Chronique depuis le plateau gris et humide

La semaine passée, impossible de plonger en moi pour trouver ma musique intérieure, pas un seul instant propice. Avec un plateau toujours décoloré, un ciel blanc ou brumeux, des sentiers glissants et une herbe boueuse, l’inspiration me manquait. J’avais essayé à plusieurs reprises de laisser mon esprit filer avec les nuages au-dessus du plateau mais, très vite, il était revenu au port ne rapportant rien dans ses filets qui me permette d’allumer la mèche, de créer l’étincelle qui invite les notes à entrer dans la danse. Pas simple de nourrir un texte quand les semaines sont presqu’uniquement dédiées au travail, aux enfants, aux animaux et à la maison.

La semaine passée, un soir, étendue sur le tapis qui a longtemps dormi dans la bonne et vieille maison de Pont, dans le Gard rhodanien, je contemplais les magnifiques poutres que les grands travaux de Stéphane en 2005 avaient permis de mettre à jour. Je songeais à cette époque où la maison était une étable attenante à la ferme qui se situe non loin et où seules des vaches paisibles vivaient. Je tendais l’oreille pour essayer d’entendre leurs meuglements. Je pensais à cette dame, Simone, qui vient acheter des oeufs à Muguette toutes les semaines et qui avait été vachère ici. Comme Muguette, elle devait avoir eu un trépied sur lequel elle prenait place deux fois par jour pour la traite. Toujours étendue sur le tapis, mes yeux fixaient l’épaisse couche de poussière reposant sur les poutres. Je n’arrivais pas à me rappeler quand, pour la dernière fois, Stéphane m’avait aidée à les nettoyer.

La mémoire étant un petit animal étrange, la poussière me renvoyait à l’un des plus beaux spectacles qu’il m’ait été donné de voir: « Elle et lui » écrit et interprété par Michel Boujenah. J’étais avec ma soeur. Le spectacle se donnait au théâtre gymnase Marie-Bell, à Paris. La salle était comble. Pendant plus de deux heures, nous étions passées du rire aux larmes. Michel Boujenah était seul sur scène. Quand il devenait elle, il tournait son chapeau sur lequel apparaissait une fleur. Si je pensais à ce spectacle si drôle et émouvant, c’est parce que Michel Boujenah faisait parler une vieille femme dont presque toute la famille avait disparu dans les camps de concentration. Elle refusait d’enlever la poussière car elle y voyait les cendres de ses proches. Michel Boujenah est un comédien fabuleux qui excelle dans l’improvisation et dont la générosité est immense. Adolescente de quinze ans, il m’avait fait fondre dans le délicieux film de Colline Serreau « trois hommes et un couffin ».

Quand nous sera-t-il donné de retrouver les salles de spectacle, de nous installer confortablement dans un fauteuil tendu de tissu rouge avant de nous laisser emporter par la magie des comédiens, des musiciens, des mimes ou des danseurs, de vivre des parenthèses enchantées, des bouts d’imaginaire taillés dans la toile du réel? Quand pourrons-nous, à nouveau, déambuler dans les musées, aller voir un film, boire un verre à la terrasse d’un café, dîner dans un petit restaurant de quartier? Comme nous sommes tous assoiffés de culture et de temps de partage léger! Toujours étendue sur le tapis de la mezzanine, parfaitement étrangère à ce qui se passait dans la maison, je me rappelais nos dernières sorties: un spectacle hilarant donné par la bande des « Fouteurs de joie » en février, « Antoinette dans les Cévennes » en septembre et la magnifique exposition sur l’âge d’or danois au Petit Palais, avant les vacances de la Toussaint dans le Finistère. C’est étonnant comme ces souvenirs semblent, désormais, à appartenir à une époque qu’on pourrait penser résolue. Après l’exposition sur la peinture danoise, ma soeur m’avait invitée à déjeuner dans un restaurant du Marais que nous affectionnons particulièrement « Le Petit Thaï ».

La pluie s’est abattue avec constance sur le plateau presque toute la journée. Je n’ai pas pu aller voir Muguette mais, samedi, nous avons passé un bout de l’après-midi ensemble. Sur la table de la cuisine, je découvrais les jacinthes blanches que je lui ai offertes avant Noël. Elles étaient maintenant presque complètement épanouies. Muguette était assise sur le banc, ses mains déformées et douloureuses posées sur le dessus du radiateur en fonte, le visage tourné vers la fenêtre. Muguette appréciait pleinement la douceur des rayons du soleil. Pépette n’avait pas quitté le canapé. Les cheveux de Muguette avaient poussé depuis la coupe militaire d’avant Noël.

Nous avons ri de cette mode désormais parfaitement dépassée des napperons en dentelles ou faits au crochet qu’on trouvait autrefois dans les appartements et les maisons. Muguette m’a raconté que l’une des dames chez laquelle elle faisait du ménage avait une table basse avec un dessus en verre. Toutes les semaines, elle glissait sous le verre qu’il fallait manipuler avec soin et sur lequel, invariablement, on laissait la trace de ses doigts, des napperons différents. La dame était maniaque et les napperons devaient être alignés au cordeau. Je crois que la dernière fois que j’ai vu de telles napperons, c’était dans un hameau, dans le Tarn. Une vieille dame adorable qui possédait des chèvres en tricotait. Je faisais rire Muguette en lui confiant que cela faisait très longtemps que j’aimerais faire une couverture constituée de carrés de laine de différentes couleurs ou en patchwork. Muguette doutait de ma capacité à mettre mon projet à exécution.

Muguette m’a confiée un pan de sa vie dont j’ignorais encore tout. Après les dix années passées à la ferme, mariée avec André et maman de deux fils que seuls onze petits mois séparaient, Muguette avait accueilli pour le compte de la DASS une fratrie de trois enfants: une soeur et deux frères. Le plus jeune avait trois ans. Ils avaient été retirés à leur mère qui se prostituait. Les enfants avaient vécu cinq ans avec Muguette et les siens. Elle me racontait combien, au début, il avait été difficile de donner une douche au plus jeunes des enfants qui n’avait encore jamais été lavé intégralement. Les cinq enfants s’entendaient à merveille. Ils dormaient à l’étage. La grande soeur était une excellente élève. Les enfants s’épanouissaient dans cette maison où Muguette confectionnait toujours de bons repas, des gâteaux et des confitures, où les chiens, le chat, les oiseaux, le cheval et les moutons apportaient beaucoup de joie, les draps sentaient toujours bon, les légumes venaient du potager et les fruits du verger et l’ambiance était légère. Un jour, une assistante sociale était venue chercher la fratrie. La maman avait réussi à se sortir de la misère. Elle s’était mariée. Son mari et elle partaient vivre à Toulouse. Muguette, son mari et leurs deux fils étaient restés inconsolables pendant de longues semaines. J’imaginais le vide qu’avaient pu laisser les trois enfants dans la famille. La fille aînée travaille à l’aéroport de Blagnac. Ses deux frères ont eu plus de mal à trouver un équilibre dans la vie.

Il bruine et la brume tient encore dans ses bras les contours du plateau. La pluie, sur les fenêtres, donne du monde extérieur une vision brouillée. Céleste est déjà rentrée du lycée. Louis passera la porte un peu avant 13h00 et demandera : »on a quoi pour le déjeuner? ». Quant à Victoire, j’irai la chercher avec Léa à la descente du car à 14h00. La machine à laver la vaisselle a fini de tourner. Le petit chat dort sur le lit martiniquais. Fantôme, lui, est roulé en boule sur un coussin dans l’entrée. Une patiente sera bientôt là. Un mercredi ordinaire dans la vie d’une famille à la campagne.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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