Samedi, fin de journée. Le papa de trois est d’humeur « premier feu de cheminée ». Dehors, la couleur du ciel gris souris et la température automnale s’y prêtent mais dans la grande pièce à vivre, entre les papillotes de poisson du déjeuner, les quelques fournées de sablés réclamées de longue date par les enfants pour le goûter et les pommes au four du dîner nappées de crème de caramel au beurre salé, le thermomètre affiche presque vingt-trois degrés.
Le papa pourrait être déçu de devoir renoncer à sa première flambée mais, aujourd’hui, il plane. Depuis que le 15 de France, ce matin, a battu, contre toute attente, le 15 de la Rose, son meilleur ennemi, plus rien ne l’affecte. Il n’en veut même pas à sa femme de ne pas avoir été capable, comme il le lui suggérait récemment, d’écrire un petit billet sur les bougies japonaises. L’étoile du soir, l’étoile du matin, l’étoile filante, le bébé abandonné du matin, le bébé abandonné du soir, le nuage, le pendu et la pierre tombale n’ont pas su faire naître l’inspiration.
Depuis l’ouverture de la coupe du monde de rugby 2011, le 9 septembre dernier, la maison vit à l’heure de l’ovalie. L’intérêt suscité par cette grande messe rugbystique est renforcé par les souvenirs toujours vifs de leur séjour de deux mois en Nouvelle-Zélande. Il faut croire qu’ils ont vraiment aimé ce pays car les trois enfants rêvent d’y aller. Décalage horaire oblige, les matchs sont retransmis à partir de sept heures du matin les samedis et les dimanches. Le papa qui, habituellement, aime bien se lever un peu plus tard que les autres jours, s’arrache à la chaleur du lit sans aucune difficulté. Il est très vite rejoint par numéro trois et numéro deux. Les deux plus jeunes de la fratrie s’installent à ses côtés pour voir évoluer les joueurs sur les soixante-dix mètres de large et cent-quarante-quatre mètres de long du terrain.
Numéro deux est très attentive. Elle a déjà enregistrée la plupart des règles de jeu et elle peut suivre une rencontre du début à la fin. Numéro trois décroche assez vite et, surtout, il veut pouvoir imiter les joueurs. Si bien que le voici à sauter sur son père, à plaquer sa sœur ou à vouloir les entraîner tous les deux dans une mêlée. Ces comportements exaspèrent numéro deux et son papa. A la énième sommation, le petit garçon se retrouve parqué dans une autre pièce où il suit l’un ou l’autre des soixante-dix épisodes de Goldorak. Quand numéro un le rejoint, ils font des prises de judo sur le grand lit.
Numéro deux aime beaucoup regarder le rugby avec son papa mais elle ne veut pas que le 15 de France perde. Toute défaite du camp français la déçoit terriblement. Elle a du mal à saluer les qualités de jeu de l’adversaire. La maman, elle, est tout à fait incapable de suivre un match quand l’équipe tricolore est engagée. C’est trop d’émotions pour elle ! Elle préfère s’abstenir. A l’heure où elle écrit ses lignes, elle sait déjà qu’elle ne suivra pas le match pays de Galles/France. Son cœur pourrait lâcher ! Elle sait que c’est ridicule de ne pas être capable de prendre un peu de distance mais elle n’y arrive pas ! Cela aura pour le papa un immense avantage car elle pourra s’occuper, en cas de besoin, de numéros un et trois tandis qu’avec numéro deux ils suivront la rencontre.
Quand sa famille et elle habitaient Castres, elle ne s’est jamais intéressée au rugby. Elle se souvient seulement de ce magnifique gâteau aux couleurs du club, le « Castres olympique » que leur père avait fait réaliser par un pâtissier pour fêter dignement leur réintégration en première division. Elle avait été fascinée par la taille des joueurs. La pièce était pourtant immense et là elle semblait avoir rapetissée. Leur appétit, aussi, était assez merveilleux. Du couscous préparé par une voisine marocaine habitant dans la rue, il n’était resté que quelques grains de semoule. Elle avait quinze ans et elle était comme Gulliver à la cour du souverain de Brobdingnag.
Ce samedi, le papa est heureux. Avec son ami anglais, Ben, ils ont échangé quelques messages au moment de la mi-temps et à la fin de la partie. Avec l’esprit fair play qui le caractérise, Ben a rendu hommage à cette équipe française tellement imprévisible. Le papa affiche sa mine réjouie des grands jours. On est loin du visage dépité après la rencontre France/Tonga. Ce matin, le papa, pourtant pas d’un naturel très expansif et même plutôt doté d’un flegme très british exprimait haut et fort ses encouragements, prodiguait des conseils et laissait éclater sa joie à chaque nouvel essai transformé, à chaque drop réussi. A la fin de la première période, l’enthousiasme est à son apogée. Il a crié si fort que numéro un et trois ont lâchement abandonné Goldorak en plein combat un terrible Golgoth pour se joindre à l’euphorie familiale.
Tandis qu’elle conduit numéro un à sa reprise de poney, la maman de trois se rappelle cette demi finale France/Nouvelle-Zélande de la coupe du monde 1999. Ils étaient chez sa sœur et son futur mari. Les All Blacks et à leur tête le terrible Lomu avaient durant la première mi-temps laminé les lignes françaises. A la reprise du jeu, les rapports de force s’étaient inversés. Les Bleus étaient littéralement en état de grâce et Lomu et les Blacks tout à fait perdus devant cette rage de vaincre semblant monter des profondeurs de la terre. Elle se souvient de leur émotion à tous quand, le match fini, les joueurs bleus trouvaient encor
e la force de faire des tours de terrain. Elle voit encore les larmes briller dans les yeux d’Abdelatif Benazzi.
Samedi prochain, c’est sûr : un papa sera devant son écran flanqué de ses enfants et une maman sera tiraillée entre l’envie de partager ce moment de sport avec les siens et la difficulté de canaliser sa peur de voir le 15 de France s’incliner devant les Gallois. Avec son style inimitable, Daniel Herrero achevait son billet dominical sur la phrase suivante : « Après avoir cueilli la Rose, puissions-nous peler le Poireau. » Une victoire française exaucerait le vœu de Lomu de voir les Blaks affronter les Bleus en finale et de leur faire, sur leur sol, payer quelques coups de griffe portés, par le passé, dans le légendaire maillot noir ! Hémisphère Nord contre Hémisphère Sud. Coqs contre kiwis.
Une chose est sûre : le jour de la finale, dans le stade d’Auckland, monteront jusqu’au ciel les « Ka Mate Ka Mate Ka Ora Ka Ora » premières paroles du Haka et le peuple néo-zélandais ne fera plus qu’un, réuni à l’ombre de la fougère d’argent.
Allez et même si ce n’est pas toujours facile de le penser : « que le meilleur gagne ! »
Anne-Lorraine Guillou-Brunner