De l’épisode neigeux restent encore des étoiles dans les yeux des enfants et des poches d’eau dans les champs. Les semelles des chaussures ne craquent plus sur la neige dure. Elles ont retrouvé la sensation d’une terre humide et glissante. Près du sapin et sous la toile du trampoline, je guette les premières violettes. J’aime beaucoup ces fleurs à la tige gracile, aux pétales délicats et au parfum délicieux qui me renvoient toujours à une nouvelle de Daudet « Le sous-préfet aux champs ». Quand j’habitais encore Paris, il arrivait que notre maman m’en offre un bouquet. Je crois me rappeler que la poudre de riz de notre arrière-grand-mère maternelle avait une odeur de violette.
Le jour où la neige finissait de fondre sur le plateau, nous avons entendu les grues cendrées passer au-dessus de la maison. Alors que la nuit était déjà tombée, elles continuaient de nous survoler. Je ne les ai pas vues voler. Je n’ai fait que les entendre trompeter avec force. Les oiseaux migrateurs sont fascinants! Les grues cendrées parcourent 2500 kilomètres de l’Afrique du nord au sud de l’Espagne pour regagner le nord de l’Europe. Mais, avec le réchauffement climatique, certaines ont renoncé à leurs grands voyages et ont élu domicile dans le centre de la France et dans le sud de la Vendée. Les grues cendrées d’Asie centrale migrent jusqu’en Ethiopie, en suivant la vallée du Nil, pour y passer l’hiver. La grue est monogame. Elle partage sa vie avec le même partenaire jusqu’à sa mort.
C’est toujours avec la même joie qu’en février et en octobre, je prends le temps de contempler ces grands oiseaux voler au-dessus de nous. Une fois, alors que nous marchions Stéphane et moi avec Fantôme, nous avons vu passer une grue solitaire. Comme je m’en étonnais, Stéphane m’a dit dans un large sourire: « Elle a oublié son sac à main ». J’avais rapporté cette phrase à Muguette que cela avait beaucoup amusé.
C’est assez étonnant la manière dont, parfois, nous avons une conscience aigüe de vivre un instant parfait et le gravons de façon indélébile dans notre mémoire. Voici de longues années, je revenais du centre aéré avec les enfants. C’était un mercredi. Le soleil commençait à se laisser glisser en direction de la ligne d’horizon. La lumière était dorée et douce. Dans la voiture, nous écoutions des chansons de Simon and Garfunkel. Quand j’ai vu les grues cendrées voler, j’ai arrêté la voiture. Avec les enfants, nous sommes descendus les admirer. Leurs cris puissants s’unissaient à la voix de Simon and Garfunkel chantant » The sound of silence ». Dans son grand champ, Baba, l’étalon dont j’ai souvent parlé dans mes chroniques, avait galopé à notre rencontre. Les enfants étaient encore très jeunes si bien que je ne sais pas si, de leur côté, ils ont également conservé ce souvenir d’un moment d’éternité, de communion parfaite avec la nature.
L’an dernier, à la même date, nous nous envolions à Séville. C’était la seconde fois que nous avions la chance de faire découvrir un pays étranger aux enfants. Arrivés à quatre heures du matin à Orly, il faisait nuit quand nous avions décollé et une ambiance feutrée régnait dans l’appareil. La plupart des passagers avaient pu poursuivre leur nuit. A cette époque, déjà, le coronavirus circulait activement mais nous n’y pensions pas. Nous vivions nos derniers moments de totale liberté. Comment aurions pu nous imaginer que nous allions connaître un confinement drastique de plus de deux mois à partir du samedi 14 mars?
Nous avions vraiment adoré Séville que nous avions sillonné de part en part allant d’une église à un marché, d’un musée à un parc et d’un pont enjambant le Guadalquivir à la terrasse ombragée d’un café installé sur une placette. Nous étions si heureux de découvrir en famille le coeur de l’Andalousie. Un an après, je me nourris encore de ces moments vécus ensemble et ai eu amplement le temps de rêver à d’autres destinations.
L’année dernière, nous avions préféré les richesses d’une grande ville au ressourcement d’un séjour à la montagne. Ce soir, les enfants de la zone B seront en vacances. On sent combien les organismes sont fatigués par un manque récurent de lumière et le froid de ces derniers jours. Les enfants vont pouvoir souffler même si, pour les futurs bacheliers, une partie des vacances sera placée sous le signe de Parcoursup. Avant le 11 mars, les jeunes doivent avoir formulé leurs voeux et fourni les pièces demandées. Comme me le disait ma soeur au téléphone, on met en demeure des jeunes de 17 ou de 18 ans de faire preuve d’une maturité équivalente à celle d’un adulte de 30 ans.
Nous avons déjà reçu le planning de l’enseignement hybride du lycée et celui de la restauration scolaire pour le retour en classe le 8 mars. Je suis vraiment heureuse que notre ministère de l’Education nationale ait, après avoir mesuré tous les effets négatifs, voire dangereux pour la santé tant mentale que physique de certains élèves, bataillé ferme pour que les enfants ne soient pas éloignés de leurs professeurs. Dans les lycées, ce sont les élèves de seconde qui ont le plus souvent leurs cours dans leur établissement (je n’aime pas du tout ces termes de distanciel et de présentiel). La situation psychologique d’un grand nombre d’étudiants isolés est terrible. Espérons que dans les mois à venir les choses vont progressivement rentrer dans l’ordre et que nous pourrons tous renouer avec des vies en conformité avec ce que nous pouvons légitimement attendre de l’existence.
Muguette parle toujours de « coryza » à la place de coronavirus et de « confirmation » au lieu de « confinement ». Maintenant que les jours rallongent, il me sera plus facile d’aller lui rendre visite. Hier matin, avant de travailler, Fantôme et moi avons surpris Muguette dans les préparatifs de grand ménage. Elle avait déjà retourné toutes les chaises en chêne massif de la salle à manger et sorti les produits d’entretien. Muguette est essentiellement eau de javel et vinaigre blanc. Un torchon était glissé dans sa ceinture large en cuir. Un ancien cardigan en laine vieux rose de la marque Damart était posé sur le balai. Muguette m’a montré la brosse avec des poils souples qu’elle utilise pour déloger la poussière qui se niche dans les arabesques en bois de son vaisselier. Nous nous sommes assises près de la fenêtre. Je suis toujours saisie par la douce chaleur qui règne chez Muguette. Elle m’a raconté combien Eugène avait été d’une aide précieuse pendant les quelques jours de neige et de grand froid. L’eau avait gelé dans le poulailler et dans l’étable. Muguette avait installé un lit de paille pour les poules de manière à les isoler du froid. Muguette était fatiguée. Malgré tout, l’après-midi, comme il allait faire beau, elle irait gratouiller du « vert » avec son piochon.
Ce matin, nous sommes repassés chez Muguette. Eugène venait de sortir les deux mazagrans. L’eau chauffait dans la bouilloire pour le café soluble. Jusqu’à hier, c’était Eugène qui avait pris soin des moutons, Kiki et Nénette. Eugène a laissé poussé sa barbe et coupé ses cheveux. Il ressemble à un viking. Muguette n’avait pas encore de programme défini pour sa journée. Eugène avait pris froid en travaillant dans des courants d’air. Pépette était venu s’installer sur ses genoux. Muguette portait, sous sa robe de travail, un pull bleu ciel. Je lui disais que cette couleur lui allait à ravir. Bien sûr, elle balayait d’un revers de la main mon compliment.
Mercredi, j’ai eu la joie de découvrir une lettre de Sophie O dans le ventre sombre de la boite aux lettres. Des grains de mimosa séchés se sont échappés de l’enveloppe quand je l’ai ouverte. Je me réjouis de lui répondre mais, déjà, je voudrais lui dire ce que j’ai pensé de la série « En thérapie » dont j’espérais beaucoup à la fois parce que les deux réalisateurs ont beaucoup de talent et aussi parce que tous les acteurs sont remarquables. Je n’ai pas pu aller au bout du premier épisode dont la violence me fut insupportable. J’ai aussi eu beaucoup de mal avec les dialogues qui sont trop « écrits ». Personne, chez son psychanalyste, ne parle avec des termes aussi choisis. Souvent, le patient est silencieux, sa parole est saccadée ou, quand il est bavard, débordé par ses émotions et les mots ne sont pas choisis. Il peut arriver que le patient ait déjà entièrement préparé la séance et décidé des sujets qu’il souhaite aborder avec son analyste. Dans ce cas-là, les mots sont contrôlés. Ensuite, j’ai picoré de-ci de-là dans les 35 épisodes mais, à chaque fois, le même malaise, un sentiment d’étouffer tant l’intimité des personnages est douloureuse. Tout ce que nous traversons depuis presqu’un an peut être déjà si enfermant et anxiogène que je m’étonne que la série remporte un tel succès sur Arte. Le seul personnage qui donne de l’air, apporte des respirations vitales, est celui d’Esther interprétée avec brio par une Carole Bouquet sans fard.
Un soleil encore timide comme un jeune communiant éclaire le plateau. Les éclats de gouache rouge que Céleste a projeté sur les graviers devant la maison pour réaliser son dernier projet en arts plastiques sont du plus bel effet.
Passez une agréable fin de semaine.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner