Chronique « Un jour ça ira »

Ce matin, avant de conduire Céleste sur l’ancienne place de la gare où elle prend le car avec Pauline et tout un groupe de jeunes lycéens, j’ai dû gratter le pare-brise de la voiture noyée dans la brume. Quand, un peu plus tard, Fantôme et moi sommes partis nous promener sur le chemin bordant le plateau, le brouillard enveloppait la nature et le soleil apparaissait comme un gros confetti clair. Maintenant, le soleil a eu raison des pans de brume qu’il a déchirés progressivement. Le plateau a retrouvé ses couleurs. Ce matin, Muguette était dans son potager avec son bonnet noir vissé sur sa tête, sa robe d’intérieur fleurie retenue à la taille par une fine cordelette, son pantalon et ses crocs roses.

Elle m’a invitée à la rejoindre pour venir faire la connaissance des quelques poules qu’elle héberge tandis que leur lieu de vie (un de ces hangars sans fenêtre où les animaux vivent entassés par centaines) fait l’objet, par leur propriétaire, d’une désinfection totale. Muguette me dit que les poules ont du mal à se nourrir avec du grain habituées qu’elles sont à une sorte de pâtée sensée les faire pousser plus vite et qu’elles ont froid. Elles n’ont jamais connu la vie au grand air, le vent et les rayons du soleil. Dans quelques jours, quand Muguette les sentira rassurées, elles pourront rejoindre le reste de la basse-cour et, plus jamais, elles ne retourneront vivre dans un environnement concentrationnaire. Ma poule préférée est une nègre de soie qui contrairement à ce que son nom donne à penser est d’un blanc immaculé. Elle porte sur la tête une houppette digne d’un grand salon de coiffure. Nos amis Céline et Eric en avaient de magnifiques mais je crois me rappeler que chemin faisant, monsieur renard les avait trouvées à son goût. J’aime bien quand Muguette va chercher un oeuf tout chaud dans la paille et me le pose sur la joue avec douceur.

Après la rencontre avec les poules,  nous avons fait le tour du jardin. Le magnolia a souffert de ces derniers jours de grand vent. Ses bourgeons vont tomber avant d’avoir éclos. La véronique se plaît non loin du poulailler. Un magnolia commence à déplier ses fleures mauves. Dans le potager, des pieds de salade et des poireaux. Dans quelques semaines, la terre récemment retournée se couvrira de légumes. Muguette peste contre ses fils qui lui font obligation de planter tant de choses dans le potager. Mais je sais que ses deux fils font ça pour que leur maman ne s’ennuie pas, que l’action physique ne laisse pas de place à des pensées sombres quand, bientôt, elle sera tout à fait plongée dans le noir.

Avant que nous ne partions à Palerme, un matin, Muguette m’a dit sans tristesse: « Un jour, Anne-Lorraine, vous viendrez mais je ne serai plus là ». J’ai vite chassé cette pensée. En attendant, demain et jeudi, Muguette va au marché. C’est Dominique, une voisine, en congés, un peu plus âgée que son fils aîné, qui l’y emmène. A cause de la DMLA, Muguette n’a plus le droit de conduire. Cela lui coûte beaucoup de devoir dépendre de ses enfants, de ses amis, des voisins pour ses courses, les visites chez le médecin ou chez le vétérinaire pour Pépette, sa petite chienne, trouvée dans un refuge après la mort de son mari. Après le petit marché de Château-renard où elle en profitera pour acheter à la pharmacie les gouttes pour ses yeux, ce sera le grand marché à Courtenay. Je n’ai pu y aller qu’une seule fois en treize ans et il est absolument magnifique avec ses halles sur la grande place, ses étals et tous ses bancs de vêtements, sacs à mains, chaussures et autres articles de droguerie. Ce jeudi matin, je ne travaille pas. Je me serais bien jointe à Dominique et à Muguette mais je pense que Dominique a envie de profiter de Muguette en tête à tête.

La nature explose! Le lila pousse ses bourgeons. Les iris se dressent. Les pieds d’éléphant donnent des petites fleurs mauves. Les tulipes s’ouvriront bientôt. Rien de vraiment significatif du côté de la glycine mais quelques violettes près du trampoline. A deux jours du printemps, c’est merveilleux d’assister, comme tous les ans, au grand réveil de la nature. Quel bonheur que la chasse ait cessé! Les animaux vont pouvoir se reproduire en paix. J’espère revoir un jour les petites oreilles d’un jeune chevreuil dépasser entre les épis de blé.

Ce matin, prisonnier de la brume, le plateau offrait un tel contraste avec les ruelles pleines de couleurs et de vie de Palerme! Comme j’étais heureuse de découvrir enfin la capitale de la Sicile et de constater que sa mosaïque de peuples et de cultures y cohabitait paisiblement. La Sicile a été la porte d’entrée des migrants. Les migrants qui avaient survécu à la traversée de la Méditerranée arrivaient sur l’île de Lampedusa et à Catane, port à l’est de la Sicile réputée pour sa proximité géographique avec l’Etna actuellement entré en éruption et son marché aux poissons situé près de la cathédrale. Si le nouveau Président de la région sicilienne est un néo-fasciste élu avec l’appui de l’inoxydable Berlusconi, de nombreux maires, tel que l’emblématique Leoluca orlando, premier édile de Palerme, ont montré leur volonté de voir l’arrivée des migrants non pas comme un « fléau » mais comme une chance. A Palerme, la municipalité se dépense sans compter pour aider les migrants avec des cours d’italien, l’accueil des mineurs étrangers et des centres d’hébergement pour demandeurs d’asile. La capacité des pays à accueillir et à chercher des solutions pour les migrants est liée à sa propre histoire migratoire. Les Italiens et les Espagnols ont connu l’émigration. Ils ont su ce que c’était de s’éloigner de sa terre, de sa famille, de ses racines. Les Italiens s’exilaient pour trouver du travail. Les Espagnols fuyaient la guerre civile. Plus près de nous, c’est la jeunesse grecque qui a été obligée de quitter son pays plongé dans le chaos économique.

Dans un article publié le 9 janvier 2018 dans les colonnes de Libération et écrit par leur correspondant en Italie, Eric Jozsef, ce dernier avait recueilli les témoignages de Siciliens ayant fait le choix d’aider les migrants. Il citait ainsi les propos de Gaetano, un fonctionnaire sexagénaire venant en renfort de la soupe populaire près de la gare de Catane: «Quand on voit des gens dans le besoin, on ne peut pas rester sans rien faire. Dans le passé, nous avons été des émigrés et donc nous savons ce que veut dire être accueillis dans un pays étranger. Par conséquent, on sent le besoin d’aider. Pour nous, c’est normal. Nous ne sommes pas comme certains pays du nord de l’Europe, qui comptent avec une calculatrice combien de personnes ils doivent ou non faire entrer. Nous, nous aidons le plus possible.»

Partout en Sicile, les maires et les habitants se sont mobilisés pour venir en aide aux migrants déjà si durement éprouvés par la traversée du Sahara (très souvent) puis celle de la Méditerranée. L’arrivée de migrants a permis de redonner vie à des villages dépeuplés mais, malheureusement, le manque de travail tant pour les Siciliens que les nouveaux arrivants demeure un problème majeur. Beaucoup de migrants sont condamnés à travailler tels des esclaves dans les champs et d’autres sont soumis au racket de la mafia.

Stéphane et moi avons pu constater à Palerme combien les échanges entre les communautés étaient harmonieux. Sur le marché de Ballaro, les mélanges d’odeurs, de saveurs, de musiques et de langues permettent d’imaginer ce qu’a pu être Palerme en l’an 1000. En France, sur nos marchés, il est moins évident de voir les communautés se mélanger aussi facilement. Il est triste de constater à quel point la crise financière et économique de 2008 a conduit la plupart des pays européens à se replier sur eux-mêmes et a été à l’origine d’une poussée nationaliste aux forts accents racistes et xénophobes. Quand on sait que Marine Le Pen, dans ses meetings, explique que l’Etat français alloue plus d’aides à un migrant qu’à un retraité, on ne peut que s’inquiéter!

Dans le prolongement de cette découverte de Palerme, j’ai eu envie de voir un documentaire sorti en février 2018  » Un jour ça ira ». C’est dimanche après-midi que Stéphane et moi l’avons regardé tandis que les filles travaillaient et que Louis jouait avec un camarade dans le jardin. Je regrette que notre trio n’ait pas vu ce documentaire qui donne à réfléchir dans la durée et à s’interroger sur la manière dont nous voulons dérouler notre existence: centrés sur nous-mêmes et notre réalisation personnelle ou ouverts aux autres et désireux de leur venir en aide dans la mesure de nos capacités et, sous réserve que prendre soin des autres ne soit pas un moyen de s’éloigner de soi-même et ne conduise pas à délaisser ses proches. Les êtres animés par une vraie dimension universelle devrait, d’ailleurs, renoncer à fonder une famille. Ce documentaire a été réalisé par Stan et Edouard Zambeaux. Pendant plusieurs mois, ils ont filmé le quotidien de jeunes et de leurs familles vivant dans un centre d’hébergement d’urgence, rue Saint Pétersbourg, dans le huitième arrondissement, près de la place Clichy à Paris nommé l’Archipel. Ce centre est géré par l’association Aurore qui, depuis un siècle, vient en aide aux personnes en situation de précarité ou d’exclusion.

http://aurore.asso.fr/association

Le premier film des frères Zambeaux « Des clés dans la poche » était déjà indirectement consacré à l’association Aurore, à travers le parcours de quatre personnes ou familles, sans abri et relogés à Aurillac.

Un groupe de jeunes du centre est sollicité par un journaliste de Libération et une musicienne pour mettre des mots écrits et chantés sur leur passé, leur présent et leur futur. L’atelier d’écriture débouche sur des récits qui seront publiés dans Libération. L’atelier musique permet d’écrire et de composer les paroles et la musique des chansons pour un spectacle donné alors que tous savent que le centre va être évacué en vue d’une prochaine réhabilitation. Les enfants et les adolescents viennent du Sénégal, du Soudan, du Pakistan, du Bangladesh, d’Afghanistan, de Tunisie ou encore d’Italie. Ils sont chrétiens ou musulmans. Souvent, de leur famille, il ne reste que la maman. On ressent à quel point les papas font défaut, combien ils manquent à leurs enfants mais on ne sait jamais pourquoi ils ne sont plus là. Ils vont à l’école, au collège ou au lycée. Les mamans travaillent souvent en tant qu’employées de ménage dans des bureaux. Elles partent aux aurores. Les salariés ne les croisent jamais.

https://www.youtube.com/watch?v=PMDqNsPAXMA

Le centre ressemble à un ancien hôtel ou à un hôpital avec ses petites chambres desservies par de longs couloirs, son grand réfectoire, sa cage d’escalier immense. Le centre a des airs de vieux vaisseau échoué. Il jouxte une église toute blanche désaffectée transformée en une incroyable bibliothèque et dans laquelle a été installé le piano autour duquel les jeunes se réunissent pour travailler avec Peggy Rolland, la pianiste dont l’exigence et la bienveillance permettent une vraie libération par l’expression des émotions et le dépassement de soi.Les frères Zambeaux mettent particulièrement en lumière Djibi, Ange, Mouna et Yahia.

https://www.youtube.com/watch?v=Ru_r7mc_EDM

Grâce aux deux ateliers de création, les jeunes peuvent exprimer leurs rêves qui, pour tant d’autres sont des réalités si évidentes qu’ils ne se rendent pas compte qu’ils sont chanceux. Ces jeunes rêvent d’avoir un jour une maison ou un appartement où ils vivront tranquillement avec leurs proches, une chambre qu’ils n’auront plus à partager, des amis dans la durée et, bien sûr, de ne pas être séparés de ceux qu’ils aiment.

L’annonce de l’évacuation du centre est très mal vécu par les jeunes et leurs familles. Ils ont déjà été tellement ballottés depuis le départ de leur terre natale. Ils savent qu’ils seront séparés de leurs amis. Il va falloir encore repartir et trouver ses marques ailleurs. Impossible de retenir ses larmes devant l’émotion qui s’empare de Djibi qui, sur la scène, pendant le spectacle, avant l’évacuation du centre, dit son amour à sa mère, son attachement au centre, aux personnes qu’il y a rencontrées et sa peine de les quitter.

https://www.youtube.com/watch?v=D0MFyG9hUN0

« Je transporte ma vie en valise mais comme c’est lourd de déménager, j’ai appris à voyager léger. C’est ça être un serial déménageur ». Cette phrase est de Djibi qui, après l’évacuation du centre, ira vivre à nouveau dans un centre avec sa maman. Ce film m’a particulièrement touché comme me touche tout ce qui a trait à la précarité et à la vie des personnes en situation de vulnérabilité car, adolescente, avec ma famille, nous avons traversé un moment très difficile. Par ailleurs, je me sens en communauté d’esprit avec ceux qui n’ont pas de racines. Bien sûr, et j’ai beaucoup de chance, ce ne sont pas des guerres ou des famines qui nous jetaient sur les routes ma famille et moi et, sur ces routes, la langue et la culture demeuraient inchangées mais, malgré tout, je comprends ce que le manque d’enracinement réel peut signifier. A chaque déménagement, je me souviens avoir pleuré et m’être sentie perdue quand nous posions nos bagages dans une nouvelle ville.

Ce matin, à l’heure des braves, avec Fantôme, dans la cuisine, j’entendais à la radio que le nombre de sans domicile fixe avait encore augmenté et que de plus en plus de femmes seules avec leurs enfants en situation de précarité n’arrivaient plus à avoir accès à des produits d’hygiène tels que shampoing ou déodorant. Je me rappelle une conversation que j’ai eue voici quelques années avec notre cousin Jean-Guilhem Xerri. Jean-Guilhem qui se définit comme un psychanalyste-thérapeute a été pendant de longues années, en plus de son poste de biologiste médical à l’hôpital, bénévole, la nuit, pour l’association Aux Captifs la libération avant d’en exercer les fonctions de président. Jean-Guilhem me parlait des femmes dans la rue et des problèmes auxquelles elles étaient confrontées. A côté des actes de violence au quotidien, il y avait la souffrance de se voir dégradée dans sa féminité. Grâce à lui, je découvrais l’existence de ce salon social « Joséphine » imaginé par la coiffeuse Lucia Iraci. Le tout premier salon a ouvert en 2013 dans le quartier de la Goutte d’Or, à Paris. Il accueille des femmes en situation de précarité qui n’ont plus les moyens de prendre soin d’elles. Contre une participation de trois euros, ces femmes peuvent une fois par mois et en plusieurs fois, se faire coiffer, maquiller, bénéficier de soins esthétiques, de cours de gym, de relooking et aussi de prêt de vêtements si elles doivent se présenter à un entretien d’embauche ou participer à un évènement important.

Comme souvent, derrière cette association se cache l’histoire d’une femme qui, après avoir beaucoup souffert et s’être battue dans la vie pour réussir, a eu envie d’aider d’autres femmes. Si j’avais pu donner vie à mon projet de « maison des femmes », j’aurais aimé collaborer avec Lucia Irci.

Je ne sais pas quelles voies nos trois enfants choisiront pour se réaliser mais si, dans leur vie, ils demeurent attentifs aux autres, cherchent à s’engager dans des projets à haute valeur humaine et sont capables de vivre vraiment le partage alors je me dirai que leur papa et moi nous aurons su leur transmettre des valeurs essentielles.

Au tout premier jour du printemps, l’hiver joue les prolongations: -2 degrés et un plateau tout blanc dans le soleil naissant. Les violettes étaient tétanisées. J’en ai ramassées quelques unes. Dans la chaleur de la maison, elles vont pouvoir libérer ce parfum subtil qui me rappelle toujours celui de la poudre de riz que notre arrière-grand-mère utilisait et qui formait un léger nuage au-dessus de sa coiffeuse quand elle l’utilisait.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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