Le vent s’est levé sur le plateau. Le rosier ancien et le magnolia persistant ne donneront plus de fleurs. La piscine ne bouche plus une partie de la vue depuis le salon. Elle et moi n’étions pas amies au début. Je la trouvais peu esthétique. Pour creuser une piscine, il aurait fallu arracher tout un pan de la haie nous protégeant de la route. Je l’avais baptisée la grosse méduse. Je me rappelle combien notre maman était contrariée que le jour du déjeuner de profession de foi de Céleste, tous les jeunes partent s’y baigner avant le dessert. Sur les photos devant le gâteau à étages maison nappé de chocolat et piqué de petites fleurs blanches, Céleste est en maillot de bain, les cheveux mouillés, enrubannée dans une serviette. La grosse méduse nous a accompagnés pendant plus de huit ans. Ces deux dernières années, Stéphane avait dû poser des rustines sur des parties de la toile qui laissaient passer l’eau. Nous savions que ce serait son dernier été.
Les piscines avaient raconté la vie des enfants. Nous en avions eu de toutes les tailles: une toute petite quand ils étaient dans la petite enfance, une plus grande dans laquelle Stéphane leur avait appris à tous les trois à nager et la grosse méduse. En mai, le trio s’activait pour la nettoyer comme des mousses sur le pont d’un navire. Pendant le premier confinement, il avait fait si beau qu’elle avait été remplie en avril. Les enfants n’en avaient jamais autant profité. Cet été, en notre absence, l’eau a malheureusement tourné et aucun traitement n’a pu la sauver.
Même si, pendant les grandes vacances, nous en avions peu profité, j’ai eu un pincement au coeur quand sur l’herbe, de la piscine il ne restait plus que le sol portant les décolorations faites par les galets de chlore quand ils étaient tombés des supports en plastique les contenant. J’aimais le soir toujours à la même heure depuis la terrasse ombragée par la glycine enlaçant les canisses admirer les hirondelles plonger en direction de la piscine, effleurer la surface avec leur ventre et repartir après avoir bu. Les tourterelles, elles, stationnaient sur les rebords gris par deux et, à tour de rôle, allaient se désaltérer dans le pédiluve. L’eau était très chaude. Je la changeais. Les hirondelles ne risquaient rien mais les tourterelles étaient en danger. Le chat pouvait surgir de derrière un bosquet. J’avais de la peine pour ces oiseaux toujours aux aguets, jamais paisibles dans leur environnement naturel. Au printemps, un des épisodes passionnants de Sur les routes de la musique d’André Manoukian m’avait appris que les oiseaux privés de liberté, vivant dans des cages, développaient leur art du chant. L’énergie qu’ils auraient employé à survivre dans la forêt était utilisée à embellir leurs vocalises. Dans cet épisode de quatre minutes diffusé le vendredi 7 juillet, j’apprenais également que c’était à partir d’un pinson chantant aux Galapagos que Darwin avait élaboré sa théorie de la sélection naturelle.
L’été prochain, je pourrai remplir le pédiluve pour les tourterelles mais les hirondelles seront tristes de ne pas retrouver la piscine. La fin des années piscine a fait remonter la fin des années Volvo. Même si les fauteuils n’étaient pas confortables, j’adorais cette voiture qui incarnait mon idéal de vie avec une famille XXL et notre beau Fantôme. J’aimais quand Stéphane dépliait tous les sièges, que le coffre était plein de bagages laissant assez d’espace pour notre enfant poilu et que nous partions à la Toussaint dans le Finistère, en février dans le Queyras et dans le Gard au printemps. Parfois, il fallait installer le coffre de toit. Notre nid se vidant, les enfants privilégiant les vacances en dehors de la famille, Stéphane a vendu le Volvo qui était aussi un désastre pour l’écologie. Deux ans plus tard, je ne me suis pas encore habituée à cette voiture. Le Volvo a été acheté par un intermédiaire pour le compte d’un acquéreur breton. Il faisait très beau le jour où le monsieur est venu chercher la voiture. Nous l’avions invité à déjeuner avec nous. Stéphane avait aussi vendu le précédent Volvo qui coulait des jours heureux en Balagne et qui était bien pratique quand nous étions nombreux. Sur la porte avant droite, la trace d’une petite main d’enfant couverte de crème solaire qui avait résisté à tous les lavages.
Au printemps, c’est le zodiac qui est parti. Lui aussi dormait de longs mois dans l’obscurité d’un garage en Haute-Corse. Il ne retrouvait la mer que pour trois ou quatre sorties lors de nos séjours. Un des boudins était devenu poreux et l’hélice avait souffert. Les voitures, les bateaux, les maisons qui ne sont pas assez utilisés s’abiment. En deux ans, j’ai vu partir des objets-repères, des objets-mémoires, des objets-chapitres-de-vie.
Contrairement à moi, Stéphane sait trancher et se séparer des choses. Sa mémoire n’est pas portée par les objets qui acquièrent rarement une valeur affective. S’il peut être affecté sur le moment, il se console vite en se concentrant sur l’objet de remplacement. J’attribue au fait d’avoir été ballotée depuis ma naissance et à un pan de l’histoire maternelle mon attachement aux objets que je peux aimer comme des personnes. Des objets qui racontent les personnes, voire les remplacent quand elles ne sont plus là ou ne l’ont jamais été. Les vêtements parce qu’ils sont au contact des corps aimés ont une place à part dans l’imaginaire affectif. Les femmes portent volontiers les chemises ou les pulls des hommes qu’elles aiment quand ils sont vivants et après leur mort. J’ai conservé la robe de chambre bleu-marine de notre père. Quand notre maman séjourne chez nous, elle sait la trouver dans sa chambre et pouvoir compter sur sa chaleur. Tant de patientes m’ont confié leur difficulté à vider les placards et les tiroirs contenant les vêtements de leurs compagnons décédés. Certaines se culpabilisaient presque de ne pas avoir trouvé le courage de le faire. Je leur ai toujours dit qu’elles avaient tout le temps de l’envisager, qu’elles étaient les seules à savoir quand elles seraient prêtes. L’une de mes amies a perdu brutalement l’homme qu’elle devait épouser. Il était avocat associé dans un cabinet parisien. Elle a eu l’idée de laisser ses collaborateurs (exclusivement des hommes) choisir une de ses cravates.
Aux deux Volvo étaient associés l’enfance et l’adolescence des enfants et la vie avec Fantôme. Je sais ne jamais m’attacher à la nouvelle voiture car je n’aime pas l’image qu’elle renvoie de notre vie en ce moment. C’est dans son coffre que notre Fantôme a reçu les deux injections qui l’ont soulagé de ses douleurs. C’est dans ce coffre qu’il a adressé son dernier sourire à Louis et fermé ses paupières. C’est dans ce coffre que je me suis blottie dans sa crinière de lion une dernière fois. Notre fils nous a dit qu’il appréhendait les semaines à venir qui nous conduiraient vers le premier anniversaire de la mort de Fantôme.
Depuis que notre Fantôme est mort, j’ai beaucoup écrit sur lui et beaucoup nourri ma réflexion sur les liens qui nous unissent aux animaux domestiques. Le livre de Cédric Sapin-Defour est celui qui s’est le mieux vendu ces derniers mois. Durablement, les critiques se sont étonnés du succès de cette histoire racontant 13 ans de vie entre Ubac, un bouvier bernois, et ses deux pattes. J’avais consacré un épisode de mon podcast au livre. Encore dans le deuil de Fantôme, j’avais surtout éprouvé les parties les plus sombres du récit: l’entrée dans le grand âge, la maladie, les soins vétérinaires et la mort. Dans l’incapacité que se trouvait l’auteur et sa femme d’affronter la réalité d’une vie sans Ubac, ils n’avaient pas su le libérer de ses souffrances. Ils n’étaient pas présents quand Ubac s’était éteint. Ubac avait mis à profit leur absence pour s’autoriser à mourir. Je suis certaine qu’un animal se bat contre la mort pour ses deux pattes quand il les perçoit trop désemparés pour accepter sa mort. Il en va de même pour un enfant malade ou un conjoint qui n’osent pas renoncer de peur de faire souffrir ceux qu’il aime alors qu’il est à bout de force.
Si Fantôme avait moins souffert, si la prise en charge vétérinaire avait été meilleure, j’aurais peut-être pu à nouveau ouvrir ma vie à un chien. Il est très difficile de continuer à vivre sans un animal aussi merveilleux chez lequel l’amour est toujours pur car gratuit. Il faut du temps pour réapprendre à vivre sans le premier câlin du matin, les promenades, cette présence silencieuse, la joie des retrouvailles. Je sais qu’il ne m’attend plus au pied des marches de l’escalier quand je suis la première à descendre le matin, qu’il ne mettra pas son torse et ses pattes avant sur le banc et ne posera pas sa tête sur la table de la cuisine tandis que je prends mon petit déjeuner en écoutant la radio, qu’il n’est plus derrière la porte quand je reviens, qu’il n’est pas impatient d’aller respirer l’odeur du matin et celle du soir, qu’il ne s’agacera plus après les corneilles moqueuses ni ne sera tenté de se mettre sur la piste d’un chevreuil. Il ne me rappelle plus à l’ordre quand la sonnette n’a pas fonctionné et qu’un patient est arrivé. Il n’était pas là pour les 18 ans de Victoire, son bac, son départ de la maison, les vingt ans de Céleste. Il n’a pas connu Antoine. Il ne sera pas plus là pour les 16 ans de Louis.
Pour mon anniversaire, j’ai demandé à notre fille ainée de m’offrir l’album que le dessinateur belge François Schuiten a consacré à son chien, Jim, un setter mort peu de temps après Fantôme. N’étant pas du tout une adepte du neuvième art, je n’avais jamais entendu parler de cet auteur qui a signé ses premiers dessins à l’âge de 16 ans dans la revue Pilote et a donc 50 ans de maison. Dans cet album en noir et blanc, il raconte sa vie avec Jim qui ne le quittait jamais. La vie des auteurs de BD est assez monacale. Ils passent de très longues heures assis devant leur table à dessiner, à écrire et à colorier ou peindre selon la technique choisie. Avec Jim, François Schuiten s’arrachait à son bureau pour aller marcher et s’inscrire dans le présent de son chien. Les dessins sont magnifiques et disent bien le manque laissé par un tel compagnon. François Schuiten a accueilli un nouveau chien. Je comprends qu’on ne puisse plus vivre sans un chien. L’un de mes patients me disait récemment qu’il redoutait la mort de Grenadine, leur chienne âgée de treize ans, qui avait été pour sa femme et lui leur premier enfant.
Ce matin, dans ma voiture, mes yeux suivaient la marche d’un vieux monsieur et de son chien. Le chien était âgé comme le monsieur. Ses poils noirs avaient blanchi. Le monsieur portait une casquette. Son dos était vouté. Ils étaient seuls au monde. J’ai une peine infinie pour ces animaux qui voient leurs deux pattes tomber malade et mourir. Ils vivent les mêmes deuils que nous. Le plus terrible: quand dans l’entourage, personne ne peut ou ne veut accueillir l’animal orphelin et que ce dernier se retrouve dans un refuge. Les gens n’ont pas envie d’accueillir un chien vieillissant qui aura besoin de soins et dont l’espérance de vie est désormais courte. Depuis quelques semaines, il m’arrive de passer devant une maison dont j’aimais beaucoup le jardin et le potager toujours impeccablement entretenus. En cette saison, des dahlias de toutes les couleurs s’offraient aux passants au milieu d’asters jaunes. Désormais, le jardin et le potager sont à l’abandon et un braque français attend devant la porte sur le perron. Le plus souvent, les volets sont fermés. Même de loin, je sais que le chien est triste. Tout est triste maintenant autour de cette maison si triste que je préfère changer d’itinéraire.
Cet été, j’avais suivi l’histoire de ce chien porcelaine baptisé Gump par les internautes. Il avait parcouru plus de 1000 kilomètres avant d’être enfin capturé. Une cagnotte en ligne s’était ouverte pour faire face aux frais vétérinaires. Que lui était-il arrivé? Avait-il échappé à un homme maltraitant? Avait-il été abandonné comme tant d’animaux pendant les vacances? Espérait-il retrouver sa famille? Personne ne s’est manifesté, preuve que s’il avait eu des deux pattes ces derniers étaient sans intérêt. Il avait marché de la Gironde à l’Ariège en passant par le Gers et la Haute-Garonne. Il était très mal en point. Fin août, il était dans une famille d’accueil avant d’être confié à un éducateur canin et proposé à l’adoption. J’espère vraiment qu’il va trouver une vraie bonne famille aimante et capable de l’aider à dépasser la somme de ses traumatismes. Les deux pattes sont rarement à la hauteur de l’amour des quatre pattes!
Le soleil est revenu au-dessus du plateau. Les oiseaux ont déjà mangé toutes les boules de graisse que j’avais accrochées pour eux. Les regarder est toujours une source de joie!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner