Dimanche, la nuit est tombée. Je suis étendue sur le canapé de la mezzanine. Je lutte depuis plusieurs heures contre le sommeil. J’ai perdu la notion du temps. Je sais que Louis est rentré de chez Lea et Matisse, que Céleste a pris son bain et que Victoire répète son oral pour demain. Les professeurs qui organisent un voyage en Campagnie en avril de l’année prochaine sont contraints de sélectionner les élèves. Le car ne contient pas assez de places pour tous les candidats au départ. Chaque élève latiniste ou helléniste devait choisir entre cinq rôles ( mythologue, historien d’art, vulcanologue, botaniste, archéologue ou historien biographe). Victoire, comme beaucoup d’autres collégiens, a décidé d’endosser le costume d’archéologue. Cela aurait sans doute fait plaisir au frère aîné de notre grand-mère, François Chamoux, Professeur à la Sorbonne, ayant dirigé les fouilles de Cyrénaïque et de Tripolitaine et dont la petite-fille, Camille, a donné à sa fille le prénom d’Appolonia. Fantôme s’est blessé sur des ronces. Il lèche activement sa patte.
J’allume la télévision et tombe, sans me faire mal, sur la retransmission du concert pour la paix joué dans la cathédrale de Verdun. Mille-deux-cents personnes assistent au concert qui s’ouvre sur le requiem de Mozart et continuera avec celui de Saint Saens que je ne connais pas. Le requiem de Mozart est sans doute, avec le Stabat Mater de Pergolesi, l’un des morceaux de musique sacrée qui me bouleverse le plus. Je ne peux pas écouter cette pièce sans voir défiler devant mes yeux les images du film de Milos Forman « Amadeus »: la lente agonie de Mozart, ce moment de partage incroyable entre Mozart qui dicte et Salieri qui écrit. L’admiration illimitée de Salieri pour le génie de Mozart qu’il a voulu détruire car il le jalousait et en voulait au Créateur de ne pas l’avoir investi lui qui avait fait le choix de lui consacrer sa vie pour le louer d’une manière aussi divine.
Quand nous sommes revenus en tout début de cette année d’un pèlerinage à Metz, ville où mon beau-père et moi sommes nés, lieu de rencontre de nos grands-parents maternels, j’aurais voulu faire une halte à Verdun. La France avait été traversée par plusieurs tempêtes. Le ciel, bas et gris, se confondait avec la ligne d’horizon. Cette découverte de la Meuse aurait été bien triste! Je ne savais pas que la cathédrale de Verdun avait été le premier établissement dédié à la Vierge Marie et l’un des plus anciens d’Europe. Elle a été construite à partir de 990. La lecture des « Pilliers de la terre » de Ken Follet m’a permis, jeune adulte, d’imaginer ce qu’avait pu représenter la vie de plusieurs générations d’artisans autour de l’édification d’une cathédrale au Moyen Age. Les cathédrales ont cela de fascinant qu’elles sont un défi lancé à l’intelligence et au courage de l’homme porté par un foi capable de soulever des montagnes.
Le tympan de la cathédrale Notre-Dame représente le Christ en gloire entouré des quatre Evangélistes représentés sous la forme du tétramorphe: le lion pour Marc, le taureau pour Luc, l’ange pour Matthieu et l’aigle pour Jean. Les vitraux et les verrières ont été pulvérisés lors des bombardements de la première guerre mondiale. Ils ont été remplacés par les oeuvres du maître-verrier originaire de Nancy, Jean-Jacques Grüber. Dans ses deux tours, la cathédrale abrite dix-neuf cloches. Elles ont été coulées entre 1756 et 1955. Seize de ces cloches, couvrant exactement deux octaves, peuvent sonner en volée et constituent la deuxième sonnerie la plus élaborée de France, derrière celle de la cathédrale de Strasbourg et devant celle de la cathédrale d’Avignon.
Je ferme mes yeux. La maison est calme. Je me laisse complètement porter par la musique. Je pense à ces millions d’hommes et d’animaux morts sur le champ de bataille pendant les quatre années de cette première guerre mondiale. Je pense à l’oncle Auguste, l’un des trois frères du grand-père maternel de notre mère. Auguste devait succéder à leur père, confiseur et traiteur, dans le Gard rhodanien, à Pont-Saint-Esprit. Emile, l’aîné mais, en réalité, le quatrième enfant, les trois premiers garçons étant morts chez leur nourrice, agrégé d’allemand, marié à une Vosgienne, tout jeune père d’un petit François, était en poste dans l’Est de la France. Frédéric, le dernier de la fratrie, mal marié, malheureux, vivait à Marseille. Auguste était célibataire. Il était très proche de ses parents. Un problème à la main droite (il ne parvenait pas à appuyer sur la gâchette d’un fusil) l’avait fait réformer au tout début de la guerre. Ecoeuré de voir tant d’hommes prêts à tout pour ne pas partir au front, Auguste avait réussi à tromper le médecin et avait été enrôlé. Il est mort au début de la bataille des Dardanelles. Son père ne s’en est jamais remis. Les deux frères ont porté en eux cette profonde blessure. Dans l’entrée de la maison de famille se trouve un portait d’Auguste dans son uniforme. Il avait un beau regard bleu, droit, doux.
Les notes du Sanctus montent dans la pièce. Mes yeux sont toujours fermés. Je pense à tous ces livres que j’ai lus, ces films que j’ai vus et qui m’ont permis d’imaginer ce que les poilus avaient vécu pendant quatre ans. L’offensive lancée à Verdun en 1916 devait saigner à blanc l’armée française mais les Français ont tenu leurs positions. Dans le si poignant » La vie et rien d’autre » réalisé par Bertrand Tavernier, on découvre des familles cherchant désespérément à retrouver les effets personnels de proches disparus lors des batailles. Ces montres, boutons, lunettes, bijoux, tabatières sont tout ce qui demeure d’une vie. On prend la mesure de tous ces corps jamais identifiés ou retrouvés et de l’énergie déployée par certains officiers pour redonner aux morts leur identité, leur place dans leur famille et que commence alors vraiment le long processus du deuil.
Notre famille a été, par deux fois, confrontée à la complexité du deuil sans restitution du corps. L’oncle Auguste a été enterré quelque part aux Dardanelles. Notre grand-père maternel, après son exécution par les Allemands, dans le camp de concentration de Mauthausen le 29 avril 1944, a sans douté été brûlé. L’absence de corps gèle le deuil, entretient le déni, peut faire basculer dans le fantasme cruel d’un retour toujours possible.
Au moment de l’Agnus Dei, je pense à tous ces malheureux hommes amputés, défigurés, gazés ou ayant perdu la raison ou la mémoire et à tous ceux qui sont morts parfois si loin de leur terre natale et auxquels la France ne reconnaissait même pas la nationalité française. Comment trouver la force des semaines, des mois, des années, de s’extraire à la boue et au froid des tranchées pour se précipiter baïonnette en main sur les lignes adverses? Comment arriver à tuer celui qui n’est qu’un autre soi, un pauvre hère prisonnier d’un conflit dont les intérêts le dépasse et chez lequel on se borne à exciter la fibre patriotique? Comment ne pas avoir envie de fuir, de quitter tout ce sang, ces cris, ces râles, l’odeur de la poudre, du gaz, des corps en décomposition pour retrouver les bras tendres d’une mère, le corps chaud d’une compagne, le rire clair d’un enfant, le confort d’un lit? Comment trouver la force de revenir sur le front après une permission? Comment ne pas être pris de nausée à la vue de camarades d’arme ayant voulu s’arracher à la violence des combats et qui sont fusillés au petit matin pour servir d’exemple, pour tuer dans l’oeuf toute velléité de désertion? Comment ne pas ressentir de la haine à l’égard des officiers retranchés dans les quartiers généraux envoyant les hommes au feu, acceptant de les sacrifier jusqu’au dernier pour maintenir une position?
Ce matin, avec Stéphane, nous avons suivi la cérémonie à Paris. J’aurais aimé que les enfants la regardent avec nous mais aucun n’était partant. Je me suis rappelée n’avoir jamais suivi le moindre défilé du 14 juillet ou la moindre cérémonie commémorant l’armistice du 11 novembre ou celle du 8 mai 1945 avant que notre père meurt. Un père que ma soeur et moi avons vu pendant de longues années revêtir son costume bleu marine impeccable, enfiler ses gants, prendre sa casquette portant des feuilles de chêne et d’olivier et partir déposer des gerbes au pied des monuments aux morts. C’est après sa mort que j’ai commencé à investir ces moments si fortement chargés. Je rejoins Angela Merkel qui aimerait pouvoir fuir les cérémonies consistant à commémorer la fin des guerres. A la fin d’un conflit, il n’y a jamais de vainqueur mais seulement des blessés, des orphelins, des veuves, des terres ravagées, des villes dévastées, des corps forcés et des âmes meurtries. Il n’y a que les grands groupes industriels pour se féliciter des chantiers à venir. Quant aux marchands de canon, ils trouvent vite de nouveaux marchés!
Lors de la cérémonie, nous avons été impressionnés par ces jeunes lycéens scolarisés dans des établissements situés en Seine-Saint-Denis. Avec quel sérieux, quelle profondeur, quelle imprégnation profonde, quelle présence sobre, ils ont dit ces extraits de lettres de soldats ou d’une fiancée après l’annonce du cessez-le-feu! J’étais certaine qu’on ferait parler un Allemand. C’était indispensable pour donner du sens à ce centenaire qui nous a habités pendant quatre ans, qui a fait revivre ce si terrible conflit aux quatre coins de l’hexagone. Une jeune fille lira un texte de Rainer Maria Rilke et je penserai au magnifique « Frantz » de François Ozon.
Après les atrocités de la guerre, on aurait aimé croire en une paix durable entre les hommes de bonne volonté mais, malheureusement, le traité de Versailles sera responsable d’un nouveau conflit dont l’horreur et la brutalité plongeront dans l’oubli les drames de la Grande Guerre.
Même si, comme à son habitude, il a eu un peu de mal à terminer son allocution, Emmanuel Macron prononce un très beau discours. Dans ce texte, une phrase m’a marquée: « Additionnons nos espoirs au lieu d’opposer nos peurs ». Notre Europe est fragile. Nos guerres sont désormais imaginées par des états majors en cols blancs, évoluant dans les open space des immeubles de la City ou des tours de Walt Street. L’Europe peine à se redresser après la crise de 2008 qui est venue nourrir directement les nationalismes et les populismes. Je redoute le départ d’Angela Merkel. Dans la presse, des Cassandre prophétisent une nouvelle crise financière.
Hier soir, nous avons regardé un film américain remarquablement bien interprété « Margin Call » qui raconte, sans jamais la nommer, comment la banque d’investissement multinationale Lehman Brothers fondée en 1850 a déposé le bilan le 15 septembre 2008 à 1h45, emportée par les subprimes. La banque laisse alors une ardoise de 691 milliards de dollars et 25000 salariés sur le carreau. A Wall Street, le Dow Jones plonge de 500 points, sa plus forte chute depuis l’attaque des tours jumelles le 11 septembre 2001. La faillite de cette vénérable institution est à l’origine de la plus violente crise financière et économique depuis 1929. Après que le monde de la finance ait vacillé, c’est toute la planète qui est entrée dans une profonde récession.
Si je lie Grande Guerre et crise financière et économique de 2008, c’est parce que mon ancien directeur de thèse, le professeur Catherine Labrusse-Riou, me rapportait les paroles d’un grand civiliste dont le nom m’échappe et pour lequel c’est à partir de la première guerre mondiale que le monde a basculé dans une frénésie affairiste et qu’on a pu assister au retour du veau d’or. La foi en Dieu a été remplacé par la foi dans le dieu profit. La messe du dimanche a été remplacée par le travail dominical. L’individualisme règne en maître! Même dans une réunion d’aumônerie de lycéens, on peine à mettre en application des notions aussi évidentes que « le partage », « le respect de la parole de l’autre » ou « l’écoute de l’autre ». Nos jeunes ne vivent plus « ensemble » mais « à côté ».
Je n’ai pas de recette miracle pour remédier à cela mais le fait pour une famille de partager ensemble un vrai repas sans téléphone à portée de main, sans télévision allumée, dans une écoute réelle et avec un minimum de respect du temps de parole des uns et des autres devrait pouvoir contrer cette poussée individualiste. Nous approchons du temps de l’Avent, temps placé sous le signe de la lumière et du partage. Amenons nos enfants à davantage s’ouvrir aux autres et à mener des actions solidaires.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Chère Anne-Lorraine,
Merci pour cette belle chronique et le lien du Monde qui permet de relire le beau discours de notre Président. J’aimerais tant trouver les discours prononcés à la Halle de la Villette en ouverture de la Conférence de la paix qui ont été malheureusement si peu diffusés.
« Additionnons nos espoirs au lieu d’opposer nos peurs » avait aussi trouver résonance dans mon esprit. J’y vois personnellement une jeunesse, certes en partie distante des commémorations comme nous l’avons été, mais porteuse de valeurs et pleine de bonne volonté. Puissent les crises annoncées attendre…puissent les âmes de bonne volonté, libres et déterminées, faire le poids contre l’obscurantisme.
Chère Anne,
Je te remercie pour ton gentil message. Cela me fait un si grand plaisir que nous ayons renoué le fil de notre amitié! Je suis une personne extrêmement positive mais, parfois, une forme de peur m’envahit comme on redoute la survenue de l’orage quand de gros nuages noirs s’amoncellent dans un ciel d’août. Cette cérémonie était vraiment très belle! Je t’embrasse