Chronique du lundi de Pâques autour des 15 ans de Victoire et d’un vieux souvenir parisien

Depuis que je suis enfant, c’est la toute première fois que je n’ai plus de projets, que je n’ouvre plus de fenêtre dans mon cerveau. Je ne vais pas au-delà du jour toujours si long à devenir demain. Le matin, avec Fantôme et Stéphane, nous allons cueillir le jour naissant au-dessus du plateau. L’horizon est jaune colza. Dans les champs récemment semés lèvent des petits bouts de tiges vertes. De loin, on dirait une barbe de quelques jours. Depuis que je suis enfant, j’ai toujours toutes sortes de projets et, depuis que je suis adulte, souvent il m’est arrivé de me comparer à la pauvre Perrette dont le pot au lait en se cassant avait ruiné tous les beaux rêves. Les projets sont indispensables pour avancer. Dans les moments difficiles, ils donnent de l’air, ils permettent de tenir.

Je n’ai plus de projet. Je ne rêve plus à des évasions capitales. Je ne pense même plus au fait que fin juillet, nous devrions nous retrouver dans la bonne et vieille maison de Pont pour y entourer notre maman qui changera de décade. J’aurais voulu que nous retournions aux chorégies d’Orange mais, dans le programme, rien de tentant et, maintenant, tous les festivals sont menacés. Ma soeur devait jouer en Avignon la pièce qu’elle a écrite et mise en scène avec l’un de ses amis. Le théâtre et la maison qui devaient les accueillir étaient réservés mais, maintenant, il y a de grande chance pour que le festival soit annulé.

Fin juillet, nous devions nous retrouver dans le Gard avec ma soeur et ses enfants. Comme Stéphane et moi nous sommes mariés un 31 juillet, j’avais envie de retourner sur l’île de la Barthelasse où nous avions fêté notre troisième anniversaire de mariage. L’île se situe au bord du Rhône en face d’Avignon. Nous devions fêter l’anniversaire de notre maman et, ensuite, partir avec les enfants et nos neveux sur le chemin de Stevenson. Nous avions réservé les ânes et certains points de chute comme à l’abbaye de Notre-Dame-des Neiges. Nous devions poursuivre le chemin de Stevenson commencé voici bientôt deux ans avec nos amis Nelly et Xavier, leurs deux enfants, Lucian et Mané et la fille d’amis, Sarah. Nous avions démarré le chemin à l’envers, partant de Saint Jean du Gard pour remonter jusqu’à Florac et quitter le chemin pour découvrir Barre-des-Cévennes où nous avions passé une soirée mémorable dans un petit restaurant très animé.

Xavier avait passé commande d’un vin délicieux: un Flamant rosé IGP pays d’Oc. Nous n’en avions pas bu qu’une seule bouteille. Les frites maison réjouissaient les enfants comme les bavettes qu’elles accompagnaient. Après plusieurs jours de pique-niques et de dîners élaborés sur nos petits réchauds, les six jeunes étaient heureux de renouer avec une alimentation plus consistante. En sortant, Stéphane chantait sous les étoiles. Nous marchions tous de guingois. Nous avons réussi à regagner nos tentes. Les enfants ont installé leurs tapis de sol et leurs sacs de couchage sur l’herbe pour profiter d’une nuit magnifique. Le lendemain matin, Victoire et moi étions assises dans la salle d’attente du cabinet vétérinaire. Victoire avait une tique dans le cou et j’avais oublié de glisser le tir-tique dans la trousse médicale. Le vétérinaire, une jeune femme charmante, l’a retirée et nous sommes repartis rejoindre la bande qui finissait de plier les affaires.

Tandis que Victoire et moi attendions que le vétérinaire ait fini sa consultation avec les maîtres d’un labrador couleur sable souffrant d’obésité, je repensais à notre aventure « puces » au Pérou. Stéphane et moi avions attrapé des puces dans l’un de ces petits bus collectifs dans lesquels s’entassent pèle-mêle hommes et bêtes. C’est au réveil du deuxième jour d’un trek dans un magnifique parc national que nous nous étions rendus compte que des puces étaient de la partie. Nous étions couverts de piqures et ne pouvions rien faire. En regagnant la petite auberge où nous avions laissé nos affaires, nous avions été acheter de la poudre chez le vétérinaire dont nous avions recouvert la tente, les tapis et les sacs.

Quand on n’a plus de projets, que traverser la journée est LE projet, c’est magique de se replonger dans ses souvenirs. Aujourd’hui, notre fille cadette a quinze ans et mon projet était de rendre cet anniversaire joyeux en dépit du confinement. J’avais, dans ce but, demandé à l’une de ses amies s’il serait possible à tous les proches de Victoire de se réunir à la même heure pour lui fêter ensemble son anniversaire. Comme il était difficile pour les amis de se coordonner, chacun a fait une petite vidéo et, ensuite, toutes les vidéos ont été montées en une seule par Cynthia. Victoire était ravie! Elle a déjà soufflé ses bougies hier et, à minuit, reçu les appels de ses amis. Nous allons pouvoir une nouvelle fois déjeuner dehors à l’ombre des canisses autour desquels la glycine s’enroule lascivement. Le lilas a fleuri. Les odeurs de la glycine et du lilas s’unissent en un parfum délicieux. Ce matin, en me levant, voici ce que j’ai écrit en pensant à Victoire:  » Le front ceint de lilas et de glycine, je suis née le 13 du mois d’avril. C’est avec ces mots que j’avais commencé le faire-part de naissance de Victoire. Victoire a 15 ans depuis 5h43. Année après année, Victoire nous fascine par sa volonté, son exigence, sa vivacité intellectuelle, ses qualités sportives, son indépendance et ses valeurs humaines. Victoire ne fait rien à l’économie. Hier, j’ai décoré la maison avec des ballons. Hier, jusqu’à minuit, j’ai veillé avec elle sur le vieux canapé pour lui souhaiter un très joyeux anniversaire. Au téléphone, avec Léonie, elle comptait les minutes avant minuit. Victoire ne le sait pas encore mais quand elle sera entièrement affranchie du regard des autres, elle sera un être totalement libre et d’une très grande originalité. Aujourd’hui, je n’ai pas de cadeau à offrir à Victoire comme elle n’en avait pas pour moi le jour de mes 50 ans mais, en même temps, je lui fais le plus beau comme elle l’a fait l’année dernière pour moi: ce cadeau consiste à lui dire combien je l’aime et combien elle peut être fière de la femme qu’elle devient! »

Aujourd’hui, les enfants auront la chance de profiter du jardin, de jouer au badminton et, quand ils auront trop chaud, ils pourront se tremper dans l’eau de la piscine récemment remplie et dont la température est de 14 degrés! Légèrement plus chaud qu’à Bénodet à la même époque! Ce soir, je reverrai ce film absolument merveilleux qui nous permet d’évoluer dans les toiles des grands maîtres impressionnistes et nous fait ressentir le temps dans son épaisseur « Un dimanche à la campagne ».

Ce matin, j’ai relu cette chronique écrite en avril 2009. J’y raconte des moments passés à Paris avec notre grande nièce, Margot. Je me demande quand je pourrai revoir ma maman, ma soeur et ses enfants. Je me demande aussi si les enfants pourront rejoindre leur mamie en juillet, dans l’Ain. Ils adorent ces vacances passées avec elle, des vacances leur permettant de retrouver leurs cousines Louise, Zoé et Emilie, leur cousin, Nicolas, et leurs amis, Jade et Yanis. Les enfants ont reconstitué trente ans plus tard le club formé par leurs parents quand ils avaient leur âge. Les enfants vont d’une maison à une autre, d’une piscine à un étang. Ils se sentent libres. Ils se sentent si vivants!

Mercredi 22 avril 2009. Paris au printemps. 13 heures et des chants de rossignol. Avec Margot, nous sortons du métro Trocadéro. Des drapeaux rouges qui claquent au vent, des voix qui crient dans une langue qui nous est étrangère. La Tour Eiffel n’en a rien à faire. Elle garde la pose et s’abandonne entre les mains légères des peintres funambules qui grisent son corps d’acier. Margot se rapproche de moi. Sa main se ressert un peu plus sur la mienne. Les cris se font chant. Monte alors sur l’esplanade des droits de l’homme la complainte des tamouls. Ils en arrivent de partout : avenue du Président Wilson, avenue Kléber, rue Pierre premier de Serbie. Dans le golfe d’Aden, des migrants tombent à la mer. Au Pakistan, les talibans marchent sur Islamabad. Du côté de Calais, des yeux sombres scrutent la Manche et essaient, comme dans un rêve, de deviner les contours ascétiques de la perfide Albion. Les médias n’ont pas encore commencé à relayer le degré de propagation de la grippe porcine et les moyens mis en œuvre pour y faire face. Dans les Abruzzes, les corps des victimes fraîchement enterrés commencent lentement leur travail de désincarnation. On ne parle déjà plus de ce drame. Place à un autre ! Le lecteur se lasse vite. Le téléspectateur qui s’acquitte rarement de sa redevance annuelle, aussi. Consommation d’images, de mots, de yaourts, compotes et fromages élus « produits de l’année », de « Nouvelle star ». Sommation des masses à consommer !

Margot rejoint un atelier de couture au palais Galliera. L’animatrice, une jeune costumière de théâtre, est charmante. Dans le groupe d’enfants, une petite fille rousse. Je confie à ma nièce que c’était mon rêve : être rousse aux yeux verts avec des tâches de rousseur. Comme elle semble dubitative, je crois la convaincre en lui glissant que nombreux sont les enfants qui se voudraient autrement qu’ils le sont. Une seconde s’écoule et ma nièce de me répondre : « Et bien moi, non ! ». Tant mieux ! Je descends la rue Galliera. Je débouche sur l’avenue du Président Wilson. Je passe devant les hautes façades de l’OCDE. Ces grosses lettres capitales ont longtemps été une énigme pour moi. Une énigme dont le mystère a été levé sur les bancs de l’Université de Paris 2, sans doute en cours de droit international public. Je revois encore parfaitement notre professeur, un homme sec et nerveux compensant sa petite taille par un humour aussi grinçant que celui d’un Jouvet qui dirait du Guitry. Il s’agitait comme un beau diable. Il ne s’asseyait jamais. Le pantalon de son complet était trop court. Il n’aimait pas les SDF. Il avait découpé sa matière en deux. Il y avait le DPI 1 et le DPI 2. Au 1, les instruments du droit international public et au 2, les conventions internationales les plus importantes. Dans la précipitation des passages des matières orales que nous n’arrivions jamais à réviser avant de savoir si nous étions admissibles ou pas, nous étions assez nombreux à faire l’impasse totale sur l’un ou l’autre des DPI.

Le long de l’avenue du Président Wilson, les maraîchers remballent. L’équipe municipale de nettoyage aura bientôt chassé jusqu’à la plus infime odeur de poisson dans l’air. Au musée d’art moderne, le grec Giorgio De Chirico me laisse de marbre. Sa peinture est trop métaphysique pour moi. Son œuvre est froide comme ses statues classiques qui errent dans des décors géométriques. De toute manière, le précurseur des surréalistes, l’ami de Cocteau est triste, triste comme un cocker privé de son os à moelle. Je traverse les salles au pas de charge. Dehors, le printemps n’a pas bougé. Les frondaisons des marronniers sont si belles qu’elles arrivent à faire oublier le caractère impersonnel et déshumanisé de ce bout de Paris. Il est encore bien trop tôt pour aller chercher ma nièce, apprentie styliste. Je me laisse glisser le long de la rue de Longchamp. Je re-découvre la placette de Mexico. Pas un café qui me donne envie de m’y installer. Aucune Frida, aucun Diego dans mon champ de vision. Je ne savais pas la rue de Longchamp aussi longue. Je commence à m’ennuyer ferme. Les marronniers et toutes les glycines du monde n’y pourront rien changer. Aujourd’hui, pourtant, j’étais d’humeur à me laisser séduire. C’est foutu. Ce seizième-là n’est décidément pas fait pour moi. Il ressemble trop à certains coins du huitième ou du septième. Je ne connais rien de plus désespérant que le triangle quai d’Orsay-tour Maubourg-avenue Bosquet. Quelle femme n’a-t-elle jamais senti son cœur accélérer au son de ses talons battant la mesure dans le silence de mort de ces grandes avenues trop bourgeoises pour être honnêtes ?

Encore une demi heure avant de pouvoir aller chercher Margot. Dieu que le temps paraît long ici ! De guerre lasse, je m’installe à la terrasse sans charme d’un troquet situé à l’angle de la rue Pierre premier de Serbie et de la rue Galliera. Le garçon est charmant. D’ailleurs, j’ai même le droit de m’installer à une table de quatre. C’est dire ! Je commande un café double. Tandis que je le bois, ma mémoire se rappelle à moi et m’entraîne quelque part du côté de mes 20 ans et de mon premier gros chagrin d’amour adulte. A cette époque, je suis plongée dans les textes de Aragon, Cocteau et Prévert. Il a les yeux d’un bleu azur qui contrastent avec ses cheveux noirs. De sa mère d’origine irlandaise, il a hérité des tâches de rousseur. Il porte le prénom d’un grand poète latin. Le printemps nous unit. Les examens nous séparent. Il les réussit. Je suis bonne pour septembre. Un été raté, des parents furieux et une envie de mourir.

Margot aura achevé sa jolie robe dans deux jours. Sur l’esplanade des droits de l’homme, les voix des tamouls se sont tues. Dans le golfe d’Aden, les clandestins tombés à la mer se sont noyés. La mer recrachera peut-être leurs corps sur le rivage. Une maman somalienne n’aura pas eu le temps de donner la vie à son enfant. Dans le RER, un couple de Roms nous embarque dans son univers. L’homme joue de l’accordéon et la femme du tambourin. Margot leur donne son sourire et une pièce. Ma main passe sur les cheveux de ma nièce et je fais une prière pour que la vie tienne toutes ses promesses et soit belle comme un après-midi de printemps à Paris.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

1 commentaire sur “Chronique du lundi de Pâques autour des 15 ans de Victoire et d’un vieux souvenir parisien

  1. Chère Anne-Lorraine
    J’espère que vous pourrez rapidement faire de nouveaux projets.
    Nous vivons au jour le jour, ce sera un peu comme une année blanche.
    Je vous embrasse et vous souhaite bon courage.

    Dominique

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