Chronique autour d’une traversée à deux dans la durée

Samedi prochain, Stéphane et moi fêterons nos vingt-deux ans de mariage. Cela semble si peu au regard des couples qui ont déjà traversé cinquante, voire soixante ans de vie à deux. Les vieux couples m’ont toujours fascinée! Pas ceux qui s’invectivent entre les rayons des centres commerciaux, non, ceux dont les visages portent les mêmes marques et dont les gestes et les regards disent la profondeur d’un amour consolidé par des décennies de joies et d’épreuves. Depuis plusieurs semaines, je reçois au cabinet un homme et une femme mariés depuis deux ans. Leur mariage a débuté sur un accident dramatique qui aurait pu tuer le mari. Les doigts happés dans une machine, il a fourni un effort colossal pour l’extraire. La machine aurait dû automatiquement s’arrêter mais il y a eu un dysfonctionnement. Après l’accident, des semaines d’hospitalisation, de souffrance, un état dépressif, une famille effondrée et une jeune épouse, elle-même très marquée par une trahison paternelle, ne trouvant pas sa place dans son couple et se désespérant de voir son mari reprendre le cours normal de sa vie. En dépassant ensemble ce drame épouvantable, ils se sont fortifiés dans leur amour quand tout les poussait à se séparer. Ils sont encore un peu fragiles mais je sais qu’ils ont envie d’y arriver.

A notre époque, la vie à deux, dans la durée, semble relever du défi. Les couples se séparent assez facilement aux premières difficultés et, très vite, les deux compagnons ont retrouvé un nouveau ou une nouvelle partenaire. La rapidité avec laquelle des gens qui se sont aimés, ont fondé une famille, se séparent et forment un autre couple me trouble beaucoup. C’est en fait une illustration de ce que la nature a horreur du vide, que la solitude est intolérable. Même quand la rencontre amoureuse a le visage d’une re-connaissance au sens platonicien du terme, la vie à deux est compliquée. Le quotidien érode les couples. Les mois de confinement ont fragilisé beaucoup de couples, surtout des couples de citadins qui vivaient à l’étroit dans des appartements, étaient en télé-travail tout en ayant les enfants élèves à la maison. Les femmes ont payé le prix fort car elles ont continué à assumer, le plus souvent seules, les taches ménagères.

Ce qu’il y a de difficile dans le couple longue durée c’est la disparition du sentiment amoureux. Comme c’est triste de ne plus avoir le coeur qui s’emballe à la vue de l’autre, de ne plus chercher à le surprendre, de s’endormir sagement l’un à côté de l’autre car la fatigue tue le désir, de se sentir comme la commode de l’entrée héritée d’une grand-mère bretonne. Dans le couple, c’est souvent le même qui lutte contre l’encroutement, cherche à réveiller les braises et imagine des escapades. Ce qui est triste dans un couple, c’est quand les besoins de tendresse ne sont pas les mêmes. C’est triste de regarder un film en restant à distance l’un de l’autre.

Cette année, c’est Stéphane qui est en charge du restaurant et, de mon côté, j’ai voulu faire un clin d’oeil à notre tour du monde (fin décembre, cela fera 20 ans que nous rentrions) en nous trouvant un endroit insolite où dormir. J’avais pensé à la cabane des pêcheurs près de la petite mare de l’autre côté du plateau mais les gites sont loués et les abords de la ferme seront bruyants. Or, je voulais que la cabane nous serve de cachette pour observer les animaux la nuit. Ce matin, Muguette m’a suggéré que nous allions planter la tente sous l’un des deux hangars en limite de bois et donnant sur un champs qui n’est plus exploité depuis des années. Il lui appartient. Elle m’a promis que nous serions aux premières loges pour voir des chevreuils, des renards, des sangliers et des faisans. L’idée m’a séduite. Je suis allée faire des repérages. Il y a de la paille sous le premier hangar fait en tôles ondulées. Sous le second, de vieux engins agricoles rouillés.

Dans les premières années de notre mariage, je mémorisais les lieux où nous allions dîner le 31 juillet et puis, j’ai fini par ne plus me rappeler. Sans fournir d’efforts, je me rappelle notre premier anniversaire de mariage. Depuis Montbrison, dans la Loire, nous avions été à Roane chez Trois Gros. Stéphane avait réservé une chambre. C’était la première fois que j’allais dans un endroit aussi luxueux. Le lit était assez grand pour accueillir une famille de cinq. Une belle corbeille de fruits était posée sur une table basse. Si le dîner ne m’a pas laissé de souvenir impérissable, si le personnel était trop pressant, nous avions échangé joyeusement avec Michel Troisgros, la chambre était très agréable et le petit déjeuner délicieux. Depuis, je n’ai jamais vu un petit déjeuner aussi incroyable! Une ombre au tableau: à sept heures du matin, le dimanche, le téléphone nous tirait de notre sommeil. C’était ma belle-mère. Son fils devait rentrer toute affaire cessante et s’occuper d’une fuite de fréon dans l’usine…

La deuxième année, nous étions à plus de la moitié de notre tour du monde. Nous étions rentrés du Canada en France et faisions une étape à Paris avant de repartir pour l’Inde et le Népal. Nous avions été dîner à la terrasse suspendue d’un restaurant italien dans le 19ème arrondissement. La troisième année, nous étions sur l’île de Barthelasse, en face d’Avignon. L’ambiance était très agréable: des photophores et du jazz. Ensuite, je perds le fil. Je me rappelle un dîner chez Georges Blanc, à Vonnas, dîner offert par mes beaux-parents. J’étais enceinte de Louis. J’avais aimé l’ambiance très décontractée de l’endroit et la délicatesse du service. Je crois avoir rarement autant mangé de ma vie! L’année dernière, nous célébrions nos vingt et un an de mariage dans un lieu merveilleux: le rendez-vous des pêcheurs. Un restaurant situé au-dessus d’une rivière dans un village ravissant qu’on croirait sorti d’une toile impressionniste. Pas de carte, un menu identique pour tous, des produits du marché et une atmosphère familiale.

Si je voulais énumérer tous les lieux où nous avons été pour nos anniversaires de mariage, il me suffirait de regarder dans mes agendas où tout est consigné: le premier feu de cheminée, la première impression d’été, une dent qui pousse, un mot d’enfant, des week-ends avec des amis ou en famille, une soirée au cinéma, la date d’un écrit de philosophie…

Ces temps passés à deux sont l’occasion de faire un bilan à la fois personnel et de couple. La communication active et bienveillante est le plus sur moyen de tenir la distance. C’est un vrai travail. Ca l’est encore plus quand, dans le couple, l’un des membres a tendance à vouloir fuir l’échange et refuse si fort la confrontation qu’il préfère envisager une séparation. S’agissant du jeune couple dont je parlais au début de ma chronique, la communication est le point sur lequel il doit faire porter ses efforts. Quand son mari lui fait une remarque, cette jeune femme ultra sensible et manquant de confiance en elle a des réactions disproportionnées qui blessent son mari lequel se mure alors dans le silence plusieurs jours durant. Il attend de sa femme qu’elle brise la glace en s’excusant pour son comportement excessif. De son côté, elle s’estime blessée. Pas simple alors d’avancer l’un vers l’autre.

Y-a-t-il une recette miracle pour faire durer les couples? L’amour ne suffit pas. Il faut la volonté de s’inscrire dans la durée et de dépasser les obstacles rencontrés. Les couples que je connais et qui sont les plus heureux ont en commun de se vouer une admiration mutuelle très forte, de s’épanouir chacun dans son domaine, d’avoir continué à grandir dans la même direction, de partager des temps de qualité avec et sans leurs enfants et d’avoir toujours des projets. Il faut être aussi capable, le cas échéant, de pardonner une ou des incartades quand elles ne menacent pas l’équilibre du couple. Je reçois des patientes dont les compagnons ont eu une aventure. Je les aide à comprendre ce qui a pu être à l’origine de cette relation: un manque de confiance en soi, un besoin de se rassurer l’âge venant, un désir féminin anéanti par la fatigue, la mère damant le pion à la femme.  Je les aide à relativiser et à pardonner. Certaines femmes y arrivent plus facilement que d’autres. Dans ma belle-famille, on pratiquait la politique de la transparence la plus absolue. On devait tout se dire. Je n’ai jamais partagé cette approche. Pourquoi faire souffrir son mari ou sa femme en lui rapportant une aventure sans lendemain ou sans conséquence? Quand j’avais une vingtaine d’années, l’un de mes amoureux est revenu d’un voyage de travail en Estonie. Il avait à peine passé la porte que je savais à son air de chien battu que quelque chose n’allait pas. Très vite, il m’a raconté avoir eu une aventure d’un soir avec une très belle Estonienne rencontrée dans une boite de nuit. Plus tard, il devait récidiver avec l’infirmière qui avait accompagné son papa en soins palliatifs. Elle était si belle que les hommes se retournaient sur elle dans la rue et il en était terriblement flatté! Je me rappelle lui avoir dit que s’il n’était pas capable d’assumer ses actes, il ne fallait plus qu’il recommence. Je ne voulais pas à avoir à lui pardonner. Je crois que j’avais été plus blessée qu’il insiste lourdement sur le fait qu’elles étaient très belles que par les aventures en elles-mêmes!

Vingt-deux ans de mariage, noces de bronze. Je ne sais pas où Stéphane a retenu une table. Je voulais une surprise. En rentrant du restaurant, nous prendrons nos douches et marcherons avec notre barda jusqu’au hangar. Fantôme sera triste de ne pas nous suivre. Nous monterons la tente, déroulerons les tapis et les sacs de couchage. Nous pourrons contempler les étoiles si le ciel est clair. Nous nous endormirons bercés par les bruits de la nuit vivante et sentirons l’odeur du foin. On sera à des années de lumière de la nuit de notre premier anniversaire de mariage! Les enfants seront enchantés d’avoir la maison pour eux!

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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