Chronique de notre dix-huitième rentrée sur le plateau

Quand nous sommes venus déposer nos bagages dans le Gâtinais, Céleste venait d’avoir deux ans et Victoire avait cinq mois. Stéphane se consacrait à la peinture selon une technique transmise par son père. J’avais repris mes cours et pensais soutenir mon serpent de mer de thèse dont le sujet et les directeurs avaient changé trois fois. Avec le recul qui est mien désormais, je sais que depuis la mort de notre père et mon départ de Paris, je naviguais à vue. Je laissais Stéphane à la barre du navire et prendre des décisions que je me pensais pas capable de contrecarrer. Je n’oublierai jamais l’émotion qui fut la notre quand nous nous promenions dans la maison après que les meubles soient en place et que nous ayons commencé à vider les cartons. Les chambres des filles étaient installées. Les longs mois pendant lesquels nous avions vécu éloignés les uns des autres avaient été compliqués à vivre. Nous étions épuisés. Peu de personnes en prenaient la mesure autour de nous. Il est si difficile de se mettre à la place des autres. Il est finalement assez rare d’avoir envie de le faire ou plus simplement d’en être capable. Nous ignorions à ce moment-là qu’à nouveau nous serions séparés. Dans ma tête et dans mon corps, deux enfants étaient en attente de conception. J’avais envie de continuer à m’épanouir dans un métier qui me correspondait parfaitement et pour laquelle je savais être faite tout en sachant que je n’étais plus placée dans les conditions optimales qui furent miennes avant que je quitte Paris.

J’avais encore une vision assez idyllique de la campagne, celle que notre mère avait su nous transmettre quand nous avions vécu  dans un village sarthois et un hameau dans la montagne tarnaise. Je ne savais pas que je découvrirais ce que le mot isolement signifie et combien cet état est douloureux pour une extravertie qui a ce besoin impérieux de se mettre aux services des autres. La solitude choisie est une merveille, l’isolement un enfer! Je ne savais pas encore combien je souffrirais d’être si près de Paris et d’y aller si peu dés lors que les nouveaux départs de Stéphane m’obligeraient à renoncer aux cours que je dispensais dans trois lieux différents. Cette respiration me faisait du bien. Je pouvais voir aussi ma famille et quelques amis. Je ne savais pas que notre maison deviendrait, comme elle l’avait été dans le Gard, un lieu toujours si largement ouvert: amis des enfants, amis, familles. Notre maison deviendrait une authentique maison de famille entendue comme le lieu qui permet les rassemblements autour des temps forts de l’année civile ou liturgique.

Deux ans après notre installation, nous accueillions Louis. Trois ans après, j’ouvrais mon cabinet de sophrologue et Fantôme entrait dans notre vie pour nous apporter douze ans de bonheur. Celles et ceux qui ont fait du livre de Cédric Sapin-Defour Son odeur après la pluie le succès éditorial de cet été mesurent pleinement le bonheur dont je parle. Durablement, j’ai connu les fins d’années scolaires joyeuses, les listes de fournitures scolaires longues comme le bras punaisées sur le réfrigérateur, les réinscriptions au ramassage scolaire et, dés le premier jour de la rentrée, les papiers à remplir, les photos à fournir, les cahiers qui n’ont pas la bonne taille, les livres à recouvrir ou à commander pour le français. Je me souviens de ces mercredis épuisants à courir d’une activité à une autre quand les enfants n’allaient plus au centre aéré. Le sac pour la gym, le sac pour la piscine, le sac pour le judo, l’année de chorale. Victoire aurait adoré que nous nous inscrivions ensemble à un cours de flamenco mais cela n’existait pas dans un périmètre proche. Plusieurs années, les enfants ont passé le mois de juillet au centre aéré. Si Céleste était heureuse, Victoire et Louis n’aimaient pas cette cohabitation forcée avec des enfants qu’ils ne connaissaient pas. Je conserve des souvenirs agréables du spectacle que les enfants et l’équipe montaient et nous jouaient dans le parc à l’ombre des arbres centenaires.

En septembre 2021, notre ainée partait à Paris et cette installation ne mobilisait pas beaucoup d’énergie. Elle était accueillie par leur tante maternelle vivant à Montmartre avec deux de ses trois enfants. Notre ainée nous avait expliqué qu’elle ne serait pas capable de vivre seule. La fille ainée de ma soeur quittant le nid pour emménager avec Antoine, son copain, une chambre se libérait. Je vois encore Céleste agenouillée dans sa chambre pour trier ses vêtements et remplir ses valises et mon émotion quand le train s’était mis en branle tandis qu’une pluie fine tombait sur le quai. C’est leur papa qui l’avait emmenée avant chez sa tante avec son petit déménagement. De mon côté, je me chargeais de déposer notre cadette et son amie à l’internat la veille de la rentrée. Leurs noms ne figuraient pas sur les listes. Faute de mieux, elles avaient été installées à l’étage des secondes et avaient partagé la chambre d’une élève en grande fragilité psychologique. Plus tard, je me suis dit que cet oubli avait été prémédité. On ne voulait pas que l’élève soit seule. Victoire et Léa ont adoré leur année à l’internat. Si Léa n’avait pas été contrainte d’y renoncer en raison de sa préparation au BNSSA (brevet national de sécurité et de sauvetage aquatique), les filles auraient poursuivi l’année de terminale.

Fin août, nous avons emmené Victoire à Reims et l’avons aidée à s’installer dans une résidence universitaire. Tout au long du mois de juillet, j’accumulais sur son lit ce que nous achetions et dont elle aurait besoin. J’avais souri que Victoire nous demande un fer et une planche à repasser. Tout au long de mes études soit je portais des vêtements non repassés ou c’est notre maman qui avait la gentillesse de prendre soin de mon linge. Quel confort! Je me rappelle avoir parfois été laver mes affaires dans une laverie automatique de la rue de la Roquette. En hiver, j’aimais la buée sur les fenêtres, l’impression de hammam ou d’utérus, le bruit des machines, l’odeur des produits.

Notre cadette est ravie dans sa nouvelle vie. Elle attendait depuis longtemps cette indépendance. Elle était prête. C’est une chance de sentir son enfant assez solide pour vivre loin de la maison. Hier, Stéphane repartait à Paris avec Céleste et Antoine. Céleste avait souhaité que leur papa lui prête une toile qu’il a peinte et qui est installée dans sa chambre depuis presque toujours: l’Italienne. Ce qu’elle ne savait pas, c’est ce que leur papa lui en faisait cadeau pour ses 20 ans à venir. De mon côté, j’avais mis dans un grand sac une housse de couette, un des draps en lin brodé de notre grand-mère, des torchons, un tapis de bain et un appareil pour repousser les attaques des moustiques. Les affaires déposées, la petite bande retrouvait ma soeur pour l’aider à repenser les espaces de son appartement. Les meubles ont été déplacés et les battants qui séparaient artificiellement la pièce de manière à gagner une chambre ouverts. Désormais, la lumière peut entrer plus facilement et l’ensemble est aéré.

Maintenant, chaque enfant est installé dans son année. Louis n’a eu besoin de rien de plus si ce n’est d’un cahier de grammaire Grévisse. Ce matin, leur professeur de SVT emmenait sa classe dans la forêt pour étudier l’éco-système. Je me rappelle combien Céleste aimait les courses d’orientation en hiver quand le givre enveloppait la nature et que son groupe et elle croisaient des chevreuils immobiles ou devinaient la présence de sangliers. Maintenant, le matin, c’est Louis qui conduit la Fiat 500 jusqu’à la place de l’ancienne gare et choisit la musique sur l’une des listes de son portable. Je trouve toujours qu’il conduit trop vite sur la petite route. Il n’aime pas que je le lui fasse remarquer. Je me rappelle quand, aux beaux jours, je venais les chercher Erwan et lui au collège. Louis décapotait la voiture et faisait brailler des morceaux de rap. Quand nous entrions dans le domaine gagné sur la forêt, les garçons retiraient leurs chaussures et se mettaient debout sur la banquette arrière. Je donnais des coups de frein pour les déstabiliser. Je les entendais rire. Je me souviens encore de matins où les trois enfants et Fantôme s’engouffraient dans l’habitacle. Nous allions nous garer non loin du lycée qui semblait encore si loin et nous faisions le parcours de santé. J’aidais les enfants à se suspendre aux barres.

Comme j’ai aimé ces moments à la médiathèque, ces livres lus le soir après le diner dans le lit tout chaud, les promenades en forêt en automne, les sorties en vélo quand les jours s’étirent, les gâteaux à huit mains, les sablés préparés pour le marché de Noël, les dents de la petite souris, les batailles de petits pieds dans la Méditerranée en Balagne, faire le tour de leur corps avec ce bout de bois rigolo au nez crochu, les embrasser dans leur sommeil, les sortir du bain, les enrouler dans une serviette, les déposer sur le lit pour leur sécher les cheveux, les moments de folie douce dans la grande pièce à vivre et Fantôme qui entrait dans la danse, les rires dans le trampoline, les déguisements, le chocolat fondu dont nous avions enduit nos visages, leurs chorégraphies, leurs « Merci Maman », leurs remarques sur l’ardoise dans les toilettes du bas, leurs amis en grappe sur le vieux canapé de la mezzanine. Cela semble fou mais je crois que je peux dire avoir aimé leurs poux! Ce que j’ai le moins aimé, ce sont leurs yeux rougis par des déceptions amoureuses, qu’ils nous empêchent de dormir pendant les temps confinés avec les cours en distanciel ou qu’ils me demandent un coup de main pour un devoir la veille pour le lendemain.

Sans transition et parce que c’est important pour moi de l’exprimer: je ne ressentais plus le besoin d’aller à la messe le dimanche depuis de longues années. C’est Victoire et ses amis qui m’ont aidé à y retourner. L’ambiance à l’église est très familiale. Cela fait du bien de retrouver une communauté sympathique. Je regrette de ne jamais prendre le temps de partager un apéritif quand il est organisé une fois par mois. Ce dimanche, j’ai regretté la présence de Victoire mais j’ai retrouvé dans l’assistance des jeunes que je connais bien. La veille, au marché, j’avais repensé à tous ces samedis matins avec nos deux filles. Le marché du samedi, c’était ma grande sortie de la semaine! Les filles, en général, commençaient par se promener dans les boutiques avant de me rejoindre et, plus tard, nous allions boire quelque chose à la brasserie de La Poste. Le monsieur hollandais, entouré de glaïeuls, était assis sur un petit tabouret protégé de la chaleur du soleil par un parasol. Il portait son inoxydable tablier vert et un joli chapeau en paille ajouré. Je lui ai soufflé que je ne lui achetais pas de fleurs ce matin car la température était trop élevée mais que j’en prendrais dans une semaine pour les 20 ans de Céleste. Il a souri me disant que j’avais bien raison! La dame des olives, des fruits secs et confits, de la tapenade de Céleste et du king crabe tellement apprécié par Victoire et Stéphane était en vacances.

Le week-end prochain, la maison affichera complet. Céleste aura sa petite famille, Antoine et ses amis les plus proches. Nous serons douze pour le diner. Céleste m’a commandé des oeufs de caille, des saucisses feuilletées, des tomates farcies et une tarte aux framboises. Pour le déjeuner dominical, nous serons encore neuf ou onze. Le dimanche soir, après le départ des uns et des autres, la maison sera trop calme. Moins de paires de chaussures dans l’entrée, la tablette de la salle de bains comme abandonnée, le siphon de la baignoire sans longs cheveux finissant par l’obstruer, un caddie moins plein et donc moins difficile à manoeuvrer , moins de listes sur la table de la cuisine, moins de repassage.  Si le cabinet était vivant comme avant le Covid, comme avant cette période dont on nous annonçait qu’elle serait mieux que la précédente, avant la progressive paupérisation de la société, la fragilité financière des associations caritatives, la désertification médicale, ce serait plus facile pour moi. Les temps suspendus seraient moins nombreux. Je porte deux idées mais si je m’y attèle elles ne me nourriront pas tout de suite. On ne peut pas tout avoir: faire une belle carrière et voir vraiment grandir ses enfants, faire le choix de la vocation et de la liberté et avoir un compte en banque garni!

Bonne semaine et à bientôt!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

PS: Si vous en avez le temps, vous pouvez écouter l’un ou l’autre des épisodes de mon podcast Inventaire à la Prévert.

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