A la neuvième fenêtre du calendrier de l’Avent, le jour est blanc. Le brouillard enveloppe les champs nus du plateau. Il fait si doux que les arbres n’ont pas encore perdu toutes leurs feuilles. Les petites fesses blanches des lapereaux sautillent avant de disparaître à l’abri des haies. Pas de corneille, ce matin, pour agacer notre bel Australien qui a eu cinq ans lundi. Quelques biches et chevreuils se nourrissent en paix dans un champ interdit à la chasse, vision apaisante d’un premier jour de l’humanité. Dans la crèche, à la maison, les santons et les animaux attendent patiemment la venue du Sauveur. Moi, j’attends sereinement que mes concitoyens reviennent à la raison et ne laissent pas le FN emporter la moitié de nos belles régions.
Notre petit village de la région Centre, situé dans le Gâtinais, à quelques kilomètres de Montargis, a donné 46% de ses voix au Front National. Le résultat ne m’a pas étonnée. Ce bout de Loiret ancré dans une ruralité profonde a pour habitude de voter très à droite. Ici, on se défie de l’Autre, cet étranger venu d’ailleurs qui nous fait peur car on ne sait rien de lui, de son mode de vie, de ses habitudes. Cette peur est assez proche de celle sur laquelle a reposé si longtemps la logique matrimoniale. On se mariait dans son milieu. On ne se déclassait pas et on ne prétendait pas à mieux. En se mariant de la sorte dans le même milieu que celui qui nous avait vu naître et grandir, on pouvait naviguer en mer connue. On avait la carte, les repères, les ancrages, la même église, la même couleur politique. Se marier dans un autre milieu que le sien, c’était aussi fou et dangereux que de partir à la découverte du Nouveau monde. On devrait tout apprendre sur le tas : les codes, les expressions, les habitudes, les silences. Nos parents ont fait l’expérience et les frais de cette alliance transcendant les appartenances à des milieux différents. Les résistances les plus fortes, les mots les plus durs sont venus des Bretons, de la famille paternelle, de ceux que la liste emportée par notre actuel Ministre de la Défense porté aux nues par ses hommes a su rassurer dans la tempête quand il n’est jamais dans sa région: Le Drian, l’Ar-Men breton !
On pourrait penser qu’au début du vingt et unième siècle, à l’heure de la mondialisation, des programmes Erasmus, il est plus facile de sortir de son cadre, de décider de s’unir à un être vraiment socialement et culturellement différent de soi. Mais, la peur de ce qu’on ne connaît pas est très puissante. Quand on arrive à s’affranchir de cette peur qui passe par une remise en question de ses propres certitudes parce que les études, les déménagements, les voyages ont élargi la ligne d’horizon, agrandi le regard, ouvert l’esprit et le cœur aux différences de l’Autre, quelle richesse !
Mon mari qui est la tolérance même me rappelait l’importance de ne pas diaboliser les électeurs qui avaient donné leur voix au Front National mais, plutôt, de s’attacher à en comprendre vite les motivations, les vraies peurs, les déceptions et les attentes. Je n’ai pas la naïveté de penser que le vote FN ne soit qu’un vote de peur de l’autre renforcé par la violence des attentats du 13 novembre. Les Français dont la solide réputation de peuple ingouvernable est bien ancrée sont las du matraquage fiscal, de l’érosion des classes moyennes, de l’arrêt de l’ascenseur social, des cumuls de mandats, d’une politique qui n’est plus pensée dans l’intérêt général mais seulement dans son intérêt personnel et des professions de foi qui ne sont que les déjeuners de soleil des grandes messes électorales.
Notre mère est pour moitié gardoise et nous avons conservé une maison dans le Gard rhodanien où mon mari et moi avons vécu quatre ans à notre retour d’un tour du monde. La ville de Pont-Saint-Esprit a offert pendant quarante ans l’un des plus beaux visages du clientélisme. Son maire qui a cumulé toutes les fonctions électives possibles (président du Conseil Général, sénateur, député et ministre) a réussi à se maintenir à la tête de sa mairie en achetant les voix de ses électeurs et en se promenant, avec décontraction, de la gauche à la droite de l’échiquier politique. Il a si bien travaillé pour lui qu’il a mené la ville à la faillite et que cette dernière a été placée sous tutelle du préfet. Plusieurs années après la démission forcée de ce charmant monsieur qui a cherché à être réélu aux dernières élections municipales, on entend encore des habitants vanter ses louanges ! Les gens l’aimaient car il donnait du travail au fils ou à la fille, au neveu ou à la nièce, qu’il embrassait les gens sur le marché, plaisantait avec les personnes âgées sur les allées et ne refusait jamais un verre. Ce monsieur, grand, élégant, portait beau et savait afficher ce sourire de jeune premier du cinéma des années 50 sous contrat avec la MGM. Je l’ai vu à l’œuvre à l’occasion d’un de ces goûters de Noël organisés dans les crèches et les maisons de retraite. Il semblait si assuré de son pouvoir de séduction sur la femme en jupon ! Un peu comme Jacques Chirac quand les murs de Paris se couvraient de son visage au sourire ultra bright ! D’ailleurs, je me rappelle très bien que dans certains beaux quartiers, les dames le trouvaient beau.
La neuvième fenêtre du calendrier de l’Avent est sur le point de se refermer. Les enfants ont du mal à trouver le sommeil. Le bel Australien, lui, somnole sur le canapé rouge du salon, la tête reposant sur un coussin. Dans la maison flotte l’odeur de ces dizaines de petits gâteaux alsaciens dont j’ai commencé la réalisation jeudi dernier (vivent les boîtes bretonnes) et que j’ai terminés ce soir. La toute dernière fournée est sortie du four à 19h30. C’est la septième année que je réalise ces gâteaux qui sont vendus à l’occasion du marché de Noël organisé par l’APE de nos deux écoles. Demain matin, il ne restera plus qu’à les habiller de lumière et de couleurs. Le contenant est aussi important que le contenu. Le plaisir de l’œil précède celui de la dégustation.
La maison est calme. Je suis retranchée dans mon Ar-Men. Tout à l’heure, j’entendrai Fantôme, notre berger australien, rêver qu’il court après des biches et des chevreuils sans avoir sa maîtresse pour l’en empêcher ou qu’il fait la connaissance d’une splendide bergère australienne aussi athlétique et tendre que lui.
A la cinquième fenêtre du calendrier de l’Avent, nous ne savions pas encore que notre petit village donnerait 46% de ses voix au FN et, avec un couple d’amis, nous assistions, debout, dans la salle des fêtes refaite à neuf avec un décor floral assez étonnant, au concert du sénégalais Faada Freddy. Ce quadragénaire que le rap a rendu célèbre à ses débuts s’essaie désormais avec bonheur à la soul et au gospel en recourant aux percussions corporelles. Pendant presque deux heures, nous avons été transportés par les voix puissantes et chaudes de Faada Freddy et de ses cinq complices et par des jeux de lumière spectaculaires. Bien sûr, le chanteur et ses amis, main dans la main, ont rendu hommage aux personnes décédées le 13 novembre et rappelé que l’amour est plus fort que les kalashnikovs. A la dix-huitième fenêtre du calendrier de l’Avent, nous serons à nouveau dans cette salle avec le même couple d’amis et nos enfants qui seront ravis d’entendre un groupe revisiter les standards de Ray Charles.
La neuvième fenêtre du calendrier de l’Avent va se refermer sur une maison sans sapin. Si la crèche fabriquée par Louis et son papa et les santons signés Carbonel ont été installés le premier dimanche de l’Avent, nous n’avons pas encore été chercher un bel épicéa qui perdra ses épines plus vite qu’un nordmann mais sentira si bon qu’on pourra se croire marchant sur un sentier de la forêt vosgienne. L’an passé, nos trois enfants s’étaient si violemment accrochés lors de la décoration du sapin que cela m’avait privée de la joie que je me faisais de ce moment. C’est toujours avec le même bonheur que je redécouvre d’une année sur l’autre les décorations de Noël et qu’avec elles ce sont les souvenirs des Noël déjà passés qui reviennent. Dans le Gard, c’est encore plus fort car les décorations de Noël gardent précieusement en elles les souvenirs de plusieurs générations.
Y-aura-t-il de la neige à Noël dans nos plaines ? Certainement pas, mais, dans le salon, j’ai pu constater que le petit oranger rentré au chaud mercredi dernier commençait à se couvrir de petites fleurs blanches qui, bientôt, dégageront une délicieuse odeur qui invitera à des évasions sur les bords de la Méditerranée.
Avant de refermer mon ordinateur, d’éteindre la lumière de mon bureau sous laquelle un chat ne ronronne plus, de me glisser dans mon lit, de fermer les yeux et d’attendre patiemment que le train du sommeil entre en gare et que les portes s’ouvrent m’invitant à y monter, je vais penser qu’à la quatorzième fenêtre du calendrier de l’Avent, les enfants découvriront une belle image, un sujet en chocolat, voire un mongol playmobil et que la presse internationale ne fera pas sa « Une » avec la victoire bleu-marine.
Anne-Lorraine Guilllou-Brunner