Chronique à quelques encablures du Sud Finistère

Le Finistère se rapproche. Déjà, depuis le dos humide du plateau, depuis l’océan céréalier, je perçois le chant des vagues, les lamentations des sirènes. Depuis plusieurs jours, mon mur FaceBook me donne à voir des images de tous nos séjours bretons. Les souvenirs sont comme la mer à marée haute. Ils font remonter les émotions. Cette chronique a cinq ans. A cette époque, je n’allais pas encore voir Muguette avec Fantôme tous les matins. Nous ne nourrissions pas les moutons ensemble. Elle n’avait pas encore partagé avec moi tant de pans de sa vie. Hier, elle a voulu que j’admire combien ses cuivres étaient rutilants après qu’elle les ait astiqués. Pépette, sa petite chienne, dormait toujours en boule sur une couverture en laine posée sur le canapé.

Muguette a sorti d’une armoire des timbales et un quart. Ils avaient appartenu à « Dédé » Richard. Ils les avaient rapportés après être revenu de l’enfer des tranchées. Ses parents étaient paysans. Ils habitaient la ferme qui se situe à côté de celle de Muguette. Il est devenu cantonnier et s’est marié. Sa femme ne voulait pas d’enfant. Cela tombait bien car Dédé, après avoir vécu les horreurs de la Grande Guerre, ne voulait pas fournir à la France de la future chair à canon. Sur les timbales, l’une en fer blanc et l’autre en étain, étaient portées les dates durant lesquelles il avait été soldat: 1914, 1915, 1916. Sur la timbale en fer banc étaient peints avec beaucoup de finesse un bleuet, un coquelicot et une marguerite.

Tous les matins, Dédé sonnait le réveil avec son clairon. Il est accroché sur un mur du salon. Dédé avait pour Muguette sans doute l’affection qu’on porte à la fille qu’on n’a pas eue, si bien que c’est à elle qu’il a voulu donner tous ces objets auxquels s’attachaient malheureusement tant de souvenirs douloureux. Je pensais à ce pauvre jeune homme, arraché à sa famille, à son village, à sa campagne et jeté dans l’enfer de la guerre. Je l’imaginais, le matin, alors que le jour pointait, sonnant le réveil pour ses camarades. Certainement si triste de les arracher à leur sommeil et à leurs doux rêves pour les précipiter dans une nouvelle journée de cauchemars.

Le Finistère se rapproche et je laisse maintenant la Bretagne m’envahir. Une Bretagne qui fait toujours écho à ceux que j’aime.

Cette nuit, une vilaine toux sèche m’a contrainte à l’exil à l’étage de la maison. Dans le bas du placard de la chambre du fond, je suis allée chercher le sac de couchage, celui qui a abrité tant de nuits pendant notre tour du monde, celui dans lequel j’enveloppe mes patients quand le froid s’installe, celui que notre petite Victoire aime beaucoup et que je lave régulièrement pour lui redonner du moelleux et une bonne odeur de frais. Je n’ai pas pris la peine de déplier le canapé de la mezzanine. Je préfère dormir là plutôt que dans le grand lit de la chambre du fond, le lit qui accueille, lors de leur passage, nos amis et les membres de la famille.  Je me suis installée confortablement. J’ai commencé un hors-série du Monde sur Georges Simenon mais n’ai pas réussi à aller au-delà de la présentation de l’écrivain par Pierre Assouline. Notre père, qui reste à ce jour, l’esprit le plus éclectique que je connaisse, avait lu toute l’œuvre de Simenon. Tous ses romans prennent la poussière sur les étagères du grenier dans la bonne et vielle maison de Pont. Ils doivent abriter la vie familiale de dizaines d’araignées.

Mes paupières étaient lourdes. Le train du sommeil arrivait en gare. Le numéro du quai était affiché depuis un certain temps déjà. J’ai monté les marches, poussé la porte du compartiment et cherché une place dans le sens de la marche, côté couloir, car je n’aime pas avoir à déranger le passager qui est à mes côtés. Je n’avais pas de bagage. J’ai senti une vieille odeur de tabac froid, le souvenir d’une époque où on fumait librement dans les trains. Je ne sais pas pourquoi mais il m’a semblé voir Françoise Hardy accompagnant Jacques Dutronc qui partait à la campagne se ressourcer loin des clameurs de la grande ville. Dans la chanson, « Puisque vous partez en voyage », l’homme et la femme se vouvoient et ce vouvoiement me renvoie à celui que nos parents pratiquaient entre eux et qui me faisait sourire. Un peu plus loin, après que le contrôleur ait crié « en voiture », que Jacques ait déplié son grand mouchoir pour dire au revoir à Françoise et que le décor urbain ait cédé sa place à un paysage automnal, j’ai imaginé que j’avais pris place dans un train indien et que j’étais allongée sur une couchette.

Dans l’air flottaient toujours les odeurs des repas épicés consommés par les voyageurs. J’avais de la chance. Je dormais sur une vraie couchette. Ce n’était pas le cas de la plupart des autres passagers. Je me laissais bercer par le mouvement du train. J’ai laissé mes yeux s’acclimater à l’obscurité. Je n’étais plus en Inde. J’étais revenue dans le Loiret. Dehors, la lumière de l’éclairage municipal faisait danser des ombres sur le mur. Sans savoir pourquoi, j’ai pensé au mythe de la caverne. C’est le tout premier texte que notre professeur de philosophie, Josette Minet, nous avait donné à commenter en terminale. A l’âge de 17 ans, je ne me rappelle plus comment j’avais reçu l’allégorie de Platon. Aujourd’hui, je me sens libérée des illusions. Je contemple la réalité telle qu’elle est, parfois très violente, dans une lumière crue, depuis l’entrée de la grotte. Je n’ai plus peur. L’action m’a libérée.

Cette nuit, dans mon sac de couchage, à l’abri de la maison, j’étais bien. Le vent faisait courir la pluie sur les tuiles du toit. Je pouvais presqu’entendre la balançoire du portique, le sapin et le bouleau gémir. Les feuilles d’automne étaient emportées vers leur dernière demeure. Les escargots de Jacques Prévert s’étaient mis en route avec leur coquille noire et du crêpe autour des cornes. Demain, qui sait, en me promenant à vélo avec Fantôme, je les croiserai et nous nous saluerons. Ils me demanderont l’emplacement du pardon et je leur dirai qu’ils se sont perdus en route. Le Finistère, ce n’est pas ici. Ici, la ligne d’horizon ne s’unit pas à l’océan. Les champs ne sont pas visités par des marées. Les farfadets ne dansent pas sous la lune quand elle est pleine.

En fermant les yeux, à 23 heures, je me suis dit qu’à Los Angeles, il était 14 heures, que la température avoisinait les 30 degrés, qu’à Singapour et à Kuala Lumpur, il était 5 heures du matin et que, dans l’après-midi, le thermomètre grimperait jusqu’à 34 degrés. Je me suis dit que c’était toujours troublant de songer à toutes ces vies qui se déroulent en parallèle par le jeu des fuseaux horaires. Dans notre cuisine, nous avons deux pendules. Il en est une qui donne l’heure en France et une autre qui indique l’heure en Californie. Depuis plus d’un an, nous vivons au rythme de ces deux temps et ainsi nous pouvons situer nos Angelins dans leur journée. Ma nièce m’a écrit qu’ils étaient en vacances à la fin de la semaine et que vendredi tous les élèves du lycée français iraient en cours déguisés pour célébrer Halloween avant la date. Je me suis rappelée cette énorme citrouille qu’une grand-mère avait achetée pour ses petits-enfants et qu’ils avaient creusée ensemble pour pouvoir y mettre des bougies. Nous étions en Bretagne, à Port-Blanc, tout près de l’embarcadère pour l’île aux Moines. C’était la Toussaint 2008. L’âge des enfants s’échelonnait de 8 à un an. Nous profitions de ce rassemblement pour fêter les anniversaires des deux scorpionnes de la famille, les deux sorcière au grand coeur, une tante et sa nièce. Je ne savais pas alors que c’était la dernière fois que je passais des vacances en Bretagne avec ma sœur. Nous repartirions avec nos neveux pour offrir aux enfants la joie de ces moments partagés, faire naître en eux l’amour de la terre de la famille de leur grand-père maternel, mais ma sœur ne serait plus du voyage.

Depuis quinze jours, nous avons une énorme citrouille. Je l’ai laissée dehors sur une table. Elle est si belle que je ne peux pas me résoudre à la débiter en tranches pour la transformer en purée, soupe ou soufflé. C’est Muguette, une de nos voisines, qui me l’a donnée. Un samedi matin, une amie et moi finissions notre marche commencée avant le lever du jour et nous nous sommes retrouvées devant la ferme de Muguette, une ferme qui m’évoque toujours celle qu’on trouve en Alsace, très bien entretenue et richement fleurie. Elle était là, attendant que ses moutons soient décidés à passer de l’étable au terrain situé de l’autre côté de la route. Dans la mare, les canards étaient calmes. Nous avons bavardé du temps, de la vie à la campagne autrefois quand les gens s’entraidaient, de ces hommes venus trouver du travail dans les exploitations après qu’ils aient été démobilisés à la fin de la guerre, de ceux qui n’étaient pas revenus, de ceux qui étaient rentrés mais étaient malades, n’étaient plus les mêmes, de ces femmes qui étaient restées seules avec des enfants à élever, des terres à exploiter, des bêtes à soigner et qui, un jour, avaient été heureuses de retrouver une épaule masculine, un corps à côté du leur dans un lit où il était difficile de se réchauffer encore plus quand le froid était intérieur. On a encore parlé du potager. Muguette y est entrée et, avec un couteau rangé dans la poche de son tablier à fleurs bleues, elle a coupé une citrouille qu’elle m’a tendue. Elle était si lourde que j’ai eu du mal à parcourir les 300 mètres séparant sa maison de la nôtre. Véronique et Muguette en font de la confiture. Muguette la cuit au vin blanc et y ajoute à la fin un peu de calvados. Je vais la garder comme elle est. Elle est trop belle pour que je l’ampute d’une partie d’elle-même ! Comment pourrait-elle encore devenir carrosse et conduire Cendrillon au bal si je lui retire l’un ou l’autre de ses quartiers ? Sa marraine, la fée, ne me le pardonnerait jamais !

Cette nuit, la pluie courait toujours sur les tuiles de la maison. Le vent faisait danser les branches du sapin et du bouleau. En bas, les enfants, leur papa et Fantôme dormaient paisiblement. Bientôt, des champignons se décideront à sortir leurs longs cous de la terre et à déplier leurs chapeaux. Nous irons en forêt en famille. Tandis que nos bottes s’enfonceront dans le sol, que des branches craqueront sous les pas, que les enfants s’extasieront à la vue d’un scarabée, d’une limace, d’une séduisante amanite tue-mouches, que Fantôme, toute truffe dehors, sera tenté, parfois, de nous fausser compagnie, dans ma tête résonneront les notes de l’adagio du concerto numéro 23 de Mozart. Alors, je contemplerai, vivrai tout ce qui m’entoure en communion avec mon mari et nos enfants tout en pensant à mes chers et grands absents, les vivants et les morts. Il ne s’écoule pas un jour sans que je les associe à ce que je vis, entreprends, ressens, découvre, comprends et écris. Cette chronique est pour eux ! Comme là où ils sont, ils ne peuvent plus en profiter, je leur dédie le spectacle de cette symphonie automnale tandis que, dans la fosse d’orchestre, les musiciens jouent l’ouverture avec la vue des feuilles qui s’embrasent, l’odeur des sous-bois, les cerfs qui brament, les biches qui approchent, la chouette qui hulule, les marrons d’Inde qui se décrochent, la poêlée de champignons, les grains du raisin de Muscat qui croquent sous les dents, le premier feu dans la cheminée, le plaid dans lequel on s’enroule et les gros pulls qu’on est presque heureux de sortir des cantines.

Je voudrais qu’ils sachent que même s’ils sont loin, la nuit, depuis mon bureau, tandis que la maison est secouée par le vent mauvais, battue par la pluie, que tout le monde dort, je me fais gardienne de phare. Je commande à la Jument. Je tiens Ar-Men éclairé. Je vois les vagues qui naissent en mer d’Iroise, montent et viennent se jeter sur nous. Je veille. J’entretiens leur mémoire. Je ne laisse pas l’eau de l’océan se refermer sur eux. Je continue de les aimer, inlassablement. Ils le sentent. Je le sais, même si, parmi eux, certains ne peuvent plus mettre de mots sur ce qu’ils éprouvent et que d’autres sont prisonniers de leurs sentiments. Tant que je veille, ils restent vivants. Le lien n’est pas rompu. Je l’alimente. Je tricote ce que nous ne pouvons plus partager. Je suis gardienne de phare, gardienne du feu, gardienne de nos mémoires.

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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