Cinq heures, Paris s’éveille comme dans la chanson de Dutronc. Ce qui est faux car Paris, habituellement, ne dort jamais ou alors, vaguement, comme un chat, d’un seul oeil. Privée de ses bars, de ses restaurants, de ses cinémas, de ses théâtres et de ses boites de nuit, désertée par ses étudiants, il est possible, enfin, que Paris sommeille. Cinq heures, c’est moi qui m’éveille. Je ne cherche pas à rester au lit. Le vent fait vibrer les volets. Je me lève et rejoins Ar-Men, mon bureau, mon cabinet, mon refuge. La nuit commence déjà à laisser sa place au jour. Dans les hôpitaux, j’imagine des soignants épuisés, des soignants obligés de compter les malheureux emportés par le coronavirus, le Covid-19 de son vrai petit nom SARS-CoV-2, des soignants qui, on le sait tous, bientôt, devront décider qui vit et qui meurt, une sorte de jugement dernier d’un genre laïc et revisité par des hommes et des femmes dont on a souvent dit qu’ils leur arrivaient de se prendre pour Dieu…
Cinq heures, je pense à Jean-Jacques, mari de Nadège, amie et voisine. Il est transporteur. Il roule la nuit. Il livre des produits alimentaires fabriqués dans le Loiret et qui seront distribués à Lyon. Il est fatigué. Il a mal au dos. Nadège, ancienne aide-soignante, est en contact avec sa famille qui vit dans l’Essonne. Ses grands fils continuent d’emprunter les transports en commun pour aller travailler dans Paris. Son petit-fils est confiné dans un appartement avec sa maman. Elle aurait aimé que son petit-fils s’installe ici, à la campagne, avec sa maman mais, ancienne aide-soignante, elle sait que les migrations de population engendrent la propagation des virus et que Paris et sa région sont bien mieux organisés que nos hôpitaux de province pour accueillir les malades ayant besoin de lits en réanimation.
Cinq heures, je me lève. Je pense à Florence, la première maman deux pattes de Fantôme, notre berger australien. C’est chez Florence que nous avons été faire la connaissance de notre quatrième enfant tout poilu. Florence et son mari dirigent une entreprise d’ambulances. Ils travaillent jour et nuit. Ils ont été réquisitionnés par les hôpitaux. Ils ont quitté le Loiret pour aller vivre en Dordogne avec leurs enfants, leurs chiens, leurs chats et leurs chevaux.
Cinq heures, je me lève. Je pense à Agnès, maman d’Ange (16 ans), de Lou (15 ans) et de Saül (4 ans demain). Agnès s’est battue bec et ongles avec cette énergie qu’elle doit puiser dans ce sang maternel ghanéen qui coule dans ses veines pour que Saül, né porteur de la trisomie 21, soit scolarisé. Agnès qui, en temps normal, travaille au service de psychiatrie de l’hôpital, est en congé maladie. Elle souffre d’un lupus sur lequel est venu se greffer une fibromyalgie. Heureusement, Agnès vit dans une maison avec jardin. Elle a même des poules. En temps normal, Agnès peut se reposer sur sa maman quand cette dernière n’est pas au Ghana mais, là, Mamou, c’est le nom affectueux que tout le monde lui donne, doit rester à bonne distance de ses enfants et petits-enfants. Je sais que ce confinement va fatiguer encore davantage Agnès. Saül est un enfant hyper tonique. Il ne s’arrête que lorsqu’enfin le sommeil l’emporte.
Cinq heures, je me lève. Je pense à ma soeur dont les trois enfants sont revenus de la campagne où ils étaient avec leur papa pour le week-end. Une campagne très proche de Paris. J’espère que ma soeur a pu souffler. Le confinement à Paris dans un appartement avec deux grands adolescents et une petite fille pleine de vie qui aura trois ans en juin est très compliqué. Heureusement, les aînés sont très autonomes. Ma soeur n’a pas à superviser leur travail. Margot est étudiante et Valentin est en seconde dans l’un des meilleurs lycées de Paris. Valentin est sur orbite. Il n’a plus maintenant qu’à dérouler le tapis qui le mènera à une grande école et d’une grande école à un métier dans lequel il s’épanouira pleinement.
Cinq heures, ma tête est pleine de mots, de farandoles de mots dont il faut que j’accouche. Je commence par un post sur Instagram et j’en mets un autre sur Facebook. Par ailleurs, je tiens un carnet de confinement et fais des photos de notre quotidien. Comme je l’ai déjà écrit, lundi dernier, je suis passée du plein au vide, d’un sentiment très fort d’utilité sociale à de la colère et de la culpabilité. Nous ne sommes pas tous armés pour traverser ce temps de rétractation comme le définit Sylvain Tesson de la même manière. Je suis au nombre de ceux qui partent assez démunis pour le vivre. Le confinement, le repli, l’isolement, tout cela, je l’ai déjà expérimenté quand nous avons posé nos bagages sur ce plateau si désolant en hiver quand les champs sont et humides et morts. J’ai su ce que c’est de ne parler à personne sauf à une petite fille de 18 mois et une autre de cinq mois et aux dames de la crèche qui veillaient sur elles avec tant de gentillesse. Mon mari était parti tenter sa chance dans les Carpates. Il partait quinze jours par mois. Après notre tour du monde, j’avais recommencé à enseigner à l’Université et m’étais décidé à terminer ma thèse pour la soutenir et tenter d’obtenir un poste de maître de conférences. Clairement, je n’étais plus dans les conditions optimales pour y parvenir: j’avais quitté l’Université où j’avais fait mes armes et gagné mes premiers galons. J’étais loin des centres de recherche, des équipes doctorantes. J’avais désormais de jeunes enfants, un mari absent et, pour couronner le tout, un sujet reposant sur une loi dont les parlementaires avaient commencé les travaux de révision. Enfin, et c’était mon talon d’Achille: ma pensée ruait dans les brancards des attentes académiques.
Quinze ans après notre installation, je vis un peu mieux l’éloignement de Paris, de ma famille, de mes amis, de mes besoins essentiels car j’ai rencontré des personnes merveilleuses que j’aime profondément, que j’ai, avec Fantôme, au point du jour, développé une approche contemplative dans l’observation de la nature et que j’ai un métier qui me passionne et me donne l’occasion d’utiliser intelligemment ce feu intérieur qui m’habite, cette énergie incroyable qui, s’ils ne sont pas canalisés, se retournent contre moi. Je leur dois trois épisodes dépressifs profonds et une aventure en anorexie à l’adolescence.
J’ai pris des nouvelles de nos proches. Je sais où ils sont, comment ils vivent, s’ils travaillent ou pas et comment se passe l’école à la maison. Sur ce point, j’ai décidé de ne plus me rendre malade. Avec notre fils, chaque mise eu travail se transforme en passe d’arme. C’est très éprouvant! J’ai renoncé à la grammaire absconse du 21ème siècle pour revenir à celle qu’on nous apprenait au siècle dernier dans nos bons vieux Bled! Les fondamentaux, il n’y a rien de mieux pour fixer des idées de manière claire et dans la durée. Avec Louis, désormais, nous faisons des dictées. Ensuite, je lui demande de reconnaître les mots, de me dire à quel temps les verbes sont conjugués et de chercher du vocabulaire dans le dictionnaire. J’ai jeté aux orties les adjectifs prépositionnels, les expansions du groupe nominal et les adjectifs verbaux et adjectivaux… »Pouah! Très peu pour moi » comme dirait Monsieur Lapin dans cette histoire racontée au moins cent fois aux enfants et sur laquelle le trio avait travaillé en grande section de maternelle.
Hier, nous avons appris la mort du premier médecin en France, un praticien âgé de 67 ans qui exerçait dans l’Oise et n’aura pas eu le temps de profiter de sa retraite. Ce soir, nous apprendrons que le confinement est prolongé. Dans le meilleur des cas, les enfants devraient retourner en classe début mai. Je demeure sceptique. En Chine, on vit toujours confinés.
Voici ce que j’écrivais hier dans mon post de fin de journée:
« Un vent frais a nettoyé le ciel de sa brume grise. Le colza dresse fièrement ses têtes jaunes sur le plateau. Louis joue à Fortnite avec ses amis. On a réussi à faire 45 minutes de Français. J’ai laissé tomber la grammaire façon 21ème siècle pour repasser à la grammaire du siècle dernier. Il est moins nerveux. Je perds moins patience. Les filles disputent des parties de bac autour d’une tarte aux pommes. Stéphane nettoie la piscine, la grosse méduse bleue, au karcher. Fantôme est étendu sur le damier noir et blanc. Les tulipes que l’une de mes trois filleules m’avait rapportées de Hollande ont fleuri. C’est fascinant d’observer combien, dés l’enfance, nous sommes programmés pour accepter de nous détendre les jours qui ne sont pas dédiés au travail. Je me sens beaucoup mieux aujourd’hui. Je crois que j’ai presque fini d’évacuer ma colère et ma frustration. Demain, certainement, on nous annoncera le prolongement d’un confinement renforcé. Les Chinois sont confinés depuis janvier. Nos chers voisins italiens et espagnols le sont toujours. Depuis son poste de l’AP-HP, un de nos cousins m’a écrit tout mettre en oeuvre pour éviter que les équipes s’épuisent dans la durée et combien tous les soignants étaient fabuleux. Le hasard a voulu que les portables des filles rendent l’âme hier. Un authentique drame pour deux adolescentes confinées sous le même toit que leurs parents! Leur papa va faire le nécessaire pour les reconnecter le plus vite possible à leur vie sociale. Je les comprends. Il fut un temps où, depuis le plateau où je ne connaissais encore personne, loin de ma famille et de mes amis, momentanément sans métier, avec un mari absent quinze jours par mois et deux très jeunes enfants, je me suis raccrochée à Facebook comme le naufragé à sa bouée…Tandis que je marchais avec Fantôme sur un sentier situant entre deux champs de colza, j’ai eu une idée: à partir du week-end prochain, nous préparerons un bon dîner, dresserons une jolie table et nous habillerons avec soin. Ensuite, nous danserons en faisant tourner les 45 tours de notre adolescence sur la platine que Stéphane m’a offerte à Noël. »
Le temps file. Une de mes anciennes amies vient de m’appeler. Comme j’étais heureuse d’entendre sa voie qui est celle de la Provence, des champs de lavande à perte de vue, des abricots gorgés de soleil, des plats colorés mitonnés avec amour et de la joie de vivre! Comme j’étais heureuse aussi de souhaiter de vive voix ce matin un très joyeux anniversaire à mon grand courant d’air, mon Arlésien, celui qui a la chance, parce que nous nous voyons trop peu, de me voir le mieux vieillir!
Le confinement est un état très complexe à vivre et, clairement, nous ne sommes pas tous armés de la même manière pour le traverser. C’est une authentique mise à l’épreuve pour beaucoup de personnes encore plus quand elles sont confinées à plusieurs dans des espaces réduits et des immeubles bruyants. L’enfer cela peut en effet devenir l’autre et aussi celui avec lequel on vit désormais non stop! La France se retrouve scindée entre ceux qui continuent jour et nuit d’aller au travail et, de se mettre en danger pour nous mais se sentent vraiment utiles et, de l’autre, ceux qui vivent l’épreuve du confinement, du télé-travail et de l’école à la maison. Au bout de six jours, on observe déjà des comportements anormaux et la tension est forte entre beaucoup de parents et leurs enfants. Personnellement, j’ai déjà menacé trois fois notre fils de ne plus jamais le faire travailler…Certains professeurs s’inquiètent de n’avoir plus aucun contact avec leurs élèves…Tous les enfants de France n’ont pas les moyens de communiquer à distance et certains d’entre eux évoluent dans des climats familiaux violents ou malsains. Il est évident que le confinement donnera lieu à des décompensations nécessitant une prise en charge psychiatrique mais celle-ci sera-t-elle envisageable? Tous nos hôpitaux sont mis en ordre de bataille pour accueillir et soigne en priorité les personnes ayant contracté le coronavirus et souffrant de détresse respiratoire.
Je vais rendre l’antenne. Je dois réveiller les enfants. Céleste a un contrôle en géographie ce matin. Avant, je voudrais vous suggérer de découvrir l’oeuvre de Sylvain Tesson, un écrivain-voyageur que Stéphane et moi avons lu quand nous préparions notre tour du monde. Sylvain Tesson sait remarquablement bien parler du confinement volontaire et du confinement subi. J’ai aimé tous ses livres: romans, recueils de nouvelles. C’est certainement « Sur les chemins noirs » que j’ai eu le plus de plaisir à lire, le récit d’une renaissance par la marche. Sylvain Tesson est LE patient que j’aurais aimé voir prendre place sur mon divan. Samedi, nous avons, grâce à lui, voyagé sur les hauts plateaux du Tadjikistan, une région splendide qui ressemble beaucoup à ce Ladakh que nous avons tant aimé. Le lien vers le documentaire.
Hauts les coeurs! Mercredi, à 18h30, toutes les cloches des églises de France se mettront à sonner. Le temps du Carême est un temps de mise à l’épreuve, un temps réflexif où on descend en soi pour revenir meilleur en mourant à certains comportements. Je renonce à ma colère. J’accepte la mise à l’épreuve.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Bonjour Anne -Lorraine
Merci!
Merci du fond du coeur pour nous faire partager une partie de ta vie qui est aussi notre vie en confinement
Quelle finesse d’esprit et quel talent ,on en redemande encore!
Prends bien soin de toi et de ta famille
Sandrine
Chère Sandrine, un grand merci pour ton message qui me touche beaucoup. Je manque de temps pour me relire si bien que lorsque je parviens à reprendre mes textes je découvre fautes et coquilles. Je crois que j’ai bu toute ma colère…Je vais vivre un jour après l’autre sans me projeter. Je crois que c’est comme ça que nous y arriverons. J’oblige les enfants à s’habiller. Ils veulent rester en pyjama toute la journée. J’espère que vous allez tous bien. Je t’embrasse, Anne-Lorraine
Merci pour cette chronique si juste dans laquelle je retrouve un peu de mon quotidien actuel. Et merci pour ces jolis portraits qui m’ont fait prendre conscience que je suis une privilégiée.
Chère Evelyne, un grand merci pour votre message. Cela me fait toujours plaisir de savoir qu’on me lit. Je suis heureuse de pouvoir vous imaginer avec vos jumeaux et Socrate dans votre maison si agréable à laquelle s’attachent désormais pour nous tant de beaux souvenirs. Je sais que la plage est désormais interdite. Les polders le sont aussi? Nous aimons beaucoup nous y promener. A très bientôt, Anne-Lorraine