Chronique de l’être corps et âme

Quand j’étais élève de terminale au lycée de la Borde Basse, dans le Tarn, à Castres, j’ai eu la chance d’avoir un remarquable professeur de philosophie: Josette Minet. Je vous ai souvent parlé d’elle dans mes chroniques. Je vous ai raconté, notamment, comment, sans le savoir, sa discipline et elle m’avaient permis de ne pas tout à fait me noyer pendant cette année terrible. Maintenant que, par mon métier, j’amène des hommes et des femmes, des adolescents et des enfants à exprimer leurs émotions, à mettre à jour leurs fragilités, je me rends compte que, jeune fille, je ne parlais pas. Personne n’était au courant de ce que je pouvais vivre. Je ne parlais pas mais j’écrivais dans mes cahiers que j’ai tous conservés. Il m’est arrivé de tourner les pages de celui que je tenais pendant les années du lycée. Ce sont des pages sombres qui reflètent tous les tourments et les interrogations d’une jeune âme qui, sans concession, analyse sa famille en général et ses parents en particulier. Quand on aurait pu penser que je vouais à notre père un culte absolu, mes mots ne sont pas tendres pour lui. Ma tendresse va à notre mère pour sa présence, sa volonté de nous garder hors de l’eau et de nous faire avancer coûte que coûte. Dans ces cahiers que le temps jaunit, dont l’encre passe, pas de place pour des rêves, des projections. Seul le temps présent est consigné mais la nostalgie de l’enfance vite fanée est toujours là, une enfance qui s’est brisée en 1978 quand nous avons quitté la Martinique et avons posé nos cantines, cartons et valises au Mans, en plein hiver.

Notre professeur de philosophie nous avait expliqué que l’homme, en trois temps, avait vu voler en éclats toutes ses certitudes et avait été précipité dans l’angoisse ressentie par celui qui n’a plus la maîtrise de son environnement. Copernic avait privé l’homme de sa croyance en ce que la terre était cet astre fixe autour duquel le soleil tournait. Darwin l’avait amené à ouvrir les yeux sur son ascendance animale. Enfin, Freud lui avait expliqué qu’il était animé par tout un monde souterrain de pulsions dont il n’avait pas conscience. L’homme était tombé du piédestal où il s’était hissé en être dominateur de la nature, des bêtes et de ces races jugées moins nobles. Aujourd’hui, certains pays africains demandent la restitution d’objets de grande valeur qui enrichissent les collections du musée du quai Branly. L’homme blanc, européen s’est senti investi du pouvoir de garder prisonnier sur son sol un patrimoine qui ne lui appartenait pas et dont il estimait que les populations locales ne sauraient pas le conserver, en prendre soin, le valoriser. J’ai, l’an passé, fait la connaissance d’un homme étrange, un ancien officier de l’armée française, durablement en poste en Afrique. Régulièrement, il se rend à Paris et achète à des passeurs des oeuvres d’art qui viennent enrichir son armée personnelle. Il m’a fait penser à cet empereur chinois si mégalomane qu’il avait souhaité être enterré avec une armée complète de soldats en armes et de chevaux modelés dans de la terre cuite. Je n’ai pas senti chez cet homme, déjà d’un autre âge, un quelconque intérêt pour le peuple africain, seulement une passion légèrement malsaine pour ces visages, ces masques et ces bustes travaillés dans différentes essences de bois ou dans du cuivre.

Je ne suis pas une spécialiste de la révolution copernicienne ni du darwinisme. Je vais me concentrer sur ce que je connais le mieux: l’être humain qui s’incarne dans un corps qui n’est pas objet et s’anime par une pensée consciente et inconsciente. Pendant mes longues années de droit, à Paris, j’ai entamé une analyse avec une femme dont je vous ai aussi souvent parlé: un psychiatre et un psychanalyste. Jeune fille, après avoir hésité à entrer en hypokhâgne, elle avait finalement marché sur les traces de son frère qui avait commencé ses études de médecine tout en démarrant une analyse. Cet homme allait devenir le premier psychiatre à ouvrir une maison familiale accueillant des mères fragiles et leurs enfants. Cet homme vit désormais en Haute-Corse avec sa femme et, voici peu, il continuait à exercer car l’île de beauté manque cruellement de psychiatres. Ces années d’analyse ont été le prolongement de ce que j’avais déjà commencé à treize ans en écrivant quotidiennement.

De façon assez confuse, je ressentais que mon rôle dans ma famille consistait à parler, à faire parler, à bousculer, à faire tomber les masques. J’étais la seule qui parlait vraiment. Notre père et ma soeur étaient des natures silencieuses, contemplatives. Notre mère parlait mais son langage était social. Nos parents, chacun pour des raisons différentes, se protégeaient beaucoup. Je voulais qu’on me parle de ceux qui manquaient dans nos arbres de vie: notre grand-père maternel et notre grand-mère paternelle. Cette perte croisée servait de ciment à nos parents. Notre père ne s’autorisait à évoquer sa mère qu’entre deux marées. Il répétait toujours les mêmes choses comme un enfant récite sa poésie. Je restais sur ma fin.

Notre mère ne pouvait pas parler directement de son père. Quand elle était née, le 3 août 1940, il était déjà prisonnier dans un camp. Elle allait avoir quatre ans quand il fut exécuté à Mauthausen. Si elle avait pu parler de lui, cela aurait été pour relayer les souvenirs des autres: sa mère, ses oncles, ses grands-parents. La mort de leur fils aîné dans des conditions aussi douloureuses avait été un tel choc pour ses parents que je doute qu’ils aient souvent parlé de lui à leur petite-fille qu’ils chérissaient tant puisqu’elle était pour moitié de lui. Je voulais que notre mère affronte son passé. Je sentais que c’était essentiel mais elle s’y refusait et, finalement, je ne l’emmenais pas là où elle ne voulait pas aller.

D’instinct, les enfants sont très respectueux de l’histoire parentale. Notre mère désirait ardemment des fils. Des fils qui viendraient faire vivre son père et non faire de son mari un père. Mais, héritière d’une famille de femmes, son désir d’offrir des filles à sa mère l’emporta. Notre grand-mère avait été comblée de mettre au monde une petite fille. A la fin de sa vie, elle en voulait encore à sa belle-mère à laquelle elle prêtait la déception que sa belle-fille ne leur ait pas donné un petit-fils qui aurait, plus tard, perpétué le nom et préservé son histoire. C’est leur second fils, mon parrain, qui leur donna trois petits-fils et deux petites-filles. En tant que première née chez les Willemet, notre mère aurait dû hériter d’Alice, la cloche que ses arrière-grands-parents avaient fait fondre à la naissance de leur première fille mais on lui objecta…que si elle était la première née, elle était une fille. Alice devait revenir au premier fils de son oncle, mon parrain. Bien sûr, cette démonstration ne tenait pas la route. Bien que ma mère soit très attachée à cette cloche que son oncle faisait sonner à midi tous les dimanches, son amour pour sa famille est plus fort. Elle a laissé tomber. Alice reviendra donc à un de ses cousins germains quand j’aurais pu aussi faire valoir mes droits sur Alice…Dans notre famille comme dans tant d’autres, de vilaines choses se sont jouées autour des héritages dont on sait qu’ils font renaître les jalousies, exacerbent les différents modes de vie et font parfois surgir, malheureusement, ce qu’il peut y avoir de plus sombre chez les êtres. Notre mère a toujours été admirable. A la lecture de certaines lettres, je me suis demandée comment elle avait pu être aussi résiliante mais, et c’est l’un de ses traits de caractère, elle n’aime pas le conflit et peut mettre en place une stratégie de fuite facilement exploitable par ceux qui l’ont analysée.

Pour revenir à mes années d’analyse, elles ne m’ont pas empêchée de faire des choix qui me conduisaient à une histoire de répétition et, ensuite, de réparation. Une analyse classique n’évite pas les erreurs d’aiguillage. Une sophro-analyse, oui, car on travaille directement sur la conscience en état modifié et que les compréhensions intellectuelles transitent dans les cellules où elles sont digérées. Encore faut-il se lancer dans l’aventure avant de faire des choix de fond. Mon arbre de vie me prédisposait à rejouer des actes de notre petit drame familial. Je devais faire le choix d’un amoureux  puis d’un mari provincial et renoncer à Paris et à ma première vie professionnelle. Je devais dénouer les noeuds que nos parents avaient laissés intacts. Par moment, j’endossais le rôle de ma mère et parfois celui de mon père tout en étant inconsciemment tenue par les passés lourds de mes deux grands-parents manquants. A l’approche de mes trente ans, je ne savais plus vraiment qui j’étais. Mon prénom était trop lourd à porter. J’étais perdue. Par fidélité à ma mère, pour rejouer la relation mère/fille, j’ai eu deux filles. Ensuite, la voie était libre pour les garçons. Je pouvais enfin explorer cette voie inconnue de moi et, par-là même, faire plaisir à ma mère en lui offrant son second petit-fils. Ma soeur et moi avons eu toutes deux deux filles et un garçon. Nous ne les avons pas eus dans le même ordre mais au final nous avons donné à notre mère exactement le même nombre de petites-filles et de petits-fils. C’est étrange mais je suis assez objective pour constater que je projette plus de choses sur notre fils que sur nos filles. Le fait que de nos trois enfants Louis soit celui dont le caractère est le plus proche du mien facilite le processus.

J’ai récemment lu deux ouvrages essentiels pour qui croit que, dans les familles, nous nous emboitons les uns dans les autres comme des poupées russes et qu’à sa naissance et même avant de naître quand il n’est encore qu’un concept, un désir, l’enfant se charge de la double histoire de ses deux parents. C’est son inconscient qui imprime ces chapitres qui le précédent et, très vite, avant la mise en place du langage, c’est le corps qui pourra dire ce qui ne va pas. J’ai donc lu « le corps de l’enfant est le langage de l’histoire de ses parents » de Willy Barral et « Aïe, mes aïeux! » d’Anne Ancelin Schützenberger.

Quand un patient (je n’aime pas les mots « client » et « sophronisé ») pousse la porte du cabinet, pénètre Ar-Men qui ne sent pas le fuel mais la lavande et n’est pas humide mais bien chauffé, nous passons de longues heures à reconstituer le puzzle familial. Quand il manque des pièces, nous essayons de les trouver ensemble. Le patient est comme un détective qui enquête et va interroger différentes personnes: membres ou amis de la famille. Parfois, il est trop tard. Ceux qui avaient accès aux informations sont morts. Parfois, encore, par l’abandon, les liens ont été coupés avec la famille biologique et certaines pièces du puzzle ne pourront pas retrouver leur place. Pas plus tard qu’hier, une dame est venue me voir. A ce jour, elle ne sait presque rien de l’histoire de sa grand-mère maternelle née en Biélorussie en 1922, arrivée en France via la Pologne avec son mari après la seconde guerre mondiale. Cette dame a vécu jusqu’à sa mort, à l’âge de soixante-dix ans, sous une fausse identité, celle d’une amie biélorusse qui lui avait donné ses papiers. Par peur d’être retrouvée et renvoyée en Russie, elle a refusé le mariage et a toujours fait en sorte de ne pas laisser de traces administratives. Il est évident que cette patiente pourra encore mieux intégrer son histoire maternelle quand elle aura eu accès aux informations tenues secrètes par sa grand-mère. Il est fort probable que cette grand-mère qui parlait cinq langues ait été de confession juive et que son mari, polonais catholique, n’en ait jamais rien su. De cette grand-mère maternelle découlent un sentiment fort d’insécurité affective et matérielle, une tendance marquée à l’embonpoint et une peur panique du conflit.

Pour mettre en lumière l’importance de ce qui peut se jouer avant même la venue d’un bébé, je vais vous parler non pas d’un « cas » ou d’une « vignette »- termes employés par les psychanalystes et les psychiatres- mais d’une histoire. Comme je le fais toujours, les prénoms seront inventés et le sexe des personnes pourra aussi être modifié. Jeanne est la première fille du couple de ses parents. Sa mère a déjà eu une fille, Florence, née d’une première union. Elle a divorcé du père de Florence. Comme la séparation a été compliquée, la mère a toujours voulu protéger Florence car elle craignait qu’elle ne souffre moralement. Après Jeanne naît Louise qui vient au monde avec une pathologie cardiaque très lourde nécessitant des opérations et des soins importants. Jeanne est donc prise en sandwich entre Florence que sa mère sur-protège et Louise dont la santé est vraiment fragile. Jeanne grandit sans qu’on s’occupe d’elle. Elle a d’importants problèmes d’apprentissage et doit à un maître de réussir enfin à lire et à compter à dix ans. Ses parents ne s’intéressent pas à son parcours scolaire. Elle parvient à passer un CAP. Elle rencontre un garçon. Elle quitte la maison et se marie avec lui. Il a la garde de ses deux fils. Jeanne aime beaucoup les deux enfants et s’entend très bien avec le père. Elle attend une petite fille. La grossesse est compliquée. Jeanne prend beaucoup de poids. La naissance est difficile. Le bébé souffre. Jeanne est césarisée en urgence. Son bébé, Jade, présente une pathologie rénale assez lourde. Le bébé sera opéré et fera souvent des séjours à l’hôpital. Les parents de Jeanne ne manifestent aucun intérêt pour leur première petite-fille. Quand Jade a deux ans, Jeanne développe des angoisses qui, progressivement, l’handicapent au point de l’empêcher de travailler. Elle est très déprimée. Là encore, ses parents ne s’en préoccupent pas. Quand Jeanne appelle sa mère, cette dernière ne lui parle que de ses deux soeurs dont la plus jeune vit toujours chez eux et dont aucune n’a construit de vie de couple et, ensuite, se plaint de ses douleurs articulaires. Pas un mot pour Jeanne ou pour Jade. C’est dans ce contexte que Jeanne vient me voir. Elle est lasse. Elle souffre. Elle veut retrouver une vie normale. Je lui explique pourquoi elle fait de la dépression et pourquoi sa petite fille est malade. Inconsciemment, elle s’est construite dans l’idée qu’on était aimé si on était fragile moralement ou physiquement. Elle doit avoir la force de ne plus rien attendre de ses parents et surtout de sa mère. En se libérant de la recherche de preuves d’amour, elle pourra reprendre le cours de son existence et sa petite Jade ira mieux. En quelques semaines, Jeanne sort de ses angoisses, n’appelle plus ses parents, retrouve des missions temporaires et, le dernier bilan pour Jade, en pédiatrie à Tours, est excellent.  Par le truchement des problèmes de santé de sa petite fille et son état dépressif, Jeanne pensait enfin être aimée de ses parents mais elle a compris qu’il n’y avait rien à attendre. Le manque d’investissement parental s’est avéré une force pour Jeanne qui, contrairement à ses deux soeurs, a toujours trouvé l’énergie d’avancer, de dépasser les obstacles et qui a construit un couple et fondé une famille.

Quand Jeanne est venue me trouver, elle était prête à sortir de sa dépression en cessant d’espérer la reconnaissance de ses parents. Elle avait désormais à coeur d’être heureuse pour elle, pour son mari et pour les enfants. Il y a eu beaucoup de larmes pendant nos séances mais leur pratique régulière a permis à Jeanne de reprogrammer son cerveau pour une vie plus sereine.

Depuis deux jours, la neige tombe par épisodes sur le plateau. Ce matin, la nature offrait un vrai visage d’hiver. A Paris, quelques casse-cou skient ou surfent depuis le Sacré-Coeur sur la butte Montmartre. Pas de ramassage scolaire, des conducteurs pris au piège sur la Francilienne, des trains à l’arrêt au milieu de nulle part comme moi au coeur d’une insomnie. Nos cousins canadiens s’amusent devant nos petits soucis de neige! Les enfants sont aux anges. Les filles ont chaussé leurs skis et sont partis sur la route. Une de mes patientes, médusée, les a croisées en repartant. Victoire continue de nous harceler avec son lit à démonter, son matelas à stocker, ce à quoi s’ajoute désormais le bureau hérité de la chambre de Céleste, héritier lui-même de la chambre de petite fille que mes beaux-parents avaient eu la gentillesse d’offrir à Céleste, une chambre dans des tons orange et vert anis qu’avec les années notre aînée a pris en horreur. L’été dernier, Victoire a fait disparaître le plateau vert anis sous trois couches de peinture blanche. Maintenant, elle voudrait un bureau-coiffeuse avec tiroirs!

Tandis que j’étais en séance, les enfants se sont insultés et battus. Heureusement, depuis Ar-Men, on ne les a pas entendus! Pas facile de travailler depuis chez soi le mercredi après-midi! Le soleil réussit à fendre l’épaisse armure nuageuse. Louis s’ennuie avec deux grandes soeurs qui n’ont plus envie de partager ses jeux. Le parfum de ma patiente flotte dans l’air. Il s’unit à l’odeur de la lavande. Juste le temps de me préparer une tasse de thé avant l’arrivée d’une nouvelle patiente et de m’assurer que Céleste a commencé à réfléchir à son devoir de français: « Comment imaginez-vous votre vie dans vingt ans? ». Vaste sujet pour une jeune fille de quatorze ans!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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