Pendant les vacances de Pâques, j’aime beaucoup retrouver la bonne et vieille maison de Pont dans le Gard rhodanien, nos amis, le Ventoux, le marché du samedi, les terrasses des cafés, les marches le long de l’Ardèche, dans les dentelles de Montmirail, le ravissant village d’Aiguèze. Je suis très attachée à la maison qui nous a servi de refuge à notre retour de notre grande voyage de novembre 2000 à décembre 2001. Nos filles ont vu le jour dans le Gard comme leur grand-maternelle était née à Nîmes eu août 1940. J’ai eu de la chance: j’ai pu accoucher à Bagnols. Notre grand-mère avait tellement retenu la venue de son bébé qu’arrivée à Nîmes, les contractions avaient cessé. Notre maman aurait pu naitre dans la maison de famille mais le médecin n’avait pas envie d’assumer cette responsabilité et notre grand-mère ne souhaitait pas que sa propre mère assiste à son accouchement. Pourtant, notre arrière grand-mère, une Vosgienne au caractère bien trempé ayant donné la vie à quatre enfants, avait demandé à son deuxième fils et troisième enfant âgé de 15 ans de mettre de l’eau à bouillir.
A Noël, dans la bonne et vieille maison de Pont, sans Fantôme, que nous venions d’enterrer dans le jardin près du magnolia, j’avais renoncé à mes longues marches le long du Rhône dans le soleil naissant. Pendant de longues années, tous les deux, nous avions marché ensemble saisissant les premiers rayons du soleil sur le sommet du Ventoux et observant les hérons immobiles sur les plages en galets. Sans lui, je n’oserai plus m’aventurer si loin si tôt. Parfois, on entendait le son des cloches accrochées au cou des chèvres se promenant en liberté. Avec Fantôme, je n’avais jamais peur ou alors seulement de croiser des chiens dominants se promenant sans laisse. Fantôme se battait facilement mais avait rarement le dessus. Cela agaçait Louis que Fantôme ne sorte pas vainqueur de ces combats parfois très violents. Une année, nous venions seulement de gagner Molines en Queyras et vidions le coffre que Fantôme se jetait sur un chow chow auquel il manquait une patte avant. Fantôme lui avait croqué un bout d’oreille et le chow chow lui avait profondément entaillé une patte. Le sang coulait sur la neige. Ce genre de combats me faisait très peur. On ne peut pas séparer deux chiens. Deux fois, alors que je tentais de le faire, Fantôme s’était retourné contre moi me mordant l’avant-bras sans me faire mal. Cela n’arrivait que si nous croisions un autre chien dominant non opéré. Fantôme voyait peu de chiens mais il avait une grande amie: Gipsy. Tous deux jouaient jusqu’à ce que Gipsy rendre grâce. Elle a espéré longtemps Fantôme avant de comprendre qu’elle ne le reverrait plus.
Je reprends mon texte commencé hier dans l’après-midi. Depuis que je suis rentrée de Paris dimanche soir avec Victoire, je n’ai absolument aucun ressort. A Paris, j’étais heureuse. Je sentais que mon corps et mon esprit asséchés comme des pruneaux reprenaient des forces. A la seconde où j’avançais en direction de la porte d’entrée trainant ma petite valise sur les graviers, le manque de Fantôme me submergeait et, un poids énorme venait à nouveau peser sur mes épaules. Tout est fatigué en moi: mon squelette et mes neurones. Je sens que dans un monde idéal, je devrais me coucher et dormir. Je suis un peu comme une nappe phréatique mise à mal par les épisodes de sécheresse mais le sommeil remplace la pluie.
Depuis mon retour, j’ai passé plus de temps à prendre soin des miens et de la maison qu’à accueillir des patients ou à m’occuper de moi. Le trio est reconstitué depuis quelques jours. La complicité qui unit les enfants me rend heureuse. Les fortes tensions qui ont pu, par moments, rendre leurs relations électriques, semblent s’être dissipées. Les filles envahissent la tablette de la salle de bains de produits de beauté. Louis, avec sa moto, joue le taxi de ses soeurs. Céleste a commencé ses leçons de conduite. Louis doit passer son code avant d’être autorisé à conduire avec nous. Victoire se concentre sur son bac. Mercredi, j’ai eu la joie de déjeuner avec une amie et, hier, de goûter avec Virginie et sa fille Adèle née un 31 octobre comme notre première nièce. Adèle a hérité des dons artistiques de sa maman. Chez eux, Adèle a son coin atelier où elle peint et dessine. Je suis repartie avec un très beau tableau figurant une fleur blanche. J’ai déjà plusieurs oeuvres d’Adèle dans mon cabinet. La première date du 1er décembre et me représente. J’aime me sentir enveloppée par les photos de mes proches et les dessins de jeunes patients, d’enfants de nos amis ou de nos enfants. La pluie tombe doucement. Les oiseaux piquent les boules de graisse. Ce soir, avec retard, nous allons célébrer les 18 ans de Victoire et de Léa avec les parents de Léa et son amoureux.
La pluie tombe avec délicatesse. Les champs de colza donnent l’illusion du soleil. Les nappes phréatiques ont dû se remplir un peu. Mon dernier séjour à Paris était merveilleux. Le vendredi matin, je prenais le train avec Victoire qui, elle, s’en allait à Lille avec l’une de ses amies passer le concours commun aux IEP de Province. Voici peu, j’ai appris que c’était le directeur de l’IEP de Lille qui était le père de la réforme du bac. En arrivant à Paris, nous avions le temps de passer chez ma soeur qui nous attendait avec un petit-déjeuner. J’étais heureuse d’inviter Victoire à déjeuner au Terminus de la gare du Nord. J’ai toujours aimé l’ambiance animée des brasseries qui nous transforment en personnages d’un film de Claude Sautet. A la gare, le train avait du retard. Deux bagages oubliés dans le TGV. Dans certaines circonstances, on entend le bruit des pages du roman familial se tourner. En voyant Victoire s’éloigner sur le quai avec sa valise, je mesurai tout le temps écoulé depuis sa naissance. 18 années passées tellement vite! Demain, Victoire et Margot seront assises dans d’immenses halls et plancheront toute la journée sur des sujets. Je rejoins ma soeur. Petit tour au musée de Montmartre dont le jardin est si charmant aux beaux jours. L’exposition sur les femmes surréalistes est très décevante. En creux, elle témoigne de ce qu’à cette époque, les femmes devaient rester dans des rôles de muses et de modèles du génie créateur masculin. L’évolution de la société jette un éclairage différent sur le travail de Picasso. Enfin, on consent à voir l’ogre, le vampire, le destructeur.
Samedi matin, je suis réveillée par la pluie tombant dans la cour de l’immeuble, le roucoulement des pigeons et le bruit sourd du métro montant des entrailles de la terre. Tous ces sons s’unissent en une chanson qui m’est familière et à laquelle ne s’attachent que des souvenirs agréables. L’appartement est très calme. Les enfants de ma soeur sont partis hier. Nous décidons d’aller découvrir les toiles de Françoise Pétrovitch au musée de la vie romantique. Vrai coup de coeur pour le travail de cette artiste sensible et modeste qui aime à représenter les tourments des adolescents suspendus dans cet entre-deux qu’est ce passage entre l’enfance et l’âge adulte. Le plus souvent, les adolescents sont peints les yeux clos de manière à saisir tout ce qui se joue dans l’intimité de leurs pensées et dont, pourtant, rien n’est dévoilé. Chacun peut y mettre ce qu’il souhaite de sa propre histoire.
Pressée par le temps, je laisse ma soeur et marche d’un pas vif en direction du métro Saint Georges dont je ressors à Notre-Dame-des-Champs. Je traverse au pas de charge les allées mouillées du jardin du Luxembourg. Pas le temps de m’émouvoir devant le marchand de masques. Notre maman m’attend là où, en hiver, une dame vendait des marrons grillés. Bras dessus bras dessous nous allons rencontrer la famille Monet en entrant dans la collection de Léon. Toujours essentiel d’en passer par la famille pour appréhender un être dans toute sa vérité complexe. Les couleurs sont souvent ternes et crayeuses: la faute à l’invention de couleurs industrielles que le papi des enfants détestaient tant qu’il a consacré de longues années de sa vie à retrouver les secrets des couleurs anciennes. Stéphane a pris le temps de recueillir ce savoir. Quel trésor! Moment très agréable dans une petite crêperie où la dame fait des crêpes depuis 38 ans. Promenade dans le quartier. Promenade dans les souvenirs. Paris change mais mon attachement ne prend pas une ride. Ma soeur m’emmène au Lutétia. Le Joséphine est bondé en attente d’un live. Nous nous installons à l’étage au bar Aristide dans une ambiance ultra feutrée. Le Lutétia occupe une place particulière dans notre famille. Je n’y étais jamais entrée. Ma soeur m’offre un très beau moment. Je rentre seule. Elle file, tout de noir vêtue, assister à la dernière de la pièce Un président ne devrait pas dire ça donnée au théâtre Libre, boulevard de Strasbourg et, ensuite, partager un verre avec la troupe et le directeur du théâtre. Je m’endors après avoir terminé le livre si poignant de Gérard Garouste et Judith Perrignon L’intranquille que j’ai le regret de ne pas avoir lu avant de découvrir son travail à Beaubourg l’hiver dernier.
Dimanche, je me glisse sans bruit dehors. Je ne sais plus dormir. Je grimpe jusqu’au Sacré Coeur. La messe de sept heures vient de se terminer. Je m’installe et écoute les religieuses chanter le Christ ressuscité. Dehors, de jeunes noctambules chantent en croquant dans des croissants. Place du Tertre, les peintres ne sont pas encore installés mais dans les restaurants, déjà, on s’active. Je pousse la porte du café Francoeur où Céleste a désormais ses habitudes avec ses amis du quartier. Le patron porte une chemise en liberty. Les serveurs sont très accueillants. Deux mamans rentrent avec quatre enfants dont deux petits ne marchant pas encore. Je sors mon carnet noir et mon stylo-plume à l’encre verte. A mon âge, on sait précisément ce qu’on aime, ce qui nous manque. Identifier ses manques est important mais si on ne peut pas les combler, cela peut alors sembler inutile, voire frustrant. Dés que j’écris depuis Paris, les personnes qui ont la gentillesse de me lire m’écrivent qu’elles me sentent plus légère, épanouie, joyeuse. Le lieu où on se sent le mieux, le plus à sa place, le plus vivant peut-il être aussi celui qui nous fragilise, nous met en danger? A Paris, une partie de moi l’était mais à la campagne, une partie est éteinte. Les cafés me manquent tellement depuis que nous vivons sur le plateau. Hier, en cuisinant, j’entendais que, durablement, le nombre de bistrots s’était écroulé en France. Ils étaient 500 000 en 1900, 200 000 en 1960 et moins de 36 000 en 2010. Mais, en 5 ans, leur nombre a augmenté de 20%. La France comptait à nouveau plus de 41 000 troquets au 1er janvier 2018. Des zincs « multi-services », des bars à thèmes, des cafés-concerts s’ajoutent au traditionnel troquet de quartier et à la buvette locale. Ce chiffre doit certainement être revu à la baisse. Le covid est passé par-là. Dans le village, nous avons bien un café mais il est sur la place. On ne peut y aller qu’en voiture. Je ne m’y sens pas à l’aise comme j’ai pu l’être à Paris où j’ai toujours eu un café où j’avais mes habitudes. Je n’ai pas envie de prendre ma voiture pour aller au café.
Ma soeur me rejoint pour un café. Puis, nous gagnons le Petit Palais où nous entrons de plain pied dans l’univers à la fois intime et publique de Sarah Bernhardt dont ma soeur connait déjà très bien l’histoire. C’est pour elle que Cocteau avait inventé le terme de « monstre sacré ». Je ne sais presque rien de cette comédienne si ce n’est qu’elle s’amusait à dormir dans un cercueil, a subi une amputation de la jambe et possédait un fort parfaitement austère à Belle-île, près du phare des Poulains, que j’ai découvert par une nuit de tempête avec l’un de mes amis. J’ignorais comment elle avait su promouvoir sa carrière par des campagnes de communication et de publicité très avant-gardistes, sillonné la planète, été directrice de théâtre, s’était fait construire un hôtel particulier plaine Monceau, avait été amoureuse de Louise Abbéma, eu un enfant, Victor, du prince de Ligne, multiplié les aventures, eu recours à la chirurgie esthétique, avait joué au front pendant la première guerre mondiale, soutenu Dreyfus, qu’elle peignait et sculptait, lancé Mucha qui réalisait les affiches de ses pièces et qu’un million de spectateurs avaient formé un cortège d’honneur au convoi funéraire la menant au Père-Lachaise. En écoutant des enregistrements de sa voix, je me suis demandée comment elle avait pu devenir si célèbre. Elle a une voix de crécelle épouvantable. Sur l’un des cartels, j’ai lu qu’après que le critique Albert Wolf lui ait reproché ses activités multiples, Emile Zola avait pris sa défense sur un ton humoristique et écrit : « Qu’on fasse une loi tout de suite pour empêcher le cumul des talents! ».
Nous glissons du Petit Palais au musée Maillol en longeant la Seine et en remontant le boulevard Saint-Germain en direction de la rue du Bac. Pas de file d’attente mais beaucoup trop de visiteurs se pressant devant les photographies d’Elliott Erwitt. Le jeune homme de 94 ans a supervisé lui-même l’installation des photos. Nous sommes fascinées par l’humilité et la joie de vivre de cet immense photographe qui a eu la chance de trouver sa voie et d’en vivre très jeune. C’est Capa qui lui a offert de rejoindre l’agence Magnum en 1953. Elliott Erwitt a voyagé aux quatre coins du globe emportant toujours deux appareils: un Leica et un Rolleiflex. Pour son travail personnel, il utilise le noir et blanc et pour les commandes la couleur. Il a beaucoup photographié les enfants, les chiens et les naturistes. Tout en étant capable de saisir avec sérieux la tragédie du monde, il conserve toujours aussi un oeil optimiste sur l’humanité. Il n’est ni blasé ni cynique ni autocentré. Voici un homme qui ne se prend jamais au sérieux mais sait faire preuve de sérieux quand il le faut.
Un déjeuner tardif dans un petit restaurant japonais et nous retrouvons Montmartre. Victoire nous rejoint. A 20h00, le train s’ébranle. Clap de fin sur trois jours riches comme je les aime. Maintenant, la pluie a cessé. Demain matin, à 7h50, c’est Céleste qui repartira à Paris. En ouvrant la porte de la chambre de Victoire, je ne trouverai pas les deux soeurs étendues dans le grand lit et regardant chacune une série différente sur l’écran de son ordinateur. Finis aussi les papiers de bonbons roulés en boule.
Avec un peu d’avance, un bon premier mai.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner