Dans les fratries, l’aîné est toujours celui qui fait toutes les expériences en premier et qui conduit ses parents à les vivre avec lui: conception, grossesse, naissance, allaitement, entrée à l’école maternelle et primaire, au collège, au lycée, puis le départ de la maison avec les études, les chagrins d’amour, la visite chez le gynécologue, le mariage (pas complètement démodé), l’annonce de la grossesse…Cela vous semblera dingue et c’est certainement une déformation de mon métier de sophrologue qui sait que le cerveau se programme, se déprogramme et se reprogramme à l’infini mais je me prépare déjà à mon futur rôle de grand-mère!
Nos enfants, souvent, nous disent que, plus tard, ils nous confieront leurs enfants à garder. Dans le secret de mon coeur, j’espère, cette fois, que la malédiction qui semble frapper ma famille est terminée. Il nous a manqué à ma soeur et à moi une grand-mère paternelle et un grand-père maternel et les six petits-enfants de notre mère n’ont pas connu leur grand-père maternel. J’espère, enfin, que Stéphane et moi, ma soeur et son mari, nous pourrons vieillir ensemble et connaître la joie de la grand-parentalité à deux. Quand je vois le bonheur vécu par mon unique oncle paternel et sa femme, ma marraine, auprès de leurs trois petits-enfants, je me dis que c’est merveilleux de glisser en couple du statut de parents à celui de grands-parents et, aussi, d’arrière-grands-parents. Notre grand-mère maternelle aura pu profiter vraiment de quatre de ses petits-enfants. Louis n’avait que sept mois quand elle a quitté, à son corps et à son âme défendants, le monde des vivants et Charlotte est venue au monde dix ans après sa mort. Nous avions eu la chance ma soeur et moi d’avoir une grand-mère étonnamment moderne, libre, artiste et ultra dynamique. Elle fut une arrière-grand-mère joyeuse, paisible, capable d’endormir un bébé avec une berceuse et de ramasser inlassablement le petit jouet qu’il faisait tomber. Elle avait couru toute sa vie. Elle avait connu un drame terrible. Son pauvre coeur était fatigué. Elle avait désormais tout le temps de veiller sur le sommeil d’un bébé et de tenir à distance les mauvais rêves.
Toutes ces premières fois sont réservées à l’aîné à moins que le second le talonnant en âge et plus téméraire ne quitte le nid avant lui. Quand nos enfants sont venus au monde, ma soeur cadette qui s’est passionnée pour la chiromancie à l’âge de huit ans, en même temps qu’elle commençait le théâtre, a potassé à l’adolescence des ouvrages pointus sur l’astrologie, est comédienne, auteur, metteur en scène, réalisatrice et graphologue a eu la gentillesse de réaliser des thèmes astrologiques pour ses neveux. Elle m’avait dit de Victoire, notre seconde fille, qu’elle partirait de très bonne heure de la maison. Ultra indépendante, elle saurait vite ce qu’elle voulait faire et se réaliserait dans un métier artistique qui lui apporterait une vraie reconnaissance.
Ce matin, Victoire, comme Céleste avant elle, est partie pour un séjour en Auvergne. Depuis le chalet « les Pinsons-la Marjolaine »situé à la Bourboule, les quarante-cinq collégiens s’initieront au ski alpin, au ski de fond, au biathlon, aux raquettes, se laisseront tirer par des chiens de traîneau, découvriront la fabrication du Saint Nectaire et se familiariseront avec les plats célèbres de la cuisine auvergnate. Les journées seront denses pour les élèves et leurs quatre professeurs sans l’investissement desquels ces séjours ne verraient jamais le jour. Sur les photos et dans les vidéos, leurs mines réjouies et les étoiles faisant pétiller leurs yeux diront leur bonheur de partager ces quelques jours presque tous ensemble car, malheureusement, certains collégiens désireux de partir seront restés. Le collège n’a pas les moyens financiers de financer un autre car. En observant Victoire grimper dans le bus et aller s’installer tout au fond avec ses grandes amies, je vois défiler une multitude de souvenirs: le tout premier départ pour une classe de mer dans le Morbihan quand elle était en grande section de maternelle, un séjour en Vendée quand elle était en CM2 et les deux colonies de vacances. Ce matin, dans la nuit et la bruine, il faut que je l’appelle pour l’embrasser avant qu’elle ne prenne place dans le bus. Elle partait sans me dire au revoir. Je m’en amuse. D’autres mamans aussi, car Victoire n’est pas la seule qui est prête à larguer les amarres sans un baiser pour sa vieille mère!
Je n’ai jamais été une maman dont le coeur se serrait en voyant ses enfants partir. Je me suis tellement occupée de mon trio que je peux même dire sans complexe que je suis heureuse quand il s’en va! Le problème évident quand on a trois enfants étant qu’il est très rare qu’ils soient absents en même temps! Quand j’étais étudiante, j’ai eu la chance de découvrir « le prophète » de Gibran et de faire mienne sa conception des relations entre les parents et leurs enfants. J’ai toujours pensé que mes enfants me traversaient, que s’ils étaient de moi, ils n’étaient pas à moi. Mon rôle se limite à les aider à grandir sur un chemin aussi lumineux que possible mais sans chercher à le priver de ses ornières et de ses carrefours faisant naître l’embarrassante question du choix. Nos filles sont entrées en adolescence, une période qui voit parfois naître les premières amours. Je ne les interroge jamais. Non pas que cela ne m’intéresse pas mais parce que j’ai un respect absolu pour leur vie privée. Louis, souvent, rapporte des petits mots de son amoureuse pliés au fond de son cartable ou, alors, j’en trouve dans les poches de son manteau. Jamais, il ne me viendrait à l’idée d’en ouvrir un pour en lire le contenu. Je me suis jurée de ne jamais interférer dans la vie amoureuse de nos trois enfants. Même si, plus tard, je devais ne pas être certaine qu’ils fassent le bon choix, je me garderais de le leur dire sauf s’ils me demandaient mon avis. J’ai trop vu de mères abusives terrorisées à l’idée de perdre leur fils ou leur fille. Les pères peuvent, bien sûr, être abusifs mais ce sont surtout des exemples de mères que j’ai eues autour de moi. Des mères ogresses qui ne se voient pas vivre sans leurs enfants. Ce sont souvent des mères qui ne savent pas se situer par rapport à leurs enfants. Elles passent de la fusion à la distance, de la chaleur des Tropiques à la froideur des Pôles. Ces mères n’arrivent pas à comprendre que l’amour maternel et l’amour que l’on porte à son compagnon ou à sa compagne ne sont pas des amours de même nature. Cette incapacité à les différencier conduit ces mères à voir dans l’être aimé et choisi par leurs enfants un ou une rivale et exiger de leurs enfants qu’ils choisissent entre elles ou celle ou celui qui est un danger car il est un Autre.
Forte de ma lecture de Gibran, désireuse d’être une mère qui laisse à ses enfants une grande liberté, j’étais heureuse de lire la joie sur le visage de Victoire. Victoire et ses amies étaient installées tout au fond du car. Toutes riaient. Nous, les parents, sur le trottoir froid mouillé par une pluie fine, qui attendions leur départ, nous n’existions plus. Quand le conducteur a éteint les lumières, c’est un parterre d’écrans qu’on a vu scintiller dans cette fin de nuit poisseuse. Le car s’est ébranlé et une forêt de petites mains s’est levée pour répondre aux signes des parents. Finalement, nous existions encore un peu! Sur le chemin du retour, dans une aube bleue, j’ai croisé le car qui conduisait Céleste et ses amis au collège. J’ai craint qu’elle n’ait oublié son sac pour sa première séance de piscine.
La valise de Victoire était prête depuis quinze jours. Victoire a fait des progrès. Pour sa dernière colonie en Vendée, elle avait commencé à préparer ses affaires un mois avant! Hier soir, alors que j’essayais de terminer la lecture d’un ouvrage admirable dont je vous parlerai bientôt « le corps de l’enfant est le langage de l’histoire de ses parents » de Willy Barral, analyste d’influence yungienne formé par Françoise Dolto et Pierre Solié, j’entendais Victoire qui allait et venait entre sa chambre, le garage et la salle de bains. Comme je le fais toujours quand les enfants partent et profitant d’un moment où elle n’était pas là, j’avais glissé entre deux piles de vêtements une enveloppe contenant une carte postale représentant un pic épeiche. Victoire aime observer celui qui a élu domicile dans le jardin depuis la fenêtre du couloir. Victoire n’a pas voulu que je lui donne des enveloppes timbrées pour écrire à sa famille proche. Dans un profond soupir, elle m’a dit qu’il fallait que je comprenne qu’elle n’aurait vraiment pas de temps pour ça. J’ai souri et ai quitté sa chambre avec mes quatre enveloppes et un carnet de timbres figurant différentes races de coqs. Céleste n’avait pas de portable pour donner de ses nouvelles. Victoire en a un. Je m’interdis de l’envahir. Cette aventure est la sienne. Je sais que, ce soir, certainement, elle appellera pour partager avec nous ses premières impressions: la chambre, le lac de Guéry, le Puy-de-Dôme, les descentes en luge, la marche en raquette et le bon dîner.
Tandis que j’écris entre deux rendez-vous, le radiateur d’Ar-Men émet des bruits étranges qui ressemblent aux gargouillis d’un Schrek affamé! Sur le plateau, nous ne verrons pas le soleil. Notre berger australien n’en peut plus de la boue des chemins qui s’accroche à son épaisse fourrure, de la pluie qui brouille le paysage et noie les champs. Tous les matins, nous observons le même groupe de chevreuils en lisière de bois. Souvent, je rencontre Muguette qui sort de sa maison pour aller nourrir ses moutons avec sa petite chienne dans son sillage. Muguette a perdu son mari brutalement, violemment voici quatre ans. Atteinte de DMLA, elle s’enfonce inexorablement dans une nuit de plus en plus noire. Mais elle a toujours le sourire et des yeux pétillants d’un beau bleu profond. Ce matin, nous parlons des animaux de la ferme de son neveu, Philippe. Rosalie, la truie, l’inquiète. Muguette pense que Rosalie est malheureuse, s’ennuie, tourne en rond dans un espace trop restreint. Muguette me parle du chat noir que son mari et elle avaient adopté et qui, tous les soirs, venait frapper au carreau de l’une des fenêtres du salon, entrait et se glissait sous le gilet de son mari tandis que ce dernier s’endormait devant la télévision. Je me demande comment Muguette avec ses yeux défaillants réussit encore à avoir un si magnifique potager au retour des jours plus longs. Muguette me rappelle un peu la tante et marraine de notre père qui, dans le sud du Finistère, possédait une petite ferme. Muguette parle beaucoup plus que la marraine. Muguette porte un jogging, des bottes fourrées, une robe d’intérieur semée de fleurs bleues et un bonnet bleu également. Je resterai bien avec Muguette mais le temps passe. Ses moutons vont s’impatienter et, de mon côté, il faut que je me change. Je ne peux pas recevoir mon premier patient avec un jean maculé de boue et des cheveux en bataille.
Tandis que je finis les quelques mètres qui me sépare de la maison, mes yeux rencontrent les premières violettes. Je me penche pour en ramasser quatre. Dès qu’elles seront au chaud, elles exhaleront ce parfum subtil que j’aime tant et qui me rappelle l’odeur de la poudre de riz de la mère de notre grand-mère maternelle. Petite fille, quand nous vivions à Paris, je passais beaucoup de temps avec notre grand-mère et notre arrière-grand-mère. Nous habitions dans le même immeuble situé près du parc Monceau. C’est notre arrière grand-père qui en avait fait l’acquisition quand il avait pris sa retraite de proviseur de Carnot ou de Janson-de-Sailly. J’ai oublié quel fut le dernier lycée parisien sur lequel il fit régner sa redoutable autorité. Mon arrière-grand-mère me demandait de faire passer pour elle le fil dans le chas des aiguilles. Ma grand-mère me laissait préparer avec elle la pâte pour des beignets absolument délicieux. Elle utilisait toujours le même récipient en plastic. J’adorais découper la pâte avec une molette en bois et voir les bouts de pâte gonfler et dorer dans l’huile crépitante. Elle déposait les beignets sur du papier absorbant et les saupoudrait de sucre glace. Je les mangeais tout de suite alors qu’ils étaient encore chauds. Quand j’ai perdu ma grand-mère, j’ai su que le bonheur des beignets partait avec elle. Pour me faire plaisir, un jour de mardi-gras, ma mère m’en a préparés. Ils étaient très bons mais pas autant que ceux de sa propre mère.
Je peux me tromper mais je pense que lorsque je mourrai mes enfants et leurs enfants se diront que j’emporte avec moi le secret des crêpes à la fois fines comme de la dentelle et très parfumées. Quand je prépare des crêpes, Louis les observe dans la lumière du jour et me dit toujours » maman, tu fais les crêpes les plus fines de la terre! ». J’en préparerai pour le retour de Victoire. Elle rentre le 2, le jour de la présentation de Jésus au temple, le jour de la Chandeleur.
J’ai mis les violettes dans un petit pot en grès et je l’ai mis sur mon bureau. Je ne les mâchouillerai pas contrairement à un sous-préfet aux champs sur la route d’un comice agricole. Je profiterai de leur parfum. J’en enverrai peut-être une photo à l’un de mes amis qui vit au loin, dont je suis sans nouvelle depuis plusieurs mois et à qui j’ai pour habitude d’en offrir la primeur.
Une dernière chose, si vous aimez les OVNI cinématographiques, les univers décalés, l’humour baroque, je vous recommande vivement de voir « Toni Erdmann » réalisé par Maren Ade et projeté à Cannes en 2016. Ce film étonnant raconte avec beaucoup de finesse la relation complexe entre un père artiste, issu de la génération « love and peace » et son unique fille, une consultante carriériste chargée d’une mission d’externalisation (ou outsourcing pour faire plus chic!) en Roumanie. Le film dure deux heures et trente huit minutes mais on ne les voit pas passer.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner