Chronique d’un éternel retour après une grande respiration dans le Finistère sud

Hier, dimanche, je suis allongée sur le tapis dans une tenue très hygge (prononcez « hugueu »). Céleste est assise sur le canapé. Ses yeux sont rivés sur son son Ipod dont la vitre se lézarde de plus en plus tel un mur grignoté par le salpêtre. Ses longs cheveux dorés cascadent sur ses épaules. Sa peau de porcelaine s’est teintée de rose. Le bon air iodé de la Bretagne. Etendue sur un tapis d’Orient dont je ne sais pas s’il est turc, afghan, iranien ou pakistanais mais dont je connais la douceur, la provenance maternelle et les tons chauds, j’écoute le Stabat Mater de Dvorak. Le dimanche soir, j’aime bien suivre les concerts retransmis par Arte. Céleste est plus sensible aux robes et aux coiffures des musiciennes et des chanteuses qu’à la musique. Louis essaie de deviner la langue dans laquelle le Stabat mater est chanté. Victoire, elle, se délasse dans un bain. Un papa est parti chercher un dîner dans l’un des temples dédiés à la mal-bouffe. Fantôme est étendu au pied de l’escalier. Sa tête repose sur la première marche. Je me demande s’il aime le latin. C’est une agréable fin de dimanche. Dans ma tête, tout est à peut près en ordre. J’ai attaqué la quatrième machine de linge à laver. Stéphane en a déjà repassé une partie. La maison sent bon. Les enfants ont fait leurs devoirs. Une odeur de crêpe flotte dans l’atmosphère.

Je savoure ce moment de détente et m’amuse à compter mes vertèbres sur le tapis. Samedi matin, avant de lever l’ancre, avec Stéphane, nous avons été marcher encore une fois le long de la grande plage de l’île-Tudy face au soleil levant, un soleil aux rayons un peu timides. Dans le ciel, à la surface de l’océan, sur le sable humide de la plage, dans les mares du polder, des bandes grises, roses, jaunes et mauves. J’ai décidé de ne pas pleurer l’Atlantique, le bout de la terre, promesse de tous les possibles. Nous nous sommes quitté sans tristesse. Nous nous sommes quitté pour mieux nous retrouver. Dans cet au revoir se glisse toujours chez moi une pointe d’incertitude liée à la crainte de partir trop vite, trop tôt, brutalement emportée comme l’étaient autrefois les marins qui ne savaient pas nager par une vague plus violente qu’une autre.

La mort fait partie de ma vie. Je pense à elle tous les jours. Ce n’est pas la mort que je redoute. Ce que je redoute, c’est que la mort me saisisse trop tôt avant que j’aie pu vraiment m’accomplir. Mais s’accomplit-on jamais tout à fait? Ne restent-t-ils pas toujours des espaces vides, des rendez-vous manqués, des terres à explorer, des fruits inconnus à goûter, des promesses non tenues comme autant de points de suspension dans la lettre d’un être trop pudique pour y mettre des mots?

A Pont l’Abbé, capitale du pays bigouden, le deux novembre, où nous nous promenions avec Stéphane sans les quatre enfants, sans nos mamans respectives parties en mission « langoustines-bar-daurade », sans Fantôme, j’ai acheté un numéro du journal « La Croix ». En général, je le lis une fois par semaine, plutôt le dimanche. Jour des défunts oblige, un très bel article est consacré à la mort, à la manière dont les français l’appréhendent. Je découvre l’existence d’une femme dont je n’avais encore jamais entendu parler, Etty Hillesum. Dans son journal, quelques mois avant de mourir en déportation, elle écrivait: « J’ai réglé mes comptes avec la vie, il ne peut plus rien m’arriver (…). En disant, « j’ai réglé mes comptes avec la vie », je veux dire: l’éventualité de la mort est intégrée à ma vie; regarder la mort en face et l’accepter comme partie intégrante de la vie, c’est élargir la vie. A l’inverse, sacrifier dés maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l’accepter, c’est le meilleur moyen de ne garder qu’un pauvre petit bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie. Cela semble un paradoxe: en excluant la mort de sa vie on se prive d’une vie complète et en l’y accueillant on l’élargit et on enrichit sa vie ».

Parfois, il arrive qu’en lisant un texte, on se dise: « j’aurais pu l’écrire » tant ce qui est exprimé par un autre que nous est le reflet de ce que nous pensons, ressentons au plus profond de nous-mêmes. C’est ce que j’éprouve à la lecture de cet extrait tiré du journal d’Etty Hillesum. La mort fait partie de ma vie depuis que je suis née. Ma mère, à ma naissance, n’a t-elle pas pensé: « en donnant la vie à ma fille, je la condamne à l’expérience de la mort ». Ma mère qui, dans la chambre de la maternité, voyait dans les rideaux des faire-part de décès. Cette présence de la mort m’a ensuite été léguée par notre père. La mort est très forte dans la culture bretonne. Notre mère n’a pas connu son père, mort en déportation quand elle avait quatre ans. Notre père a perdu sa mère quand il avait vingt-deux ans. Les ombres de ces deux grands absents ont certainement contribué à rendre la mort particulièrement présente dans notre famille.

En me documentant sur Etty Hillesum, j’apprends qu’elle était née aux Pays-Bas en 1914 dans une famille juive libérale. Sa mère avait dû fuir les pogroms russes en 1907. Etty avait deux frères Jaap et Mischa. Titulaire d’une maîtrise de droit, elle poursuivit des études de russe et gagnait sa vie en l’enseignant. Elle entreprit une thérapie avec Julius Spier de trente ans son aîné. Ils ont entretenu une relation très forte. Etty, dans son journal, retenait la date du 3 février 1941, celle du début de sa thérapie avec Julius Spier comme celle de sa naissance. Etty meurt le 30 novembre 1943 à Auschwitz comme ses parents et Mischa. Jaap, lui, ne survivra pas à l’évacuation du camp de Bergen-Belsen en 1945. Après avoir vécu loin de Dieu, Etty se rapproche de la foi chrétienne qui va se renforcer et, jamais, malgré les crimes les plus odieux dont elle est le témoin, elle ne doutera de Dieu et de l’Homme.

La mort fait partie intégrante de la vie. Il ne sert à rien de la redouter. Ce qui compte, c’est de bien vivre, de mettre à profit une vie pour essayer d’être digne de cette grâce qui nous a été faite. La vie est un don. Notre fils, Louis, qui aura dix ans le vingt-trois novembre, nous dit souvent qu’il a de la chance d’être en vie, qu’il est heureux que nous lui ayons donné la vie. Quand Louis exprime cette joie profonde d’être né, de faire partie de la grande communauté des vivants, une partie de moi frissonne car Louis aurait pu ne pas être là. Son papa qu’il aime d’un amour si profond, avec lequel il fait preuve d’une si grande tendresse comme, parfois, d’une redoutable dureté, n’était pas, contrairement à moi, désireux de fonder une famille élargie. Avec ses deux filles, il était heureux. Louis est né parce que, par amour, Stéphane n’a pas pu me dire non. J’avais, au début de notre rencontre, consenti à renoncer à Paris, à ma première vie enfin sédentaire, à mes repères forts, à une ville qui m’apportait tout ce dont j’avais besoin pour déplier mes ailes, me sentir exister pleinement, il ne pouvait pas me demander de revoir à la baisse mon désir profond d’une grande famille. Dans mon coeur et dans mon corps, je m’étais préparée, dés l’adolescence, à porter, mettre au monde et conduire jusqu’à leur autonomie quatre enfants. Quand je regarde des photos, je sais qu’il manque un enfant. Notre magnifique Fantôme aussi tendre soit-il ne peut pas le remplacer.

LE HUITIEME JOUR
DE JACO VAN DORMAEL
DANIEL AUTEUIL
PASCAL DUQUENNE

Louis est très malheureux et même en colère quand il comprend qu’on peut prendre la décision de ne pas conserver une vie. Je me rappelle un échange très vif entre ses deux soeurs et lui s’agissant des couples qui décident de ne pas mener à bien une grossesse quand le bébé à venir est porteur d’une malformation. Ses soeurs comprenaient que ce soit très compliqué de donner la vie à un enfant différent. Elles se situaient tant du point de vue des parents que de celui de l’enfant qui aurait à apprendre à vivre avec une société terriblement dure avec ceux qui sont hors cadre. Une société si glaciale qu’une future mère qui porte un enfant trisomique se voit taxée d’égoïste, d’irresponsable, de mauvaise mère pour ses aînés car elle refuse d’interrompre sa grossesse. Céleste et Victoire allaient plus loin en disant que si cela leur arrivait plus tard, elles ne savaient pas ce qu’elles feraient. A ces mots, Louis s’était laissé déborder par ses émotions. Il avait crié que c’était horrible, que toutes les vies avaient la même valeur, qu’on n’avait pas le droit de priver un enfant de sa naissance.

Le Stabat Mater touche à sa fin. Toujours étendue sur le tapis, je pense à notre séjour dans le Finistère. Comme il y a des Indes, il y a plusieurs visages en Bretagne. Le Finistère est vraiment particulier, si différent du Morbihan ou des côtes d’Armor. Cette année, nous avons deux de nos trois enfants, notre neveu, Valentin, ma deuxième filleule Pauline, une grand-mère et une mamie. Quand Céleste me fait part de son projet de rester une semaine à Vannes chez Alex qui y a récemment déménagé avec sa famille, mon coeur se serre mais je comprends qu’elle ait envie de profiter de son amie. Ma mère n’est pas retournée dans le Finistère depuis plusieurs années. Si elle n’avait pas succombé au charme d’un Quimpérois, je ne sais pas si elle se serait jamais intéressée à ce bout de terre si lointain qu’en 1865, le premier Paris-Brest mettait  dix-sept heures pour faire le trajet! Quant à la mère de Stéphane, elle n’a jamais eu l’occasion de découvrir cette partie de la France. Les parents de mon mari étaient des méditerranéens dans l’âme, des adorateurs du dieu Râ. Ils aimaient les criques ombragées par les pins à Porquerolles, en Corse, en Sardaigne ou en Croatie. La seule escapade qu’ils avaient tentée sur la façade atlantique, sur l’île de Ré plus précisément, n’avait pas duré plus d’une nuit. Ma belle-mère aimait dévorer des livres au soleil, mon beau-père peindre des aquarelles et leurs enfants pêcher dans une eau chaude et claire. Quand ils ne s’adonnaient pas au bonheur d’un été au bord de la Méditerranée, ils couraient les musées européens, friands de peinture italienne et flamande. Venise est leur ville, celle où mon beau-père s’installait pour peindre plusieurs mois dans l’année avant de retrouver une forme d’austérité solitaire dans son grand atelier de la Bresse. Nos enfants rêvent de découvrir Venise!

Six jours, cela passe si vite! Valentin, notre neveu, ne connaissait pas encore le Finistère de son grand-père maternel. De la Bretagne, il n’avait vu que le Morbihan, Port-Blanc et la petite île aux Moines. Pauline est désormais habituée à l’île-Tudy. Victoire et Louis sont ravis de retrouver la maison et la grande plage avec toute sa vie marine à marée basse. L’année passée, à la Toussaint, le bon Volvo avait refusé de nous y conduire et après réparation des injecteurs, nous avions été passer quelques jours en Seine-Maritime, à Varengeville-sur-Mer. La douceur normande n’avait pas réussi à séduire un trio déjà pris par la puissance tellurique du Finistère.

A Vannes, le début du séjour de Céleste est laborieux! Elle envoie des messages à son papa dans lesquels elle le supplie de venir la chercher car elle ne mange rien et ne dort pas…C’est la première fois que Céleste va passer quelques jours chez Alex. Je lui écris qu’elle va s’habituer, que c’est normal au début de ne pas très bien dormir dans un endroit qu’on ne connaît pas. Comme Alex a un gros rhume, j’imagine que dans son sommeil sa respiration, forte, dérange Céleste qui a le sommeil d’une princesse aux petits pois. Tout le lundi, elle bombarde son père de messages de plus en plus désespérés. Le lendemain, elle continue sur le registre des repas et je me décide à écrire à la maman un message aussi délicat que possible pour lui faire part des problèmes alimentaires de notre aînée…Tout rentre dans l’ordre. Nous n’avons plus de nouvelle de Céleste! Son absence permet à Victoire de se montrer sous une facette plus drôle. On note moins de tensions entre la cadette et le benjamin. Autre constat: nous achetons moins de pain! Le pain étant l’aliment de base de Céleste!

Sur les grandes plages du Letty, de la Torche ou encore de l’île-Tudy, Stéphane organise des séances photos avec les enfants qui se prêtent de bonne grâce à toutes ses demandes. Le quatuor se passionne pour le musée de la pêche dans la Ville Close de Concarneau. La vie des pêcheurs à bord de l’Hémérica, l’un des derniers chalutiers classiques à pêche latérale, intéresse beaucoup notre quatuor. En me promenant sur le bateau, je repense à ce roman puissant que j’ai lu l’été 2016, « le grand marin » de Catherine Poulain. Un roman magnifique sur la pêche en Alaska. Le musée du bord de mer à Bénodet avec ses maquettes de navires, ses cartes marines et ses petits films sur la pêche ou la navigation plait beaucoup aux enfants.

A Quimper, nous flânons dans des ruelles pavées libérées des voitures, admirons les flèches dentelées de la cathédrale Saint Corentin, les maisons colorées se réfléchissant sur l’Odet, les étals du marché sous les halles, arpentons les deux niveaux de l’incroyable magasin « Bouchara », déjeunons de galette à la farine de sarrasin et de crêpe à la farine de froment et méditons entre les allées du si poétique et tropical jardin de la retraite.

Sur la plage de la Torche, on apprend à pratiquer le surf. Louis et sa mamie se lancent à l’assaut des flots. Au début, encore un peu habillés et, ensuite, dans une tenue plus légère. A Penmarc’h, je monte avec Valentin et Louis les deux-cents-quatre-vingt-cinq marches du phare d’Eckmül. Après une journée magnifique, le brouillard tombe sur la côte déchiquetée. Depuis le phare, on ne discerne plus rien. Je pense au film « l’équipier », à ce rêve que j’avais de connaître la vie dans un phare en pleine mer, un « enfer » et d’y écrire portée par la force de l’océan, parfois si calme parfois si déchaîné. Les cimetières offrent une explosion de chrysanthèmes. A Saint Evarzec, une pensée pour ma grand-mère paternel et mon père, réunis dans cette terre bretonne après trente-cinq ans de séparation. De grosses boules d’hortensia résistent encore à l’automne. Dans les chemins creux, la lumière dorée éclaire les feuilles rousses, jaunes et brunes des châtaigniers, des chênes et des hêtres. Sur la jetée du bout de l’île-Tudy, en face de Loctudy, on se croirait dans la ville australe de Punta Arenas, en Patagonie chilienne. Ici, le cidre est en pression. Paris semble une autre planète. Les morts sont en paix. Le Finistère apaise autant qu’il ressource.

Le jour d’Halloween, le quatuor, déguisé, maquillé, délicieusement terrifiant, part frapper aux portes des maisons éclairées. Ils ne sont pas les seuls. Nous croisons des grappes d’enfants à pied ou à vélo. L’accueil est toujours très chaleureux. Les maisons sont décorées et les adultes sont grimés. La pêche est bonne. Les enfants rapportent leur butin qu’ils vont se partager, tels des pirates, après avoir répandu le contenu de leurs sacs sur les lames du parquet. Au moment de l’extinction des feux, de la fin du bal des sorcières, je n’aurai plus qu’à ramasser les papiers de bonbons froissés et les petits cristaux de sucre brillants à la lumière des lampes de chevet.

Tous les soirs, les enfants disputent des parties endiablées de Monopoly ou d’un jeu dont je ne parviens pas à mémoriser le nom et pour lequel on a absolument besoin de son portable. Une sorte de Trivial Pursuit connecté. Pour pouvoir nous endormir, nous sommes obligés de couper le Wi-FI. Des visages se ferment. Des dents grincent. Mais, c’est le seul moyen de pouvoir récupérer de la fatigue accumulée depuis la fin des grandes vacances.

Le coeur de l’automne est flamboyant. Ce matin, il a gelé pour la deuxième fois. Je pense toujours à notre bébé tourterelle qui n’a pas survécu à la première nuit froide. Les enfants ont repris sans passion le chemin de l’école. Louis a une nouvelle maîtresse jusqu’à la rentrée de janvier. Ces changements ne sont jamais faciles même si leur institutrice s’est donnée vraiment beaucoup de mal pour que la transition se déroule le mieux possible. Avec quatre enfants et un gros toutou, je n’ai pas réussi à écrire mes cartes postales. Elles dorment sagement entre les pages de ce cahier que Stéphane m’a rapporté de Sibérie en février. Les enfants étaient ravis de leurs vacances. Je suis heureuse que Valentin ait découvert la Bretagne de son grand-père maternel, que ma belle-mère puisse désormais mettre des couleurs sur ce bout de la terre dont je lui ai si souvent parlé, que la marche et l’océan lui aient fait du bien, que ma mère ait pu revenir dans le Finistère et que nous ayons passé des moments agréables ensemble et de sentir l’attachement de mon méditerranéen de mari à cette terre si particulière.

Le bonheur ne vaut que s’il est partagé!

1 commentaire sur “Chronique d’un éternel retour après une grande respiration dans le Finistère sud

  1. Un bonheur bien partagé. Merci pour cette mémoire qui s’écrit de semaines en semaines et qui sera un fabuleux trésor pour nos enfants.

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