Chronique depuis les premières marches de janvier

Lundi, déjà, la nuit enveloppe le plateau et j’ai allumé la lampe de mon bureau. Il faudrait que je la prenne en photo pour vous. L’abat-jour en toile chocolat disparait sous un amas de cartes postales et de photos accrochées avec des pinces à linge. On trouve une grande photo de Victoire et de Louis quand ils étaient encore à l’école primaire, une autre de Gabrielle, dite Coco, qui fut ma voisine au 166 bis, rue de la Roquette et avec laquelle j’avais nouée une relation d’affection profonde, une autre encore de Baba, ce magnifique étalon qui vit dans un grand pré de l’autre côté du plateau, plusieurs cartes postales, une du GR 70 avec toutes les étapes sur le chemin de Stevenson, une autre représentant l’affiche du film « Elie » réalisé par notre nièce Margot, son copain Antoine et d’autres camarades, une reproduction d’une toile de Christen Købke, une autre de Martinus Rørbye, « Peindre l’Arcadie » de Pierre Bonnard, une vue de Lyon envoyée par Christine, une photographe sensible dont je me sens proche et que j’ai eu la chance de rencontrer via Instagram, le faire-part de la naissance de l’adorable Apolline et la liste de tous les animateurs de la paroisse de Montargis. La pauvre lampe supporte tant de poids que, régulièrement, elle flanche laissant s’envoler mes précieux souvenirs.

Pas de car pour Louis et ses camarades collégiens. Le conducteur, un grand homme charmant que je verrais bien jouer dans un western aux côtés de John Wayne, a contracté le Covid. Il devait revenir demain mais un mouvement social perturbe le ramassage scolaire. Ce soir, j’ai été chercher Louis. Il attendait seul sous une pluie fine non loin de son collège. Demain, je l’y conduis le matin et ai été contrainte de bousculer mon agenda pour aller le chercher. Notre Céleste a commencé un stage dans le service mobile de gériatrie aigüe de l’hôpital. Six patients sont malades du Covid et, la semaine dernière, l’infirmière cadre était également malade. Je suis heureuse que Céleste ait reçu ce matin sa troisième injection de Pfizer. Les chances de ne pas rencontrer Omicron sur son passage sont minimes. Victoire, elle, a repris le chemin de l’internat. Elle revient mercredi par le car de 14h00 et, le plus souvent, c’est moi qui dépose Léa chez elle. Il est possible aussi que j’aille chercher Léa, Léonie et Victoire mercredi à 11h00. Dans ces cas-là, c’est assez amusant de faire tenir dans la Fiat 500 deux valises et trois sacs à dos en plus du trio de lycéennes.

Jeudi, je vais certainement battre un record en kilomètres. A 13 heures, j’irai chercher Victoire au lycée. Nous repasserons à la maison avant que nous repartions chercher son frère au collège et prenions la direction de Charny, ravissant village de l’Yonne, où, dans la salle polyvalente, la soeur et son frère recevront à leur tour une troisième dose de Pfizer. Ainsi, c’est toute la famille qui sera vaccinée trois fois. A la boulangerie, j’ai échangé avec un monsieur d’une soixantaine d’années dont toute la famille a rejeté la vaccination. Sa fille est aide à domicile et n’est pas vaccinée. Aucun d’entre eux n’a été malade. Le jeu de la roulette russe peut être dangereux. J’ai été sincèrement peinée d’apprendre la mort de Grichka Bogdanoff. Igor et lui avaient refusé de se faire vacciner. Les jumeaux passionnés de science-fiction et de science tout court ont marqué celles et ceux de ma génération avec Temps X. J’aimais particulièrement les épisodes de « la Quatrième Dimension » dont j’ai retrouvé en partie l’esprit avec « X files » et les dessins animés: « Albator », « Ulysse 31 » et « Capitaine Flam ». Encore aujourd’hui, je pourrais chanter le générique de « Capitaine Flam ». A dix ans, j’avais un faible très prononcé pour Alabtor avec son coté romantique vénéneux que n’aurait pas boudé un Barbet d’Aurevilly et, bien sûr, je détestais les Sylphides.

Je reprends ma chronique. La nuit enveloppe toujours le plateau. La pluie tombe sur le velux. Les branches du sapin ondulent sous les caresses du vent. Fantôme devra attendre avant que nous partions nous promener autour du plateau. Hier, il faisait encore nuit quand nous sommes partis. A la hauteur de la Bien Assise, mon regard a été attiré par la lumière provenant de la salle de bains. La forme rouge, à droite de la photo, devait être celle d’Aline devant sa glace. Ce carreau éclairé dans l’obscurité m’a rappelé cette nuit dans le Tarn où j’ai vu briller le corps d’une luciole. Moment magique. J’avais 17 ans. Cela ne m’est plus jamais arrivé. Fantôme est triste que nous n’ayons pas retrouvé Muguette depuis le 26 décembre mais tant qu’elle n’a pas reçu sa troisième injection (demain), je préfère ne pas l’exposer au risque d’une contamination.Par ailleurs, hier, Céleste a commencé un stage de 15 jours dans l’unité mobile de gériatrie aigüe.

Il était presque 22 heures quand elle est venue toquer à la porte de la chambre. Elle avait été tellement touchée par la détresse de certaines personnes âgées désireuses de rentrer chez elles, inquiètes à l’idée que leurs enfants les abandonnent ou perdues dans les brumes de ces maladies neurologiques dégénératives. La moyenne d’âge est de 85 ans. La doyenne en a 98. Tous vivent encore chez eux souvent aidés de leurs proches. Louis nous a redit qu’il pensait qu’on devrait pouvoir choisir la fin de sa vie et, si c’est notre souhait, être endormis pour toujours comme on le fait pour nos animaux chéris. Six des résidents de l’unité de gériatrie ont contracté le Covid mais les tests sont restés négatifs plusieurs jours. Nos hôpitaux, à nouveau, sont au bord de l’asphyxie…A quand, enfin, une vraie réforme de nos structures hospitalières et une réelle valorisation des professions qui leur sont attachées? Céleste a, depuis très longtemps, développé un lien privilégié avec les personnes âgées. Je sais qu’elle saura les réconforter et distribuer sans compter son joli sourire et sa joie de vivre.

Dans la nuit, j’ai lu qu’Igor, le frère jumeau de Grichka, était parti. Quand j’avais appris la mort de Grichka, j’étais certaine qu’Igor le rejoindrait même si, contrairement à son frère, il avait une grande famille. On pouvait se moquer d’eux, les trouver ridicules avec leurs visages qui se transformaient, contester leurs thèses scientifiques, ils affichaient une authentique liberté.

J’ai conduit Louis au collège. Au passage des poids lourds, des rideaux de pluie. J’avais mis le CD de la bande originale de l’un de mes films préférés: « Sur la route de Madison ». Louis et ses soeurs écoutent volontiers du jazz. Je raconte à Louis que ce film relate l’histoire d’une Américaine de l’Iowa épouse et mère, dans les années 60 dont le mari et les enfants vont partir à un concours agricole. Elle va faire la connaissance d’un photographe du National Geographic venu immortaliser des ponts. Ils vivront une histoire d’amour si forte qu’elle les conduira à envisager de continuer leur vie ensemble. Du haut de ses 14 ans, Louis me jette agacé: « Cette femme, c’est une sale bonne femme! ». Je lui explique que non, elle n’est pas une « sale bonne femme » mais une femme dont la vie est entièrement dédiée à sa famille, que son mari ne voit plus ou alors qu’il la considère comme un meuble de la ferme et dont les enfants apprécient les attentions. Auprès de ce photographe, pendant 4 jours de l’été 1965, elle retrouve de la tendresse, du romantisme et du désir. Elle se sent à nouveau pleinement femme et pas seulement épouse et mère. Louis ne dit plus rien. Il a posé son front contre la vitre et fermé ses yeux. Il se laisse emporter par la voix chaude de Dinah Washington interprétant « I’ll close my eyes ». Je n’oublierai jamais la scène où, à l’arrêt, à une station-essence, le photographe est dans son véhicule et la femme assise aux cotés de son mari dans le leur. Elle pourrait décider de quitter son mari. Il suffirait qu’elle ouvre la porte et qu’elle le rejoigne. On sent toutes les émotions qui l’habitent mais, finalement, elle laisse le photographe repartir dans une vie sans attache.

https://www.youtube.com/watch?v=MAgtmm2o-Ko

9h15. C’est à peine s’il fait jour. La pluie continue de tomber. Le niveau des cours d’eau est déjà haut. Je pense à toutes les familles qui ont vécu le drame de la crue de 2016. J’ai reçu au cabinet des patients qui n’avaient jamais pu retourner dans leur maison ou d’autres qui ne trouvaient plus le sommeil après plusieurs jours de précipitations.

Pendant les vacances, Stéphane et moi avons décroché cinq jours et nos projets de promenade se sont déroulés sous la pluie: grande marche au départ de Larchant et découverte de la magnifique ville de Troyes dont le maire, François Baroin, a, pour moi, une voix aussi ensorcelante que le regard du serpent dans la version Disney de « Robin des Bois ». Je ne m’attendais pas à ce que Troyes soit une ville aussi belle avec ses ruelles étroites, ses maisons de couleur à colombages et ses églises dont les vitraux sont superbes. Dommage, nous étions un mardi et le mardi, les musées sont fermés. Nous reviendrons au printemps et, cette fois, nous irons déjeuner ou dîner dans un petit restaurant. Heureusement, le dernier jour de l’année, le soleil revient et les températures sont printanières. Céleste nous accompagne dans une sortie en vélo entre le chemin longeant le canal de Briare et des petites routes de campagne. Le 1er janvier après un déjeuner très sympathique avec Louis, le copain de Victoire et son papa, Mickaël, nous reprenons nos vélos mais, cette fois, sans Céleste. Nous pédalons longuement dans la forêt sentant les feuilles en décomposition. Le premier coucher de soleil de ce premier jour de l’année est magnifique!

Une patiente ne va pas tarder. La lampe de mon bureau est toujours allumée. Hier, au dîner, enfin, Louis a trouvé la fève et il a souri car elle représente son signe astrologique: sagittaire. Les oiseaux ont presque mangé toutes les boules de graisse suspendues à la rambarde de la fenêtre de mon bureau. Il faut que j’en remette. Je ne me lasse pas de les observer. Sans le savoir, ils me tiennent compagnie quand mes patients voyagent ou que je plonge en moi en quête d’inspiration.

Pour Noël, ma soeur m’a offert « Les flammes de pierre » de Rufin, Céleste, elle, a choisi pour moi « La plus secrète mémoire des hommes » de Mohamed Mbougar Sarr et « Tant qu’il y aura des cèdres » de Piere Jarawan. Quant à Victoire, la libraire lui avait conseillé « Un jardin de mensonges » de Susan Fletcher. J’ai commencé par le dernier roman de Ruffin. Au début, j’ai pensé que je n’arriverais pas à rentrer dans une histoire d’amour qui me semblait assez banale entre deux êtres très orgueilleux et, finalement, je me suis laissée toucher par ce que l’auteur dévoilait de ses personnages. Par ailleurs, la montagne est la véritable héroïne du livre et, tout au long du récit, je brûlais d’envie de retourner marcher et de renouer avec l’ambiance des refuges. Ensuite, j’ai choisi le livre de Victoire et je dois avouer qu’il est assez difficile de lâcher ce roman quand on l’a commencé. Susan Fletcher nous plonge dans l’Angleterre du début du vingtième siècle. On suit le quotidien de Clara Waterfield que la maladie des os condamne à une vie de recluse jusqu’à sa majorité. Jeune adulte, désireuse de prendre sa vie à bras le corps, elle va se passionner pour la botanique et être envoyée dans le Gloucestershire pour installer la serre d’un homme d’affaires. Arrivée dans le domaine, elle sera confrontée à des évènements étranges qui, durablement, ne mettront pas à mal son esprit rationnel et son refus de penser que l’âme puisse survivre à la mort du corps. J’en suis à la moitié et je dois dompter mon impatience à connaitre la fin de l’intrigue aussi botanique que mystérieuse. Ce roman nous rappelle combien les femmes ont du mener un combat acharné pour s’émanciper de la toute puissance masculine. Ce début du vingtième siècle est encore très marqué par le puritanisme et la sexualité à des fins autres que la conception d’enfants est un péché!

La pluie a enfin cessé. Le plateau se transforme en rizière. J’ai remis des boules de graisse pour les oiseaux. La fourrure de Fantôme est encore trempée après notre promenade avant le déjeuner. J’ai acheté un pain au chocolat pour Louis. Je vais le lui apporter. Ce soir, première rencontre au presbytère avec le Père Xavier et les animateurs pour préparer la rencontre de vendredi prochain. J’aimerais écrire que je me sens reposée mais je dors debout et si je pouvais j’irais me coucher!

Bonne semaine!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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