Chronique d’un éternel retour

J’ai retrouvé mon Ar-Men, le plateau large et sa terre hérissée de silex. Je n’entends plus le chant des vagues, les lamentations des sirènes, les appels désespérés des âmes des marins perdus en mer. Je ne vois plus la lumière du phare, les pêcheurs relevant leurs filets au point du jour, les têtes bleues des hortensias, les chemins creux et les tapis roux des châtaignes, mais la majesté du dernier lever du jour sur l’océan s’est imprimée sur ma rétine. Nous étions à une heure du départ, de l’éternel retour et, comme souvent, me revenait en mémoire cette question posée par notre oncle paternel dans un mail avant que nous ne mettions fin à notre tour du monde « Pourquoi faut-il toujours rentrer? ».

A sa manière subtile, une façon de procéder très en vogue chez les hommes Guillou, ne nous suggérait-il pas alors de nous construire loin de l’hexagone?  Une installation en Nouvelle-Zélande nous tentait énormément. Bientôt vingt ans après, il m’arrive de regretter que nous n’ayons pas fait le choix de l’hémisphère sud. Depuis maintenant de longues années, je rêve de faire découvrir ce pays magnifique à nos enfants. Le matin de notre départ, le soleil et la lune, l’océan et la plage fusionnaient leur puissance pour nous offrir un spectacle somptueux. Monet aurait adoré voir les rayons du soleil embraser l’océan, jeter de larges bandes orangé, roses et rouges dans le ciel se reflétant sur le sable humide, miroir aux reflets mouvants. La lune ne pouvait plus rivaliser. Elle s’effaçait par-delà la ligne d’horizon. Quelques promeneurs matinaux se tenaient silencieux et immobiles face à l’immensité de l’Atlantique.

Ce matin du départ, je suis venue voir le soleil se lever en deux temps. La première fois, avec Fantôme. Les couleurs étaient douces, comme délavées. Des coureurs dépliaient des foulées souples et régulières éclairant le sentier à la lumière de leur frontale. La lune n’offrait plus qu’un quart de silhouette. Ensuite, je revenais avec Stéphane. Une dame, seule, sur la plage, admirait le spectacle. Elle avait chaussé des claquettes. De la fenêtre de sa chambre, elle avait vu le ciel et s’était précipitée pour ne rien perdre de la magie du lever du jour. Elle nous offrait de nous prendre en photo. Elle avait des yeux clairs. Des rides profondes marquaient son visage doux.

J’aurais aimé rester là jusqu’à ce que le soleil apparaisse tout à fait mais le départ était imminent. Alors que la voiture s’ébranlait, Xavier et Mané, depuis le bord de la route, exécutaient une hola dont la lascivité renvoyait aux Polynésiennes des grandes toiles colorées de Paul Gauguin. C’est au calme régnant dans un véhicule en mouvement pendant plus de six heures qu’on mesure que les enfants qui y ont pris place ont grandi. Ils sont devenus d’aussi merveilleux passagers que notre fidèle berger australien lequel, depuis le coffre, exhale une forte odeur de varech à marée basse. Les quatre enfants somnolent en écoutant de la musique ou absorbent une série complète sur Netflix. Je n’ai jamais conduit le 4×4 suédois de mon mari si bien que je ne peux pas le relayer. Il est épuisé et son dos le fait souffrir: une fracture d’effort due à la pratique intensive du tennis à l’adolescence qui se réveille quand il est fatigué ou hyper tendu. Il n’y a rien à faire si ce n’est se muscler et prier pour que des vis ne viennent pas un jour sceller entre elles deux vertèbres.

La voiture avale les kilomètres avec méthode. Nous avons passé le pont de Cornouailles enjambant l’Odet entre Sainte Marine et Bénodet. Le cheval d’orgueil s’éloigne ainsi que la tombe de notre père dont les inscriptions sont grignotées par  la mousse. L’Ankou est caché derrière un grand chêne. Il en sortira la nuit pour voler des vies. A hauteur de « La forge d’Antan » où nous avions été dîner alors que je portais Céleste, je pense à ma famille paternelle. C’est dans cette forge appartenant à notre arrière-grand-père Guillou que sont nés notre grand-père, sa soeur et ses quatre frères. La légende familiale raconte que Noël Guillou, forgeron de son état, revenu vivant comme ses trois frères de l’horreur des tranchées de la Grande guerre, était un homme absolument remarquable. Aux élections municipales de 1919, il avait osé se présenter contre Georges Nouët du Tailly. Au lendemain de cette élection, tous les cultivateurs, fermiers et métayers commençaient à subir le chantage du candidat vaincu. S’ils continuaient à conduire à la forge du maire nouvellement élu leurs chevaux, à déposer leurs outils, leurs véhicules et tout autre engin, ils seraient expulsés.

Du jour au lendemain, notre arrière-grand-père n’avait plus eu de client. Pour nourrir sa famille qui était en passe de s’agrandir, il était obligé d’aller travailler dans une forge à Quimper. Ni ses frères ni les autres membres de sa famille ne l’ont soutenu car ils étaient presque tous les employés de Georges Nouët du Tailly. Epuisé, il est tombé malade. Sur les conseils des médecins, il a accepté de partir à Paris. C’est sur la table d’opération de l’hôpital Saint Louis qu’il est mort. Notre grand-père qui, en qualité d’aîné, portait le même prénom que son père a quitté l’école et est devenu chargé de famille. Cette mort brutale de son père et l’obligation qui lui était faite d’aider sa mère à élever ses frères et sa soeur peuvent peut-être expliquer les désordres futures de son existence et les souffrances qu’il a infligées à sa femme et à ses deux fils. En même temps, très jeune, il a montré un caractère rebelle. Il aimait si peu l’école qu’il refusait d’y aller. Sa mère l’y ramenait en tilbury. Quand elle revenait à la forge, son aîné y était déjà…

A la maison, la discipline était sévère. La soeur de notre grand-père, tante Constance, nous racontait que leur père avait à portée de main, quand ils étaient à table,  une longue baguette dont il se servait pour administrer des coups à ses enfants n’ayant pas la bonne attitude ou recourant à la langue bretonne. Tous les enfants devaient parler le français. La maîtrise du français servait de sésame pour accéder à de bonnes études. Jean, le parrain de notre père, exerça le métier d’instituteur et fut directeur d’école. Il appliquait la pédagogie de Célestin Freinet. Joseph, lui, devint vétérinaire et avait son cabinet à Bénodet qu’en riant je nomme « Guillouland ». Tante Constance vécut de plein fouet l’après seconde guerre mondiale. Son mari, grand cycliste, qui possédait un garage était rentré moralement brisé par ses années d’emprisonnement.

Ce séjour à l’île-Tudy a surtout été celui des jeunes: jusqu’au jeudi, nous étions trois adultes pour sept enfants âgés de neuf à seize ans. Xavier, Stéphane et moi avons tout mis en oeuvre pour que leurs vacances soient une réussite. Depuis la magnifique plage de la Torche, Céleste, Lisa, Victoire, Mané, Valentin, Lucian et Louis s’en sont donné à coeur joie sur des planches de paddle ou de surf. Depuis le club nautique de Sainte Marine, Xavier a fait faire du catamaran aux filles tandis que les garçons se promenaient entre la plage et les polders. Le dimanche, par un temps magnifique et alors que Xavier et ses deux enfants n’étaient pas encore arrivés, Stéphane nous a entrainés dans une grande ballade en forêt où les enfants étaient enchantés de trouver des cèpes. Le jeudi, avec Céleste et Lisa, nous sommes partis nous promener dans la ville close de Concarneau et découvrir Pont-Aven.

De son côté, Xavier, depuis le port du Guilvinec, offrait au reste de la troupe une matinée de pêche sur le bateau d’un marin-pêcheur. Une pluie soutenue troublait la surface de l’Aven. Nous avons trouvé refuge dans le musée de Pont-Aven. Une exposition temporaire était consacrée à l’impressionnisme. Nous sommes tombés sous le charme des toiles d’Henry Moret, Maxime Mauffra et Ferdinand de Puigaudeau. Les toiles de ce dernier nous ont particulièrement enthousiasmés. Ce peintre a le don pour illuminer ses sujets par de délicates touches de lumière. A la table des « Trois buis », nous avons délicieusement déjeuné.

Sur le « Soizen » de Didier, le roulis associé aux odeurs de carburant provoquait le mal de mer chez Valentin, Victoire et Louis. Malgré tout, nos marins en herbe rapportaient treize poissons évidés et nettoyés par Mané sur la terrasse ensoleillée, préparés par Nelly et servis par Xavier. Quel bonheur que de manger le produit de sa pêche! Les enfants avaient le regret que Nelly n’ait pas emporté Roméo, prénom de son magimix. Grâce à lui, voici quatre ans, après un retour de pêche, elle nous avait concocté une soupe de poissons que nous continuons de nous remémorer avec une nostalgie gourmande. Mais, par le train et pour seulement deux petits jours, Nelly n’allait pas faire voyager Roméo, resté à Lyon.

A Pont-Aven, Stéphane nous ayant une nouvelle fois entraînés dans une très belle promenade dans la forêt dont il avait sous-estimé la longueur, nous sommes passés à côté de la chapelle Notre-Dame de Trémalo dont le Christ à inspiré à Gauguin son Christ jaune à laquelle on accède en suivant la belle allée bordée de châtaigniers et de chênes, appelée « bois d’amour » et des très nombreuses galeries d’art.

Depuis que je suis enfant, notre père m’achète des langoustines pour mon anniversaire. A sa mort, c’est notre mère qui a pris le relais. En général, elle va les chercher au Guilvinec. Comme elle n’était pas avec nous cette année, c’est Stéphane qui me les a offertes. Hormis Céleste qui n’aime ni les crêpes ni les crustacés, nous nous sommes tous régalés! Le soir, avant l’heure des douches et au moment de l’apéritif cidre/rillettes de thon, Stéphane et les enfants disputaient des parties de scrabble ou de Monopoly (sans Stéphane). Xavier, lui, s’occupait du feu de cheminée et sortait de sa housse sa guitare pour nous jouer des airs bretons ou brésiliens.

Même si c’est objectivement fatigant de partir avec autant d’enfants, c’est magique de les voir s’entendre si bien, participer aux mêmes activités dans de grands éclats de rire, transformer la salle de bains en salon de coiffure et être obligés de se serrer pour tous tenir autour de la table pourtant grande.

La veille du départ, Xavier et Nelly m’offraient du champagne rosé, un chouette tee-shirt orange et un sachet de chamallows colorés. J’étais heureuse de fêter en leur compagnie mon anniversaire que je n’aurais pas le coeur de célébrer le dimanche. J’ai toujours un peu de mal à regagner le plateau, à retrouver la maison, mon Ar Men, ma prison. Ma soeur et moi avons hérité de notre père un rapport un peu compliqué aux anniversaires. Par ailleurs, cette année, j’entre dans une nouvelle décade qui ne vaut rien aux membres de notre famille. La fidélité à certains héritages familiaux explique malheureusement des chaînes de suicides ou certains types de maladie. Je l’ai déjà trop vu dans mon métier de sophrologue en sabots!

La mort de mon beau-père le jour de mon anniversaire en 2012 n’a pas été pour rendre plus facile la traversée des 27 octobre. J’ai beau savoir que mon mari n’y attache pas d’importance particulière, que son frère m’a dit que les vivants l’emportaient sur ceux qui étaient partis et ma belle-mère qu’elle voyait ce jour comme celui d’une double naissance: la mienne et celle de son mari dans la vie éternelle, je ne vis plus cette date dans la joie. Mais j’accueille les attentions délicates de nos deux filles, de mon mari et ai un immense plaisir à recevoir des petits messages affectueux de mes proches.

En fait, pour bien traverser un anniversaire, j’ai besoin d’une grande fête réunissant tous ceux que j’aime. Cette année, j’avais eu le projet que Stéphane et moi fêtions nos cent ans et nos vingt ans de mariage mais un évènement triste et notre fatigue récurrente m’ont conduite à renoncer à une vraie grande fête. L’an prochain, nous pourrons alors fêter les vingt ans de notre départ pour notre voyage autour du monde et si les amis que nous avons rencontrés pendant cette grande respiration pouvaient être des nôtres ce serait vraiment merveilleux!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

2 commentaires sur “Chronique d’un éternel retour

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