Chronique du récit d’une évasion parisienne depuis un plateau à l’approche du printemps

Ce matin, le soleil rayonne au-dessus du plateau mais les champs sont boueux, les sentiers détrempés. S’unissant à la terre, les feuilles d’automne se désagrègent lentement. A la surface de la mare, les nénuphars sont souvenir et promesse. Le chat dort, roulé en boule, sur la couverture du canapé qui est là depuis notre installation et conserve dans ses plis un mille-feuilles de moments familiaux et amicaux.

C’est le 29 novembre 2008 que je publiais ma toute première chronique sans savoir ce qu’il adviendrait de ce ce blog, sans deviner que l’écriture des chroniques deviendrait un travail hebdomadaire auquel je consacrerais une journée, le plus souvent le lundi, assise à un bureau bleu dans un cabinet en forme d’inventaire à la Prévert. Avec les années, j’aurais de plus en plus de plaisir à écrire, à jouer ma petite musique intérieure et à utiliser mes photos ou celles de Stéphane pour illustrer mes récits. Dans ce tout premier texte, il était question du temps de l’Avent et du temps de l’Après. A cette époque, nos enfants avaient 5, 3 ans et demi et un peu plus d’un an. Notre Fantôme ne nous avait pas encore rejoints et je n’étais pas encore la sophrologue en sabots, celle qui aime que ses patients aient le sentiment, en poussant la porte du cabinet, de passer de l’autre côté du miroir, de pénétrer un lieu dans lequel le temps est suspendu, celle qui est heureuse de les couvrir avec le sac de couchage l’ayant accompagnée pendant une partie d’un « tour du monde », un sac de couchage comme un tapis volant pour entreprendre de merveilleux voyages intérieurs. Je n’étais pas encore celle qui arpente le plateau aux premières lueurs du jour avec son fidèle berger australien. J’étais une maman partageant la vie d’un mari souvent absent. Je me posais beaucoup de questions et cherchais à donner un sens à mon existence. J’avais quitté Paris plusieurs années avant par amour et aussi parce que, à cette période, je n’étais plus vraiment aux commandes de ma vie.

Je prenais tant de plaisir à plonger en moi pour raconter mes sorties avec Fantôme au point du jour, le plateau par toutes les saisons et tous les temps, la vie des enfants dans sa dimension universelle, nos respirations atlantiques dans le Finistère Sud, méditerranéennes en Balagne, nos retours à la source gardoise, nos échappées sauvages dans le Queyras, des évasions parisiennes, des aventures sophrologiques, la découverte d’un livre, l’émotion à la vue d’un film, la première violette ou la première fleur de magnolia que je ne pensais pas être capable de ne plus écrire pendant de longues semaines. J’ai posté mon dernier texte fin octobre, peu de temps avant de me lancer un immense défi dont j’ai peu parlé attendant de savoir si je serais en mesure de le relever.

Le départ de deux enfant sur trois et la mort de Fantôme ont mis à mal ma petite musique intérieure et, depuis les vacances de la Toussaint, je n’ai pas consigné par écrit de nombreux évènements qui, en temps normal, auraient naturellement nourri des chroniques: les 17 ans de notre dernier enfant, le grand retour de la crèche et des santons, un Noël familial et parisien, de nouveaux accompagnements, l’obtention du permis de conduire de notre fils, les visites ponctuelles de nos filles, les échanges tous les quinze jours avec les lycéennes et les lycéens de l’aumônerie, la vie nocturne dans les murs de la maison d’une grande famille de mulots, des feux de cheminée, des nuits de pleine lune, le chant de la chouette effraie dans le sapin et le passage des grues cendrées au-dessus de la maison: une mosaïque de ces grands et petits moments qui composent nos existences.

Tandis que j’écris depuis la table de couvent de la pièce à vivre, des pâtes en forme de nids cuisent et un plat contenant des endives au jambon nappées de béchamel attend son heure. Les jours rallongent. Hier, en fin d’après-midi, nous retrouvions la maison après trois jours à Paris. Quelle joie de quitter le plateau! Je n’en pouvais plus de la ligne d’horizon bouchée, de la brume, de la boue, de cet hiver long comme un tunnel sans lumière! Nous avons été gâtés: un ciel bleu et un grand soleil froid. Dimanche, nous dormions à Sceaux chez notre maman qui, comme toujours, nous avait préparé un bon dîner et nous enveloppait de douceur. Le lundi, à 9h30, je patientais dans la salle d’attente du cabinet d’une dermatologue. Ici, nous n’en avons plus et il faut désormais entreprendre de vrais voyages pour pouvoir consulter des spécialistes. Voici deux ans, notre oncle unique, remarquable médecin, avait insisté pour que je montre cette sorte de croute en relief située près du nez et non loin de l’oeil. La dermatologue est froide et sèche. Elle semble avoir pour objectif, le matin en se levant, de prononcer le moins de mots possibles. Après m’avoir examinée sous toutes les coutures, elle me donne un nouveau rendez-vous le mercredi à 14h15 pour pratiquer une biopsie. Cela m’ennuie prodigieusement d’être obligée de raccourcir notre dernière journée à Paris mais comme me le dit le médecin avec un air pincé: « Il faut avoir le sens des priorités! ».

En fin de matinée, nous sommes chez ma soeur et sa petite Boucle d’Or, à Montmartre. Joie des retrouvailles! On sonne à la porte: c’est notre fille aînée. Deux heures plus loin, nous évoluons dans l’atmosphère tropicale des Grandes Serres du jardin des Plantes. Je n’y suis allée qu’une seule fois. J’étais enfant et c’était avec notre père.  Beaucoup de familles déambulent dans les serres pour la douzième édition de l’exposition mille et une orchidées. Nous découvrons des orchidées de toutes les couleurs, de toutes les tailles et de toutes les formes. Certaines sont suspendues dans les airs, d’autres s’enroulent lascivement autour des troncs des arbres, d’autres encore s’épanouissent dans les fougères. Boucle d’Or me demande mon téléphone et réalise des dizaines de photos. Nous apprenons que les orchidées constituent la plus grande famille de plante à fleurs: 25000 espèces recensées et 850 genres! Si la plupart des orchidées exposées au jardin des Plantes vivent en milieu tropical, on peut également en trouver dans les steppes, les savanes et les prairies de montagne. Cette visite est très apaisante. En sortant, nous nous installons sur un mur face au soleil et nous abandonnons à la caresse de ses rayons. Boucle d’Or a trouvé une craie marron dans la poche de sa veste et commence à écrire le prénom de sa grande cousine. Elle n’a pas oublié que je lui avais offert des craies géantes pour l’un de ses anniversaires et que ses cousines et elle avaient représenté de nombreux animaux marins devant la maison. Ce bestiaire marin avait résisté longtemps au vent et à la pluie.

Nous marchons jusqu’au collège des Bernardins situé au numéro 20 de la rue de Poissy et dans lequel nous n’avons jamais pénétré. Nous sommes éblouis par la beauté pure de la grande nef, salle à colonnades du 13ème siècle longue de soixante-dix mètres et ponctuée de quatre-vingt-deux colonnes. Le collège des Bernardins a été érigé après que le pape Innocent IV dans sa bulle de 1245 ait encouragé les moines cisterciens à venir étudier à Paris comme le faisaient déjà les dominicains et les franciscains. Très vite, le collège va accueillir des milliers de moines cisterciens venus de toute l’Europe. Après la Révolution, le bâtiment est tour à tour prison, entrepôt, école pour les Frères des écoles chrétiennes et caserne de pompiers de 1845 à 1995. En 2001, sous l’impulsion du cardinal Jean-Marie Lustiger, le bâtiment est racheté à la ville par le diocèse. Le Collège renoue avec sa vocation initiale en redevenant un lieu de recherche et de débats pour l’Eglise et la société et en questionnant l’avenir de l’homme. Il est, pour la première fois de son histoire, ouvert à tous. Au Collège des Bernardins, on peut assister à des conférences, suivre des formations en théologie, histoire ou philosophie ou encore découvrir des artistes. Nous admirons l’oeuvre d’Augustin Frison-Roche dont l’exposition s’intitule Epiphanies. Les dix-neuf toiles nous font progresser dans une forêt, revivre les sept jours de la création, admirer les anges, les rois mages en chemin, la colombe et, enfin, l’Enfant-Jésus. L’artiste peint sur des panneaux de bois et son style évoque l’onirisme du symboliste Odilon Redon.

Nous traversons la Seine et allons nous installer dans un café rue de Rivoli. Nous nous régalons d’un vrai chocolat chaud épais à souhait et non ce breuvage insipide dans lequel l’eau se substitue au lait et le chocolat s’apparente à du Nesquik. Encore une déambulation jusqu’à Opéra et nous rentrons. Ma soeur a invité l’une de ses voisines. Elle arrive avec sa fille qui a le même âge que Boucle d’Or. Tandis que les « grands » prennent un apéritif, les filles s’amusent. A Paris, j’ai toujours aimé ces liens qu’on pouvait tisser avec ses voisines et ses voisins, cette simplicité avec laquelle on allait toquer chez les uns ou chez les autres quand on avait besoin de farine ou de levure, les petits services rendus, les attentions du quotidien. A la campagne, les gens vivent le plus souvent à côté les uns des autres sans chercher vraiment à nouer des liens avec ceux qui habitent de l’autre côté de la haie.

Mardi matin, Stéphane et moi marchons jusqu’à la Halle Saint-Pierre et passons au pied de la rue Paul Albert où nos chemins se sont unis. Le restaurant où nous avions dîné à changer de nom. Les amis chez lesquels nous nous étions rencontrés vivent rive gauche depuis presque vingt ans. La butte et ses escaliers, eux, n’ont pas changé. La Halle Saint-Pierre est un musée consacré à l’art naïf, l’art brut, l’art singulier et l’art outsider. Cette ancienne halle de style Baltard a abrité un marché, une école et un garage. On y trouve une belle librairie et un restaurant. Nous arrivons au moment où va commencer la visite guidée des oeuvres animées de Gilbert Peyre qui se présente comme un éléctromécanomaniaque. Né en 1947, Gilbert Peyre passe son enfance à Annot. Serrurier de formation, il est aussi soudeur, garçon de café, gardien au Louvre. A trente ans, il vend aux puces de Clignancourt des jouets à roulettes fabriqués avec des boites de conserve récupérées. Ce sont ses sculptures-jouets articulées qui lui ouvrent la porte des galeries et des musées. Plus tard, il se forme à l’électro-mécanique. Cette discipline lui permet d’envisager des créations plus ambitieuses. Certaines de ses installations m’ont rappelé le si étonnant manège de Petit Pierre exposé à la Fabuloserie à Dicy. La visite dure longtemps. C’est au pas de course que nous traversons l’exposition consacré à l’art brut en Iran. Je regrette que nous soyons bousculés car les oeuvres exposées sont à la fois belles et émouvantes et témoignent de la richesse religieuse et culturelle d’un pays qui attend de vivre à nouveau librement.

En tout début d’après-midi, nous voici devant l’architecture très vaisseau de la série Sa Ku Kaï de la Philarmonie. Le soleil fait briller les formes étranges recouvertes d’aluminium métallique. Cette couleur argentée se marie à merveille avec les boules à facettes accrochées au-dessus des pistes des boites de nuit célébrant le mouvement disco. Voici un an, nous avions suivi les trois volets d’une série consacrée au disco réalisée par la BBC. Je n’imaginais pas alors ce que ce mouvement avait pu représenter pour celles et ceux qui l’ont pleinement vécu. L’objectif de l’exposition: « Disco, i’m coming out » est de replonger les visiteurs dans le passé et de redécouvrir un style né aux Etats-Unis à la fin des années 70. Le disco a fait sauter les barrières en réunissant sur les pistes des boites de nuit des personnes appartenant à différentes minorités et différentes origines sociales.

Ce mouvement a fait souffler un grand vent de liberté et permis à la communauté LGBTQ+ d’exister. Le disco continue d’inspirer (avec plus ou moins de bonheur) les jeunes générations. Cette musique est le résultat d’un mélange de funk, de soul et de pop, enrichi par une orchestration comprenant des cordes et des cuivres (durant les années 1970) puis de synthétiseurs. Pendant toute la durée de l’exposition, nous sommes plongés dans une ambiance de boite de nuit et totalement immergé dans les morceaux qui ont fait le succès planétaire du disco. Je découvre que ce sont des Français qui sont derrière le groupe Village People: Jacques Morali et Henri Belolo. Nous avons été nombreux à ne pas comprendre comment le groupe devenu l’une des icônes du mouvement gay avait pu accepter que Donald Trump s’empare de leur chanson YMCA pour sa dernière campagne présidentielle. L’exposition est vraiment réussie et réunit toutes les générations. Je m’amuse de voir un couple de grands-parents faire danser leur petit-fils sur le titre « I’m what i’am  » interprété par Gloria Gaynor.

Tandis que ma soeur part travailler, Céleste, Charlotte, Stéphane et moi marchons en direction de la porte de Pantin. Stéphane souhaite découvrir la Cité fertile, tiers-lieu dédié à la transition écologique et sociale. Depuis 2018, la Cité fertile s’est installée sur une ancienne gare de marchandises de la SNCF. La Cité fertile a été pensée par ses fondateurs comme : » une expérimentation de ville durable dans la ville.  »  » C’est un éco-système avec de nombreux espaces pour travailler, entreprendre, se mobiliser, manger, produire, jardiner ou encore se former de manière plus responsable ».  Après avoir longé le bâtiment abritant le jazz à la Villette, le cabaret sauvage et le château bleu, nous arrivons à destination mais la Cité fertile est fermée. Elle ouvrira demain. Nous n’avons plus qu’à revenir sur nos pas et monter dans un tram jusqu’à la porte de Clignancourt.  Un goûter et des parties de jeu des sept familles, un verre avec Cerise au café Francoeur et nous sommes réunis chez ma soeur pour un dîner joyeux.

Mercredi, un peu avant onze heures, nous entrons dans l’atelier des Lumières où sont projetés deux films: l’un est dédié à l’oeuvre de Picasso et l’autre à celle du Douanier Rousseau. Nous nous installons sur le sol et nous laissons emporter par la magie des univers de ces deux artistes. Les musiques ont été très bien choisies et les images s’enchaînent à merveille. Nous sommes saisis par la puissance du travail de Picasso dont on ne prend pas toute la mesure quand on le voit exposé classiquement sur les murs d’un musée. Le film montre toutes les facettes de l’artiste: le créateur de costumes et de décors pour l’opéra, le céramiste et le sculpteur. J’essaie d’oublier quel monstre ce génie a été pour les femmes qui ont croisé sa route et dont il s’est nourri tel un vampire. La forêt tropicale et les animaux du Douanier Rousseau viennent tendre un pont avec les orchidées des Grandes Serres du jardin des Plantes.

Ma soeur et sa petite fille partent en direction de Voltaire. Céleste et Stéphane s’engouffrent dans le métro avec moi à la station Richard-Lenoir. Nos chemins se séparent à la gare du Nord. Stéphane et Céleste retournent chez ma soeur tandis que je vais déjeuner avec notre maman avant la biopsie chez la dermatologue. Retrouver cette femme ne m’enchante guère. Elle procède au prélèvement et me tend une feuille expliquant ce qu’il convient de faire dans les jours à venir. Je ressors avec un gros pansement sur le nez. Demain, le haut de ma joue sera rouge et gonflée. Ensuite, il faudra trouver un chirurgien pour tout retirer. Ce sera l’occasion de planifier un nouveau séjour à Paris.

Tandis que je termine ma chronique, la pluie griffe la baie vitrée et le vent fait danser les branches des arbres. Alors que des enfants sont en vacances depuis hier, ici, les élèves vont retourner en classe lundi. Je vais retrouver les lycéennes et les lycéens de première et de terminale que j’ai commencés à accompagner fin janvier. J’ai beaucoup de plaisir à concocter pour elles et eux des séances visant à les aider à traverser le mieux possible leur scolarité. Cette année, j’ai obtenu d’avoir des couvertures. Dans l’immense salle de danse, il fait froid. Quand on a froid, on ne peut pas se détendre. Notre fils a rentré ses voeux et ses sous-voeux sur la plateforme de Parcoursup. Fin juin, notre aînée aura son diplôme d’infirmière et commencera à travailler en septembre. Notre cadette s’envolera pour le Maroc où elle suivra sa troisième année de Sciences Po. Quant à notre fils, il sera étudiant dans une ville dont nous ignorons encore le nom. C’est étrange de penser que nous serons alors tous les deux avec le chat dans cette maison qui a été si vivante. Les projets sont fondamentaux pour négocier ce passage.

Comme je ne sais pas quand je trouverai à nouveau le temps et l’inspiration pour écrire une nouvelle chronique, je vous souhaite une belle entrée dans le printemps. Ici, je vais guetter la première violette et vivre intensément la floraison du prunus: mon petit hanami dans le Loiret.

A bientôt,

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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