stéphane avait construit une crèche avec notre fils. Les enfants passaient beaucoup de temps à déplacer les santons. Leur grand-mère avait pour habitude de leur en offrir tous les ans.
Avant ce premier dimanche de l’Avent qui est la date à laquelle la crèche est installée, ce seront les seize ans de notre fils. Il devrait le fêter en famille et, plus tard, avec l’une de ses amies chez la maman de cette dernière. Il exprime de plus en plus son besoin d’indépendance. Il est hors de question que je le submerge avec les réserves d’attention dont je ne peux plus faire profiter ses soeurs au quotidien! Quand il me repousse, je pense que, peut-être plus tard, cela pourrait lui manquer et, plus loin, je songe à tous les enfants qui ont été privés d’affection parentale au quotidien.
A la faveur de l’une des dernières tempêtes, un vieux pommier a été déraciné. Il était déjà mort mais son tronc servait de maison à une famille de chouettes. Quand nous passions devant le pommier, je pensais toujours à cette enveloppe d’un jeu de piste organisé pour les dix ans de notre cadette et que l’un de ses amis avait fait glisser dans le trou en cherchant à l’attraper. Depuis le temps, il ne devait plus rien en rester. Philippe dont le fils exploite une partie des champs du plateau est venu enlever l’arbre. Il n’en reste plus rien. C’est comme s’il n’avait jamais existé sauf pour les fidèles promeneurs.
Nous n’allons pas très souvent au cinéma. C’est le problème quand on vit à la campagne. Le soir venu, on manque de motivation pour reprendre la voiture. Quand on a tout sur place, c’est plus simple. Pourtant, voir un film dans une salle de cinéma, c’est tellement mieux! Ceci dit, à la maison, on peut s’installer confortablement sur le canapé et s’emmitoufler dans un plaid. Je voudrais vous parler de deux films que nous avons vus et qui nous ont beaucoup plus. Le premier est La Voie royale, sorti en août de cette année, réalisé par le Suisse Frédéric Mermoud. Le second Les algues vertes, sorti en juillet de la même année, a été tourné par Pierre Jolivet. La Voie royale suit le parcours d’une jeune fille et de ses camarades ayant fait le choix de préparer les concours des grandes écoles dans une des classes d’un grand lycée lyonnais. Sophie dont les parents ont une exploitation agricole est, au départ, désireuse de mener des études d’agronomie avant que son professeur de mathématiques la conduise à envisager une piste très ambitieuse. Sophie quitte sa famille qu’elle aidait beaucoup et se retrouve interne. Très vite, elle sympathise avec Diane, jeune fille très brillante et issue d’un milieu très privilégiée. Le frère de Sophie prend fait et cause pour les gilets jaunes et participe à des actions menées la nuit autour d’un rond-point. Une majorité écrasante d’élèves a grandi dans des villes dans des familles bourgeoises. Sophie ressent cette différence entre elle et eux. Tête de classe dans son lycée, elle se retrouve en concurrence avec des élèves qui ont beaucoup de facilités et une confiance en eux que Sophie n’a pas. Le réalisateur a très bien su montrer l’entraide qui peut régner entre les élèves, la pression subie et la dureté de certains professeurs qui semblent avoir surtout pour but de les faire réagir et les obliger à se dépasser. Les actrices et les acteurs sont très justes.
Le film Les algues vertes raconte le combat mené par Inès Léraud, journaliste indépendante, contre les algues proliférant dans la baie de Saint-Brieux et dont la toxicité a provoqué en vingt ans le décès de trois hommes et de très nombreux animaux. En dépit des pressions qu’elle a subies alors qu’elle menait son enquête, Inès Léraud n’a jamais renoncé. Le film est l’adaptation de la bande dessinée Algues vertes, l’histoire interdite d’Inès Léraud et Pierre Van Hove publiée chez Delcourt en 2019. Lors du tournage du film, le réalisateur a subi des pressions.Les actrices, Céline Sallette, Nina Meurisse et Julie Ferrier sont très justes.
Les algues vertes font partie du littoral breton et ne sont pas dangereuses en particulier quand elles sont dans l’eau. Elles se déposent dans les larges baies à la faveur des grandes marées. Ce qui est dangereux, c’est leur échouage massif sur le rivage et leur décomposition qui va dégager un gaz toxique, l’hydrogène sulfuré ou H2S. C’est la raison pour laquelle il est important que les algues soient ramassées rapidement dans un délai qui ne devrait pas excéder 48 heures. Au-delà de 500 parties par million de molécules d’air, la dose peut être mortelle. Quand cette concentration est dépassée, on ne peut plus sentir l’odeur caractéristique d’oeuf pourri. C’est alors que le risque pour la santé est le plus élevé car le gaz circule librement pouvant provoquer des lésions.
L’enquête menée par Inès Léraud a montré que le phénomène des algues vertes était lié à la manière dont les agriculteurs ont été poussés, après la seconde guerre mondiale, à opter pour un système de production intensif recourant aux produits chimiques et au remembrement des terres. L’agriculture intensive utilise beaucoup d’azote. Dans les années 1960, le taux moyen de nitrate dans les eaux bretonnes ne dépassait pas les 5 mg/litre. Aujourd’hui, il est estimé à environ 33 mg/litre. Ce taux a culminé dans les années 2000 autour de 50 mg/litre avant de baisser progressivement. En 2019, le taux stagnait depuis trois ans.
Ces nitrates proviennent à 94 % de l’agriculture. Ils sont présents dans les engrais utilisés pour fertiliser les cultures mais aussi dans les déjections animales issues de l’élevage. En Bretagne, l’élevage est extrêmement intensif. La région ne couvre que 7 % de la surface agricole française, mais concentre 50 % des élevages de porcs français, 50 % des élevages de volailles et 30 % des bovins. L’association Eaux et rivières de Bretagne évaluait que « La quantité de lisier, de fientes et de fumier produite chaque année dans les quatre départements bretons équivaut aux déjections émises par 50 millions d’habitants ! ».
Même si le 1er décembre 2009, la Cour d’appel administrative de Nantes jugeait l’Etat responsable de la prolifération des algues vertes, sur le terrain, les choses évoluent très lentement. Les associations dénoncent la passivité des élus et des administrations. Il est difficile de repenser le modèle économique et on continue de soutenir des projets de fermes-usines dans des régions touchées par les algues vertes. C’est en Bretagne qu’on en dénombre le plus.
Le film montre que l’obstination d’une femme peut aider à la prise de conscience de personnes directement impliquées dans l’exploitation intensive et conduire à changer de modèle. C’est souvent la peur de ne pas s’en sortir financièrement qui est un frein au changement. Le lancement à la fin de l’année 2022 d’un troisième plan interministériel algues vertes par l’Etat et la Région Bretagne va permettre de questionner l’utilité de ces plans et élaborer un projet pour le territoire et une manière de transformer les filières et surtout d’imaginer un véritable projet de territoire et de transformation des filières.
Si je n’ai jamais vécu en Bretagne, toute la famille de notre père est originaire du Finistère Sud. Je suis très attachée à cette fin de la terre. J’espère que les agriculteurs pourront vraiment repenser leur modèle économique sans se fragiliser plus qu’ils ne le sont déjà.
Tandis que j’écrivais, la pluie et le vent ont redoublé d’effort pour donner au plateau un air de 11 novembre. Les nappes phréatiques se remplissent. C’est une excellente chose. Je pense à toutes les personnes qui ont subi et subiront encore les inondations qu’elles vivent en France ou en Somalie. Mes petits oiseaux boudent graisse et graines. Ils doivent se tenir au chaud dans les nids attendant une accalmie. Quant au chat, il sommeille en boule sur un coussin.
Très bonne fin de semaine à toutes et à tous,
Anne-Lorraine Guillou-Brunner