Chronique trois, deux, un, Fantôme!

Plus de trace de doigt sur les baies vitrées, de miette de pain entre les touches du clavier de mon ordinateur, de chaussures abandonnées sous la table de la salle à manger, de chaussette orpheline dans le tambour de la machine, d’emballage vide dans le réfrigérateur, de papier de bonbon sur le canapé, de restes de dentifrice autour du lavabo, de papier de toilette naturiste, de bain non vidé, de serviette en boule mouillée laissée sur le parquet comme s’il s’agissait là de l’oeuvre d’un plasticien exposant au palais de Tokyo, moins de machine à faire tourner, de linge à suspendre, de vaisselle à ranger, de repassage, de courses, de repas à préparer, d’objets à ramasser.

Le trio est parti. Un départ échelonné. Céleste a rejoint sa mamie dans l’Ain dimanche deux juillet. Victoire est montée dimanche neuf dans le car qui conduisait une colonie en Vendée. Le soir même, sur l’une des photos postées par le centre, on les voyait Léa et elle disputant, avec d’autres enfants, une partie de jokari. Quant à Louis, c’est ce matin qu’il est parti avec sa grand-mère maternelle pour la bonne et vieille maison de Pont-Saint-Esprit, porte d’or de la Provence de Mistral. A l’arrière du véhicule, il tenait son oreiller-lapin et son rubik’s cube japonais. A ses pieds, un ballon et un hoverboard et, dans le sac de sa grand-mère, une veilleuse bleue enroulée dans un sac en plastique. Cela fait si longtemps que Stéphane et moi n’avons pas été sans nos enfants que je ne sais plus vraiment ce qu’on peut éprouver! Stéphane, comme beaucoup d’hommes, a bien plus l’occasion que moi de quitter la maison et de s’offrir des cures sans enfants.

Ces dix dernières années, il  y a eu tant de séjours tombés à l’eau parce que leur mamie ou leur grand-mère avait eu un problème de santé ou avait, brutalement, changé ses projets que je restais sur mes gardes. J’étais un peu lasse de me sentir comme Pierrette avec son pot au lait cassé et ses rêves brisés. Il est si difficile d’organiser les vacances de trois enfants pour la période où on travaille que, lorsque les plans s’écroulent comme un château de cartes ou qu’on doit se précipiter ventre à terre pour venir secourir une maman accidentée, on développe un côté « saint Thomas ». Mon unique oncle qui a, un temps, envisagé d’exercer son métier de médecin en qualité de psychiatre se demandait, avec humour, si ma mère, inconsciemment, se mettait en situation de ne pas nous aider.

Un acte manqué peut-il aller jusqu’à expliquer qu’on se casse un poignet, une cheville, une malléole tant interne qu’externe  ou encore un nez? S’agissant de ma mère, je ne le crois pas tant, à chaque fois, sa peine de ruiner, par ses chutes, mes petites évasions était forte. Elle n’a jamais pleuré sur ses souffrances physiques mais sur le fait que, momentanément, au lieu de m’aider, elle se sentait devenir un poids. Notre mère déteste peser sur les autres. Elle est trop indépendante pour aliéner ses deux filles. Quand ma soeur et les siens sont partis vivre trois ans aux Etats-Unis, ils lui ont terriblement manqué mais, pas une seule fois, elle ne l’a exprimé. Seul leur bonheur lui importait et si ce bonheur passait par une vie loin d’elle, loin de la France, elle l’acceptait. C’est à moi qu’elle s’ouvrait, parfois, de ce manque de sa seconde fille et de ses deux enfants. Les deux petits-enfants dont, par la force des choses, elle s’était le plus occupée. Margot l’avait faite grand-mère et Valentin était son premier petit-fils, un enfant blond aux yeux bleus comme son père à elle et notre père à nous et le papa de Valentin.

Cette fois, tout s’est bien passé. J’imagine que Céleste et Louise, au pays des grenouilles, des toits aux tuiles vernissées, des marais et des poulets aux pattes bleues, viennent de se réveiller, qu’en Vendée, Victoire, Léa et les autres copains de la colonie ont attaqué les activités dédiées à la glisse et que, dans la voiture, Louis sans tablette sans film trouve le temps déjà long. Il m’a dit qu’il dormirait la tête sur son oreiller-lapin. Sa grand-mère a prévu de s’arrêter au niveau de Mâcon sur une aire où elle sait trouver des activités pour les enfants. Ils y pique-niqueront.

En devenant grand-mère, notre mère a changé. Elle n’a jamais infligé à ses petits-enfants ce qu’elle nous faisait vivre: un trajet d’une traite sur l’autoroute des vacances avec pique-nique dans la voiture et arrêt uniquement si notre père ou nous, les deux filles, sentions nos vessies sur le point de rompre! Quand notre mère s’installait dans une voiture, elle se transformait en robot. Elle était programmée pour l’arrivée et, dans sa tête, cette arrivée dans la bonne et vieille maison de Pont, fermée de longs mois, rimait avec toiles d’araignée, poussière, mousse dans la cour, pigeons sur les margelles des fenêtres, visite du plombier et bricolage. A notre père, les courses et la cuisine. Nous savions notre père, ma soeur, les deux chiens, le chat et, parfois, des tortues ou des poissons rouges (suspendus au rétroviseur dans un sac en plastique transparent) et moi, qu’entre la veille du départ pour le Gard et les quelques jours qui suivraient notre arrivée, il ne faudrait pas lui parler. Elle serait d’une humeur massacrante. Elle ne parviendrait à se détendre que lorsque la maison serait comme elle voulait qu’elle soit et que pourrait commencer alors la ronde des visites d’amis et de membres de la famille. La maison de Pont offrait une halte parfaite sur le chemin de la Côte d’Azur, des Alpes ou sur celui du cimetière familial.

La maison est calme. Ma patiente va bientôt se garer sous la fenêtre de mon cabinet ouvert sur le plateau dont le champ planté d’orge a été mouillé par l’orage de la nuit. Une odeur de terre chaude s’élève du sol. Parfois, un moineau se pose sur la rambarde de la fenêtre. Fantôme est étendu au pied de l’escalier sur les dalles noires et blanches. Une mouche vrombit et cherche la sortie.

J’espérais pouvoir profiter de ces quelques jours sans les enfants pour m’offrir une bouffée d’air parisien mais je ne peux pas. J’ai des rendez-vous tous les jours. Giacometti, Balthus et Derain vont quitter les murs du musée d’art moderne de Paris sans que j’aie pu voir leurs oeuvres. Peut-être que nous mettrons à profit le long week-end du 14 juillet pour aller marcher depuis Vezelay, découvrir le Morvan ou entreprendre le circuit des vingt-cinq  ou des trente-cinq bosses en forêt de Fontainebleau, appelé également tour ou ultra-tour du massif des trois Pignons. Le circuit des vingt-cinq bosses est un circuit d’environ 16,5 kilomètres et de huit-cent mètres de dénivelés cumulés. La version ultra-tour représente un parcours de vingt-six kilomètres, un dénivelé cumulé de mille-cent mètres et demande entre huit et neuf heures de marche. C’est Fantôme qui sera ravi de marcher ainsi!

Je mets toujours à profit les absences de Louis pour remettre de l’ordre dans son univers playmobil constitué de deux navires, deux châteaux, un ranch, un hôtel, un commissariat de police, un garage, une île de pirates et un grand nombre de personnages auxquels je tente de remettre des cheveux. Louis aime les scalper. Woody est étendu sur le lit de Louis avec des peluches dont son doudou de naissance, un petit ours qui lui avait été offert par une dame charmante s’occupant de la garderie périscolaire, Armelle, une artiste diplômée des Beaux Arts au coeur aussi large que son imagination!

Dans les semaines qui avaient suivi l’entrée de ce petit doudou dans la vie de Louis, j’en avais acheté un second, un jumeau. Louis les emportait tous les deux à la crèche et il s’amusait à les cacher dans des tiroirs, des boites si bien que lorsque je venais le chercher, les doudous étaient introuvables. Quand nous sommes allés en Normandie à la Toussaint, l’un des jumeaux s’est perdu. Louis a beaucoup pleuré. J’ai eu beaucoup de peine. Nous l’avons cherché longtemps et, longtemps, Louis a pensé que le doudou jumeau allait revenir. J’ai, je crois, transmis à nos trois enfants, cette idée que les objets aimés sont animés d’une vie propre si bien que les perdre est une vraie douleur. Un soir, Louis m’a demandé: « maman, dis-moi la vérité, le jumeau, il va revenir? ». J’ai senti mon coeur se serrer et mes yeux se brouiller. Louis a fondu en larmes quand je lui ai répondu que le petit jumeau ne retrouverait pas le chemin de la maison, qu’il avait dû tomber de la voiture au moment où nous nous étions arrêtés pour pique-niquer et que, sans doute, une autre famille l’avait trouvé et que, depuis, il faisait la joie d’une petite fille ou d’un petit garçon. Sur ces dernières paroles, Louis s’est apaisé. Mais, depuis la perte du jumeau, Louis laisse l’autre petit ours sur son lit. Il ne quitte plus jamais sa chambre. Le petit ours, sagement, va attendre le retour de Louis.

Ce soir, quand j’irai me coucher, j’ouvrirai les portes de la chambre de Victoire et de celle que Céleste et Louis partagent. Mes yeux glisseront sur les objets qui les peuplent, rencontreront des photos, s’arrêteront sur les oreillers des lits et je m’étonnerai de ne pas y trouver une tête aux cheveux châtains ou dorés.

La pluie tombe en continu sur le plateau. Samedi soir, tard dans la nuit, les moissonneuse-batteuse ont travaillé. Maintenant, elles sont à l’arrêt. Cette pluie est bienfaisante. Elle apaise et laisse à la fatigue l’espace de s’exprimer. Dans le lointain, l’orage gronde. Le téléphone retentit. Je décroche. La voix claire et enjouée de ma mère et, derrière, celle de Louis qui apporte des détails. Ils sont bien arrivés. La route a été longue. La maison sent le moisi. Le charme des vieilles maisons!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

 

 

 

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