Chronique spiripontaine, chronique de 5 jours en Gard rhodanien

 

IMG-20130823-00624.jpgIl est déjà neuf heures du soir quand la voiture quitte le pont, le pont de la ville de Pont Saint Esprit, un pont dont la construction a commencé en 1265 pour s’achever en 1309. Elle a été ordonnée par le frère de Saint Louis dont c’est la fête justement ce 25 août. Elle a été confiée à la branche pontife des Hospitaliers, les constructeurs formés par cet ordre de moines-soldats pour faciliter les pèlerinages. Plus vieux pont sur le Rhône, point de passage entre le Languedoc et la Provence, il a fait la richesse de la ville qui prélevait un impôt auprès de ceux qui l’empruntaient. Ce sont des millions de pèlerins en route pour Saint Jacques de Compostelle ou pour la terre sainte qui sont passés au-dessus de ses hautes arches dominant un Rhône tempétueux, un Rhône célébré par Mistral, un Rhône presque dompté après la construction du grand barrage hydroélectrique de Donzère-Mondragon. La captation des eaux du Rhône permet d’assurer la production annuelle de la ville de Lyon ! Mais le fleuve reste sauvage et le barrage ne l’empêche pas de sortir de son lit, d’inonder les villages environnants quand les eaux de l’Ardèche grossissent et viennent s’unir à lui non loin du pont.

 

 

 

Lamotte-du-Rhône-20130823-00626.jpgL’église Saint Saturnin sera bientôt illuminée. On ne pourra plus deviner les contours du mont Ventoux. Les hirondelles tournoient autour du clocher et les hérons tiennent leurs positions sur les plages de galets du fleuve. Par la fenêtre entrouverte, elle respire l’odeur des figuiers et de la vase et, maintenant, le parfum sec de l’immense allée de platanes qui s’ouvre devant eux. Elle se demande de combien de centimètres les arbres ont grandi depuis qu’elle est née. Elle ne sait pas. Elle se tourne vers son mari qui lui répond 10 centimètres. C’est si peu en 44 ans ! Dans la voiture, les enfants sont encore calmes et le chien et le chat, installés de façon à se faire face et se rassurer l’un l’autre, ne disent rien. Un plateau de nectarines surmonte les valises. Elle l’a acheté à un de ses amis qui tient un banc le samedi matin sur le grand marché de Pont, non loin du marchand de jouets et de babioles hautes en couleurs qui lui plaisaient tant quand elle était petite.

 

 

 

Pont-Saint-Esprit-20130820-00496.jpgElle a toujours ce même petit pincement au cœur quand sa mère leur dit au revoir et que la voiture prend la direction du pont. Elle est si attachée et à la maison et à la ville. Toute son enfance et son adolescence ont valsé au rythme des  mouvements préfectoraux. Pendant 17 ans, sa vie a été entre les mains de Premier Ministre et de Ministre de l’Intérieur qui décidaient, par décret signé en Conseil des Ministres, de leur lieu de vie. Sa mère était paniquée dés qu’il s’agissait de déménager. Elle avait un grand besoin de repères fixes. Son mari qui savait dans quel état de fragilité la perspective d’un nouveau déménagement la plongerait finissait par lui en faire part presque à la dernière minute, une manière, aussi, peut-être, de chercher à protéger deux enfants très exposés aux angoisses maternelles. A 17 ans, son bac en poche, elle est venue vivre à Paris chez sa grand-mère maternelle car une partie de la famille était parisienne depuis les années 30. Elle y avait vécu 12 ans et avait légitimement pu penser qu’elle avait posé définitivement ses bagages. Des cartons, elle avait continué d’en faire mais c’était uniquement pour voyager dans Paris, s’offrir la connaissance profonde d’un nouveau quartier. Ainsi, en 12 ans, elle était passée du 17ième au 6ième où elle avait eu deux adresses, du 6ième au 17ième, du métro Ternes à Reuilly-Diderot, de la rue Crozatier à la place Dorée dans le 12ième, du 12ième à la rue de la Roquette et enfin de la proximité avec le cimetière du Père-Lachaise à la vie à Ménilmontant.

 

 

 

Adieux.jpgElle pensait ne plus bouger, continuer sa vie à Paris mais c’était sans compter sur le destin qui avait décidé qu’elle ne devait pas s’endormir dans une existence déjà partiellement écrite. Un soir de septembre, en 1997, elle rejoignait pour un dîner une amie d’enfance de la Martinique, une amie de 25 ans et son futur mari. Ils louaient un appartement très agréable dans le 18ième. Leurs fenêtres donnaient sur un bout de butte tout vert et, par un escalier, on accédait au Sacré Cœur. C’est à la faveur de ce dîner improvisé à la dernière minute qu’elle devait faire la connaissance de son futur mari. Tout de suite, elle avait succombé à son âme d’artiste, avait été séduite par son ton libre. Elle avait été légèrement déroutée quand il lui avait posé deux questions qu’on ne lui avait jamais posées : serait-elle capable de voyager pendant un an avec un sac à dos tout autour de la planète et pourrait-elle adopter des enfants ? Elle avait répondu par l’affirmative à ces questions si peu banales sans se douter un seul instant que trois ans plus tard, ils s’envoleraient depuis l’aéroport Saint Exupéry à Lyon avec deux vélos en soute pour le début d’une année de voyage. Elle ne savait pas plus qu’ils auraient trois enfants et un chien. En revanche, ils n’adopteraient pas d’enfants ce qu’elle aurait été vraiment heureuse de faire s’ils ne leur avaient pas fallu 16 ans de marches en haute-montagne sur des sentiers dangereux et vertigineux pour apprivoiser une forme de bonheur et personnel et conjugal. Pendant 16 ans, toujours encordés l’un à l’autre, ils avaient marché l’un à côté de l’autre ou l’un derrière l’autre. Parfois, ils communiquaient. Parfois, ils n’arrivaient plus à se parler car le chemin était trop dur et que le souffle manquait. Dans les moments les plus difficiles, les passages de névés auxquels on ne s’attend pas, les orages aussi subits que violents, les pierriers géants, le froid mordant, ils n’avaient pas renoncé. Ils ne perdaient jamais de vue le col à atteindre même quand le brouillard le dissimulait à leurs yeux fatigués. Parfois, il avait voulu emprunter une voie plus facile et inlassablement, elle lui avait rappelé le proverbe bouddhiste : « des deux voies, toujours, choisis la plus difficile ». Alors, ils étaient repartis. Elle, de son côté, parfois, elle avait craint de ne plus réussir à l’accompagner. Elle sentait que ses forces l’abandonnaient comme cette nuit où, après une heure en salle de naissance, elle avait songé, une seconde, une seconde seulement, qu’elle ne réussirait pas à mettre leur seconde fille au monde et, en l’espace d’une seconde une seconde seulement parce que la sage-femme venait de lui dire que son enfant était fatigué, elle avait plongé au plus profond d’elle-même et en était revenue avec les ressources nécessaires pour libérer leur Victoire de ce début de souffrance.

 

 

 

IMG-20130823-00622.jpgAlors, par amour, elle avait commencé à naviguer entre Paris et Montbrison, entre les couloirs de l’université, les salles de la bibliothèque et un appartement dans la Loire, une usine et une maison dans la Dômbes. Après leur mariage, elle avait rejoint son mari dans la Loire. Un an après, ils quittaient la France pour une année et, à leur retour, sans travail ni point de chute, ils s’étaient installés dans la maison de Pont-Saint-Esprit. La maison avait été achetée par un arrière arrière grand-père qui y vivait tout en y exerçant son métier de confiseur. Il expédiait ses pralines jusqu’en Belgique. Après la mort de sa femme, Louise que l’on voit sur des photos habillée de noir et assise sur une chaise en paille, la maison avait été léguée au fils aîné, Emile, qui, était devenu proviseur de lycée quand sa femme et lui auraient pu enseigner la langue allemande qu’ils aimèrent toute leur vie et continuèrent de parler entre eux quand ils ne voulaient tenir à l’écart leurs deux fils et leurs deux filles et qui lui permit de revenir des bureaux de la Gestapo parisienne où il avait été conduit avec une petite valise à la hâte préparée. La maison est devenue une maison de vacances où le couple des grands-parents Chamoux accueillait leurs enfants et leurs petits-enfants. Ils sont donc les premiers à revivre à l’année une maison que sa mère a souhaité conserver après la mort de sa grand-mère et que son mari a consentie à acheter quand, peut-être, il aurait préféré avoir un pied à terre dans le Finistère sud.

 

 

 

Pierrelatte-20130824-00635.jpgCe qui ne devait durer que quelques mois s’est finalement prolongé pendant 4 ans et deux petites filles sont nées dans le Gard, comme leur grand-mère et son grand-père et les parents de son grand-père. Mais la maman n’a pas été obligée en pleine guerre de parcourir les 40 kilomètres qui séparent Pont de Nîmes. Elle a accouché à la maternité de Bagnols sur Cèze. Leur aînée est particulièrement attachée à la maison et à la ville. Elle est blonde et a des yeux d’un bleu céleste comme un grand nombre de provençaux, comme la grand-mère maternelle de son papa qui a vu le jour à Châteaurenard, dans les Bouches du Rhône et a eu du mal à s’acclimater, après son mariage avec un bressan rencontré à Bagnols, aux kilomètres qui la séparaient de sa mère dont la maladie l’avait contrainte à renoncer au métier d’institutrice dont elle rêvait, aux hivers brumeux de la plaine de la Dombes, aux marchés ensoleillés, aux messes de minuit traditionnelles, à la langue de Mistral, à la cuisine à la crème et aux croassements des grenouilles infiniment moins doux à l’oreille que les chants des cigales !

 

 

 

Pont-Saint-Esprit-20130825-00642.jpgIls remontent la grande route bordée de platanes. L’air est léger. Le mistral est tombé. On dit qu’il peut rendre fou comme le vent d’autant, le vent du large, qui balaie les hauteurs de la montagne noire et qui meurt dans des rideaux de pluie. A Pont, pendant cinq jours, elle a vécu comme les provençaux. A pas de souris, elle quittait la maison à six heures avec Fantôme et tous deux prenaient la direction du Rhône. Ensemble, ils écoutaient les grenouilles chanter, saisissaient les premières lueurs roses sur le mont Ventoux, respiraient l’odeur des figuiers. Ils marchaient une bonne heure et entraient dans le cimetière de Pont. Ils remontaient l’allée qui longe le mur de droite et avançaient en direction de l’if immense au bas duquel se trouve la tombe de ses arrière grands-parents, Henriette la vosgienne et Emile l’enfant du pays. Voulant vivre l’éternité de Philémon et Baucis, ils avaient souhaité être enterrés à l’ombre d’un arbre. A côté de cette tombe, une autre, plus haute, taillée dans une pierre blanche et dans cette tombe un corps entier, celui de sa grand-mère maternelle (1918-1998), une moitié de corps, celui de son père (1942-1999) et pas de corps du tout mais une plaque posée en mémoire de son grand-père, le père de sa mère, mort à Mauthausen (1913-1944). A l’âge de 40 ans, son père à elle avait commencé à rédiger son testament, et il disait à sa sainte Trinité féminine, sa femme et ses deux filles, qu’il souhaitait être incinéré pour que son corps soit réparti entre deux tombes, celle de sa mère enterrée en Bretagne et celle qui, plus tard, accueillerait le corps de sa femme. Elle ne pourra jamais le dire à sa mère, qui, peut-être, lira sa chronique, mais elle se demande dans quelle mesure les cendres destinées à la terre gardoise n’ont pas vocation à remplacer un corps maquant parti en cendres et mélangées à des tonnes de cendres dans un camp de concentration. Ne s’appelait-il pas Raymond comme son beau-père ? N’avait-il pas les yeux bleus comme lui ? N’avait-il pas fait l’ENA quand lui était sorti de l’X ? N’était-il pas né un 1er janvier quand lui avait vu le jour un 29 décembre, tous deux des capricornes solitaires et courageux, entiers et tendres ? Ne portait-il pas un nom de famille dont les origines étaient similaires aux siennes ? Et sa femme, toute jeune fille à 19 ans, du côté de la rue Saint Guillaume, n’avait-elle pas vu en lui le père qui les rassurerait sa mère et elle ?

 

 

 

IMG-20130822-00606.jpgL’allée des platanes est derrière eux. La voiture s’engage sur une autoroute saturée. Les enfants ont chaud. Le chat miaule. Le chien s’agite. La maman de trois repense à ces rencontres incroyables faites en cinq jours, ces personnes rencontrées dans un lieu magique devenu en huit moins une institution : le café des Fleurs. Pierre, son père, l’a pensé avec sa femme, analyste, pour les femmes. Elle se rappelle ce café pris au comptoir au milieu des fleurs, dans un lieu où les yeux ne se portent que sur du beau. Elle avait écouté Pierre, avec attention, lui parler des femmes, des femmes qui l’avaient élevées, des femmes qu’il avait aimé, de sa femme, de sa fille. Il avait été très impressionné par l’attitude combattive des femmes dans les bras de fer menés contre le maire de la ville, des manifestations malheureusement relayées par les médias. Il avait glissé que s’il avait été un général il aurait levé une armée de femmes. Il lui parle de leur force puisée dans cette vie qu’elle donne, qu’elle protège, de leur courage, de leur générosité. Il lui avait fait part d’une réflexion qu’elle avait déjà eue : dans les familles, ce sont les femmes qui rappellent à leurs hommes les anniversaires de leurs parents, de leurs enfants, des filleuls. Ce sont les femmes qui pensent aux cadeaux de Noël. Ce sont les femmes qui pensent d’abord aux autres et ensuite à elles. Elle avait été touchée par ce discours et elle avait pris la parole pour dire une vérité, pas agréable à entendre pour les femmes : si elles ont la générosité chevillée au corps, elles ont aussi, trop souvent, la mesquinerie accrochée au cœur et se laissent aller à bien des petitesses. Il semblerait que l’homme ait reçu comme cadeau de naissance, la grandeur d’âme, une forme de noblesse dans les sentiments. Il suffit d’opposer deux femmes et deux hommes pris dans le piège de la jalousie ou du dépit amoureux. Les femmes peuvent se battre comme des tigresses, chercher à diminuer la rivale dans sa féminité ou, alors, ne plus lui adresser la parole pendant une vie entière. Deux hommes se bagarrent, se relèvent, se serrent la main et vont boire un verre ensemble. Une femme ne sépare pas deux hommes, un homme sépare deux femmes et Guitry ne s’y trompait pas lui qui écrivait : « deux femmes s’entendent toujours…sur le dos d’une troisième ! ».

 

 

 

Lamotte-du-Rhône-20130821-00538.jpgAlors, Pierre, si respectueux des femmes, a voulu imaginer un lieu pour elles, un endroit où elles pourraient venir de 7 heures du matin jusqu’à 20 heures, sauf les soirs de concert, sans craindre une mauvaise rencontre, sans redouter d’être importunée, des espaces aux ambiances différentes parce que l’humeur d’une femme est changeante comme les yeux bleus qui reflètent la couleur du ciel. Elles peuvent venir avec leurs amies, leurs enfants, en famille ou seule. La musique est toujours agréable, à dominante jazz. Sur les tables, la presse nationale et régionale est accessible et le samedi, on trouve des magazines. C’est chez Pierre qu’elle a rencontré deux femmes artistes, deux peintres, deux tempéraments très opposés, un homme qui avait connu son père et qui, 16 ans plus tard, avait encore les yeux humides en évoquant son souvenir. C’est chez Pierre qu’elle a invité ses amies à boire un café, un jus de fruits pressés. C’est chez Pierre qu’elle a retrouvé une amie peintre si talentueuse et vraie dans sa démarche, Virginie Peyric, fille d’un plongeur archéologique des calanques et son compagnon un soir de concert.  C’est chez Pierre qu’elle a invité à déjeuner sa mère, son mari et les enfants. C’est avec la femme de Pierre, qu’à la veille du départ, elle a mis des mots sur ce qu’elle avait vécu, compris et intégré en 5 jours et presque 5 nuits.

 

 

 

Mondragon-20130821-00515.jpgPont renaît de ses cendres tel le phoenix. Pont, ville des arts, ville ouverte sur le monde comme le port qu’elle abritait jadis. Pont, une ville qui cherche des personnes de bonne volonté pour relever un magnifique défi, celui de lui rendre ses lettres de noblesse…Ce n’est pas rien et elle aimerait en être !

 

 

 

Lamotte-du-Rhône-20130821-00529.jpgPour finir, un poème écrit le 12 septembre 1997, dans le TGV qui la conduisait à Saint-Etienne où, sur un quai de la gare, un homme habillé avec une queue de pie, l’attendait en dissimulant dans son dos un large bouquet de fleurs mais aussi d’épines car la vie est ainsi faite et que les épines sont nécessaires pour mieux apprécier le parfum des roses de nos jardins.

 

 

 

Ta chaleur me plait, je la connais.

 

Ton air me sourit, c’est un ami.

 

Rhône, tu m’envoutes, tu charries la vie.

 

Rhône, au corps large, aux îles remuées par le mistral, aux tableaux changeants pour mes yeux d’éternel enfant, tu es l’amant.

 

Sur ta terre du Midi, sur tes plages aux plages caillouteuses, les arbres bougent avec un génie sans pareil.

 

Le long de tes rives, combien de fois me suis-je promenée, recherchant le passé, scrutant l’avenir à en oublier le présent ?

 

Dans tes eaux vertes, combien de larmes ai-je versées, au son des cloches d’une église martyrisée ?

 

Du haut du pont Saint Esprit qui te défie j’ai juré le bonheur aux heures les meilleures celles où le Ventoux surgit.

Ô Rhône, bien souvent, la vie nous tient éloignés l’un de l’autre, mais jusqu’au bout, c’est à tes sources que je viendrai communier, c’est dans ta violence que je trouverai la paix et c’est sur le pont Saint Esprit que je viendrai te retrouver pour sourire à la vie et te parler de l’enfant que je porterai.

Lamotte-du-Rhône-20130820-00494.jpgAnne-Lorraine Guillou-Brunner