Chronique d’un été indien et de l’éducation des enfants

Automne lumière.jpgDepuis deux jours, l’été indien nous a laissés pour mieux nous revenir. Il s’est réfugié quelque part du côté des grandes forêts canadiennes plantées d’érables. Mes yeux guettent la magie des rayons du soleil illuminant les feuilles. La magie n’est plus là, mais mes rétines en conservent la douce et lumineuse présence. Je pense à une parole de la chanson de Joe Dassin « l’été indien » « On ira où tu voudras quand tu voudras et on s’aimera encore lorsque l’amour sera mort ». De la même manière que mon cerveau me restitue la magie passée des rayons du soleil jouant dans les feuilles d’automne alors que le soleil a disparu serait-il possible que le souvenir d’un amour défunt en permette la renaissance? Les souvenirs d’un amour mort pourraient-ils raviver des braises qui, elles-mêmes, feraient renaître la flamme ?

le rouge et le noir.jpgJ’aimerais penser que Joe Dassin avait raison mais, sincèrement, je n’y crois pas du tout ! Je n’y crois pas car l’amour ne s’éteint pas brutalement. Il s’en va à petits pas. Il déserte les cœurs autant que les âmes et les corps avec une infinie lenteur. Il peut mettre dix ans, vingt ans, trente ans, quarante ans à mourir tout à fait. Il meurt quand est morte l’espérance, quand on n’y croit plus, quand on ne veut plus y croire, quand on a été trop souvent déçu. On dévisse. La corde se rompt. L’amour entre deux êtres, cela ressemble beaucoup à une ascension en haute-montagne ! C’est triste la mort d’un amour. On entre alors dans un processus de deuil qui, lui-même, n’obéit à aucune règle précise. Parfois, fin d’un amour et travail du deuil s’opèrent la main dans la main, si bien que la mort définitive d’un amour signe le retour à la sérénité et à la liberté. Finis la cristallisation décrite par le père du « rouge et du noir », les reviviscences des plus beaux moments vécus à deux, les regrets des mots demeurés en suspens, l’étrange nostalgie de ce qui n’a pas été vécu mais aurait pu l’être. La page est tournée. Plus de retour possible ! On n’atteindra jamais le sommet. On ne saura pas quelle vue magnifique nous y attendait.

lumière d'automne matin.jpgDans sa chanson, Joe Dassin disait regarder la vague qui n’atteindra jamais la dune. De mon côté, je contemple, depuis la fenêtre de mon bureau, la forêt qui borde les champs. Je ne vois ni dune ni vague, mais des arbres qui perdent leurs feuilles lentement et offrent des tons incroyables d’orange, rouge, roux, jaune, doré, vert et brun. A sa manière, Joe Dassin a été comme la vague de sa chanson. Il est parti bien trop tôt pour gagner la dune. Il s’est éteint brutalement à l’âge de quarante et un an et, moi, j’ai fêté mes quarante-six ans, le vingt-sept octobre, jour de la renaissance de mon beau-père comme me l’a si affectueusement écrit ma belle-mère, de manière à ce que le jour anniversaire du départ de son mari n’endeuille pas le jour de ma naissance. J’étais entourée par mon mari, mes enfants et ma mère qui, tous les cinq, m’avaient réservé la surprise d’un dîner iodé et de cadeaux qui m’ont beaucoup touchée comme m’ont touchée tous les si gentils témoignages d’affection reçus des quatre coins de la planète. Bien sûr, les mêmes vieux, très vieux amis ont oublié de se manifester mais leur oubli est si habituel que je l’ai accepté, sauf s’agissant d’un personne qui, je le sais, se reconnaîtra.  Plus j’avance en âge et plus je suis heureuse qu’on pense à moi le jour de mon anniversaire, alors qu’entre vingt et quarante ans,  globalement, j’étais si déprimée de jour-là que j’aurais préféré l’oublier tout à fait. Il m’a fallu accepter l’inacceptable : l’impossibilité de stopper la course de la Terre autour du Soleil.

sous-bois.jpgJe suis une enfant de l’automne ; une enfant de la nature qui fait feu de tout bois avant de s’endormir dans un sommeil hivernal ; une enfant des sous-bois embaumant la feuille humide et les champignons ; une enfant des nuits qui s’étirent et des jours qui se font plus timides ; une enfant des châtaignes, des noix et des noisettes ; une enfant des premières flambées dans la cheminée ; une enfant des chemins creux dont les fougères roussissent, une enfant des premiers pulls en laine ressortis des cantines parfumées à la naphtaline ; une enfant dont l’activité s’intensifie à l’entrée dans l’automne comme si, moi aussi, je voulais vivre à plein ces derniers temps où la sève est présente dans les branches des arbres.

Louis et S champignons.jpgLouis, notre petit garçon, partage avec moi cette naissance automnale et, s’il n’avait pas passé le terme de cinq jours, il aurait été également scorpion ascendant scorpion comme sa mère. Louis vénère son père dont il recherche la complicité. Il aime beaucoup, avec son papa, marcher dans la forêt pour y trouver des champignons, fabriquer une maison en bois pour ses playmobils, le regarder scier des briques, préparer une vinaigrette et, par dessus tout, l’entraîner dans des plaquages qui ruinent le lit que j’avais religieusement refait et, le soir, entendre ses réponses aux questions tant philosophiques que scientifiques qu’il lui pose. Notre petit bonhomme si tendre pendant les années de crèche a développé avec l’entrée en maternelle un caractère hautement impulsif comme sa mère avant lui et d’autres membres de la famille. Nous avons alors fait en sorte de canaliser ses sautes d’humeur et ce besoin de jeter les objets, de les fracasser les uns contre les autres, de sembler vouloir tester leur pouvoir de résistance aux chocs. M’inquiétant devant cette nature bouillonnante, je m’en ouvrais à sa première institutrice qui estimait qu’il n’était pas facile pour notre fils d’arriver derrière deux sœurs dont une cadette qu’on pouvait se risquer à qualifier de « parfaite ». La deuxième maîtresse, mère de trois garçons, balayait mes inquiétudes d’un : « vous n’avez eu que des filles. Vous découvrez la planète garçons ! » Avec le changement d’école, en CE1, le caractère impulsif de Louis a continué à se développer même s’il faisait de gros efforts pour ne plus jeter les choses quand il se sentait en échec, se décevait lui-même et se vengeait alors sur les objets.  

Louis façon Niki de Saint Phalle.jpgDepuis la rentrée, sans que nous en sachions la raison, son attitude est devenue parfois insupportable à la maison. Il est plein de colère vis à vis de ses deux sœurs et, tout particulièrement, vis à vis de Victoire qu’il appelle « Madame Parfaite ». Son ton dérape. Il peut basculer dans une colère terrible et s’y enferrer deux heures durant refusant que nous l’aidions à trouver une porte de sortie. Il nous jette alors au visage que nous sommes des parents « méchants », « fous », « nuls ». Nous ne l’aimons pas et il ne nous aime pas. Rien d’extraordinaire pour un enfant dont la colère est dirigée contre ses parents qui viennent de lui interdire quelque chose, mais, la colère s’accompagne d’une forte détestation de lui-même.

LES-CHEVALIERS-DE-LA-TABLE-RONDE-KNIGHTS-OF-THE-ROUND-TABLE-1953_portrait_w858.jpgComme notre petit garçon qui, par ailleurs, travaille très bien à l’école et nous surprend par la maturité de ses réflexions ne parvient pas à apaiser en lui le feu qui brule sa famille, il ne fêtera pas son anniversaire avec ses camarades, du moins pas à la date du 21 novembre comme nous l’avions arrêté. Quand je le lui ai dit, il a fondu en larmes. Ses copains, c’est sacré ! Louis descendrait aux enfers pour arracher à Hadès un camarade prisonnier. Il braverait tous les héros et les monstres de la mythologie, que leurs noms soient grecs ou romains, pour secourir un ami en difficulté. Il est comme les chevaliers du Moyen-Age, sans peur et sans reproche, avec un grand cœur sensible caché derrière sa côte de maille. Si je n’évoquais pas son humour, parfois si corrosif qu’il peut blesser,  et ses jeux de mot, j’oublierais un des aspects les plus forts du caractère de notre fils. Après avoir expliqué à Louis qu’il ne s’agissait pas de le priver définitivement de cette joie de fêter ses huit ans entourés de ses amis mais de la différer dans le temps pour qu’il puisse se réformer en profondeur, il s’est apaisé. 

DSC_3991.JPGBeaucoup de mères seraient sans doute enchantées de ne pas avoir à réunir chez elles une dizaine de petits garçons de huit ans très toniques et souvent bagarreurs. Ce n’est pas mon cas ! Ayant un sens de la fête très développé, je m’investis beaucoup dans les anniversaires de nos trois enfants. J’essaie de me transformer en fabrique de souvenirs heureux avec des gâteaux faits maison dont la décoration change tous les ans, des jeux de piste (parfois trop longs comme celui que notre père m’avait organisé pour mes onze ans. Avec mes amies, nous nous étions perdues dans la forêt et la nuit commençait à tomber.  Nous buttions et nous accrochions sur une question liée aux points cardinaux. Notre père nous avait retrouvées et guidées jusqu’à la résolution de la dernière énigme. Nous n’étions qu’en sixième mais, sincèrement, ses questions étaient trop compliquées pour nous !), jeux en bois, promenades, musique, déguisements. C’est un crève-cœur de le priver de ce bonheur, mais si cela peut l’aider à comprendre que certains comportements et propos ne sont pas tolérables en famille, je m’y tiendrai. Louis est fragilisé par sa nature hyper sensible, ultra tonique et bouillonnante, sa place de « petit dernier » né après deux sœurs mais, en tant que parents nous avons aussi à battre notre coulpe. En raison de la fatigue creusée par le travail, la logistique au quotidien d’une grande maison très ouverte aux autres, sans pouvoir nous reposer, parfois, sur un soutien extérieur, nous avons laissé notre enfant, de manière insidieuse, s’installer dans son trône de petit tyran domestique. Il nous appartient maintenant de faire en sorte qu’il en descende et revienne à sa place d’enfant, celle où on est rassuré et cadré. Sans doute l’accès précoce de nos trois enfants à un langage très riche nous a fait perdre de vue que le mode non verbal demeure souvent le meilleur avec de jeunes enfants qui, durablement, ne voient dans leurs parents que l’unique moyen de satisfaire tous leurs plaisirs, cette attitude de toute puissance ne se modifiant qu’entre neuf et treize ans.

lenfanttyran2.jpgQuand des parents, dépassés par le comportement de leurs enfants, poussent la porte de mon cabinet en me demandant de suivre leur fils ou leur fille pour que le climat en famille ou à l’école s’apaise, je leur dis toujours qu’ils ont en eux les clés pour réussir et que leurs enfants n’ont pas besoin de moi mais d’eux.  Cela demande tant d’énergie de remettre son enfant dans le droit chemin qu’on aimerai qu’un « spécialiste » puisse le faire pour nous, mais ce n’est pas possible. Les éducateurs de l’enfant, ce sont ses parents. Bien sûr, cela ne concerne pas tous les enfants et tous les parents. Certains troubles chez l’enfant ou l’adolescent sont vite « corrigés » avec un suivi de quelques semaines et une volonté affichée de l’enfant de pratiquer ses exercices. Donc, je sais parfaitement ce qu’il me reste à faire: rester ferme, garder le cap et ne pas céder quand la pression devient difficile et que je suis à bout de force.  Je ne crains pas d’exposer ainsi les difficultés que nous rencontrons avec notre fils. Je le fais car, trop souvent, les parents restent seuls avec leurs problèmes et qu’en parler avec d’autres peut faire beaucoup de bien. J’ai eu déjà l’occasion par le passé de relater ce que j’avais vécu avec notre aîné, lorsqu’elle avait de deux ans et demi à cinq ans, à une époque où les absences de son père la perturbaient si fort qu’elle m’infligeait d’authentiques crises de nerfs et refusait systématiquement les limites que je lui opposais. Son refus des règles et du respect de la parole de l’adulte l’avaient poussée, alors que je l’avais punie et enfermée dans sa chambre pour qu’elle se calme, à ouvrir la fenêtre de sa chambre, à sauter dans le jardin et à courir sur la route pendant plus d’un kilomètre jusqu’à la maison d’un couple d’amis chez lequel elle pensait nous trouver sa toute petite sœur et moi alors que j’avais annulé l’invitation. Nous avons réussi à venir à bout de cette violence. Notre aînée reste une enfant qui a une légère tendance à n’en faire qu’à sa tête mais elle est apaisée depuis de longues années.

Feuille planeur.jpgCela fait dix ans que nous vivons dans le Loiret et j’assiste depuis quelques semaines au plus magique des étés indiens depuis que nous y avons posé nos valises. Quelle joie ressentie devant cette nature qui a le temps de se métamorphoser, les feuilles des arbres se parant de toutes ces couleurs éclatantes et les forêts devenant de véritables œuvres d’art !

Edouard_Boubat_10.jpgDans les allées de la forêt dont les sentiers disparaissent sous un épais tapis de feuilles, j’ai envie de m’allonger, de fermer les yeux et de me sentir devenir feuille, feuille de chêne ou de charme, de bouleau ou de hêtre, prête à rejoindre la terre. Je songeais à cette photo d’Edouard Boubat que j’aime tant, celle de cet enfant saisi dans le jardin du Luxembourg et qui s’était fait un manteau et une traine avec des feuilles de marronnier. Enfant, j’aimais courir, sauter et me laisser tomber dans les tas de feuilles mortes. Comme c’est agréable d’entendre les bruissements légers que produisent les pieds quand on foule un tapis de feuilles !

Fantome forêt.jpgNos parents adoraient l’automne. Notre père nous confectionnait à ma sœur (née au deuxième jour de l’automne) et à moi d’incroyables tartes au chocolat sur lesquelles il reconstituait, avec de  la pâte d’amande, un décor de sous-bois. Les tartes de notre père étaient absolument divines. Comme nous n’avons jamais su quelle en était la recette, il a emporté leur secret avec lui. Toutes mes tentatives pour l’égaler n’ont jamais été couronnées de succès. Tous les poètes ont célébré cette saison. Tous les enfants ont, au moins une fois dans leur parcours scolaire, appris une poésie racontant l’automne. Le matin, au point du jour, avec Fantôme, je ne me lasse pas de contempler ce spectacle que nous offre la nature. Je l’inspire en moi et quand j’expire, je fais diffuser encore plus profondément tous les bienfaits de ce moment de contemplation, d’harmonie avec ce qui m’entoure. Je le fais pénétrer jusque dans le cœur de mes cellules. Puisque dans chacune de nos cellules se trouvent compactés deux mètres d’ADN, je peux bien y faire entrer la magie d’un automne flamboyant ! Auprès de la nature, dans l’observation de l’écureuil qui file dans les hautes branches du noyer, des chevreuils et des biches se nourrissant dans les champs, du pic-vert déployant ses ailes vertes, des chevaux galopant, le travail de dentelières des araignées, je m’apaise et je me régénère.

limite.jpgParfois, je descends de mon vélo pour contempler encore un peu plus tout ce qui s’offre à moi. Souvent, aux beaux jours, quand la rosée du matin n’a pas trop détrempé l’herbe, je m’allonge les bras en croix. Je ferme les yeux et je rends grâce pour cette vie qui m’est donnée. Je mets pied à terre près d’un écriteau en bois sur lequel est inscrit « limite ». Alors, je songe à ces limites que je dois apprendre à me donner pour ne pas m’épuiser et à celles qu’il m’appartient de repousser pour ne jamais m’endormir dans ma vie.

escargots cévennes.jpgEn ce moment, je pense beaucoup aux escargots de Jacques Prévert. Je vous parle souvent d’eux dans mes chroniques. Je leur suis attachée depuis qu’en classe de CM1, au Mans, dans la Sarthe, une institutrice dont j’ai oublié et le visage et le nom nous l’avait donnée à apprendre. J’imagine que depuis toutes ces années, « mes » deux escargots, Pablo et Roméo, arrivés en été pour l’enterrement d’une feuille morte en automne, n’ont pas eu envie de rentrer chez eux et ont continué leur périple tout autour de la terre. J’ai eu envie de les voir à Auckland, sur l’île du nord de la Nouvelle-Zélande. Sans le savoir, ils avaient voyagé avec l’équipe des All Black rentrant au pays et ils avaient vécu la joie infinie d’un peuple venu accueillir en héros les vainqueurs de la coupe du monde de rugby !

Lupins.jpgChez nous, l’automne a déjà joué la moitié de sa symphonie. En Nouvelle-Zélande, c’est le printemps qui est aux commandes. Je revois les champs de lupins autour des lacs, l’arc alpin enneigé se détachant sur un ciel azuréen, les cols que nous franchissions à la force de nos mollets, ces otaries avec lesquelles nous avions été plonger dans un Pacifique dont la température de l’eau atteignait péniblement 14 degrés, ces moutons, ces brebis et ces agneaux paissant une herbe aussi verte que la jument de Marcel Aymé et ces parts de carrot cake dont je me régalais dans un salon de thé, à la fin d’une étape de vélo.

Tombe.jpgLe jour où je serai sur le point de quitter cette terre pour en gagner une autre, je me demande si je penserai encore à la Nouvelle-Zélande et à ce projet que nous avions eu d’aller y vivre quand nous avions trente ans. Le jour où mon corps reposera dans la terre d’un petit cimetière du Finistère (je n’imposerai pas à nos enfants la violence d’une incinération), ce serait amusant que « mes » deux escargots, Pablo et Roméo, aient pu assister à mon enterrement ! Alors, tous deux pourraient chanter  aux personnes venues me dire au revoir « mais ne prenez pas le deuil, c’est moi qui vous le dis. Ca noircit le blanc de l’œil et puis ça enlaidit. Les histoires de cercueils, c’est triste et pas joli. Reprenez vos couleurs, les couleurs de la vie ».

Automne calvaire.jpegEn attendant, je vais continuer, le matin, au point du jour, à engranger tous ces moments offerts par cet automne flamboyant. Ils me porteront longtemps. Ils allumeront en moi des petits feux quand l’hiver sera là et que j’aurai si froid.

 

Automne AL+Louis.jpegAnne-Lorraine Guillou-Brunner